Avant-propos
"...Au départ de Marseille,l’abondance des passagers,le désorde ,l’impréparation d’un voyage qui devait durer 15 jours, étaient tels que j’ai manifesté le désir de débarquer. Par conscience et dévouement, je ne l’ai pas fait. Il en est résulté mon inculpation à New-York pour 3 motifs qui sont absolument en dehors de ma volonté. Vous devez déjà les connaître. Je suis accusé de …"
Cet extrait d’une lettre écrite à New-York mais expédiée de Marseille au retour de voyage par le Commandant Verlaque à sa Direction Générale, est très significatif du profond malaise ressenti par cet Officier,lors de la traversée Marseille-New-York effectuée par l’ATHOS II du 24.8 au 7.9.1946 – Nous allons voir, au cours de ce récit, ce qui a bien pu provoquer ainsi cette sorte de ressentiment que l’on devine dans les propos tenus par leur auteur . Son rapport de voyage, ses notes, ses lettres, ainsi que le rapport du Commissaire Raguet sont , autant de témoignages qui vont nous permettre de retracer, 69 ans après, les conditions, assez rocambolesques dans lesquelles s’est déroulé cette traversée. Mais, pour cela, il nous faut faire un retour en arrière et revenir à l’ATHOS II en escale à Marseille.
Chapitre 1 - Escale à Marseille
Lorsque, ce vendredi 16 août 1946, l’ATHOS II, en provenance de New-York via Fort de France et Pointe à Pitre, arrive, enfin, à Marseille, son port d’attache, qu’il n’avait pas revu depuis près de 4 ans, à bord, la perspective de pouvoir toucher bientôt le sol de France, procure une joie immense à chacun, passager ou membre d’équipage, mais, d’abord, il faut, hélas se soumettre, pour les uns, aux interminables formalités administratives de l’arrivée avant de pouvoir récupérer les bagages et accéder aux divers moyens de locomotion (wagons qui attendent le long du bord, autocars, taxis ) , et, pour les autres, à la traditionnelle fouille en règle des cabines et locaux "équipage" . Une armée de fonctionnaires des douanes, de l’immigration, de la santé, sortis d’une semi – léthargie due à cinq années de guerre, orchestre, avec délice, cette prise de contact avec le sol français, tandis qu’un détachement non moins important de douaniers de la "Patache" (1), spécialisés dans la fouille des navires, envahit l’ATHOS II dans ses moindres recoins . De quoi ternir quelque peu cette joie de se retrouver chez soi. Puis, une fois la libre pratique (2) accordée au navire, la foule habituelle de « responsables » de toutes sortes prend possession de celui-ci : ce sont d’abord les personnels de la Compagnie, Agent Général en tête (le cas est exceptionnel ) , suivi de son staff de l’Armement, du Service "Passage" , du Service Technique, les équipes de la réparation navale, les innombrables dockers, les avitailleurs, les bagagistes, les paco-tilleurs, les familles, et, déjà, une partie des relèves équipage et Officiers, dont le Cdt Louis Verlaque (qui remplace le Cdt Brachet) , et le Commissaire Raguet .
Quant au navire, on aurait pu penser qu’après toutes ces années très dures d’intense utilisation sur divers théâtres d’opérations militaires du fait de son angarie (3) par les Alliés, et, surtout, après cette terrible tempête subie quelques mois auparavant dans l’Atlantique Nord, il bénéficierait d’un long séjour à Marseille pour se refaire une santé en complément des travaux déjà effectués à New-York avant sa remise à l’Etat Français . Hélas non ! Dès l’arrivée, l’annonce d’un prochain départ pour New-York le samedi 24 août a surpris tout le monde, 7 jours seulement pour préparer ce nouveau voyage : refaire la propreté des cabines, dortoirs et locaux passagers, laissés dans un état lamentable par plus d’un millier de passagers – il faut débarquer et remplacer tout le linge, débarquer les marchandises et embarquer celles destinées aux Etats Unis , procéder aux divers ravitaillements et à la relève entière de l’équipage, effectuer les réparations les plus urgentes…..ce sera la course contre la montre , et, pour compliquer le tout, il est annoncé pour le lundi 19 août ( dans 3 jours ) l’arrivée massive de 800 personnes à loger et nourrir impérativement à bord, destinés à armer une vingtaine de Liberty-ships cédés à la France par les USA. C’est complètement insensé. Rendez-vous compte : comment, en moins de 3 jours, surtout un week-end, mettre tout en place pour recevoir et héberger ces 800 personnes qui vous tombent dessus sans crier gare, avec un personnel ADSG (4) en cours d’embarquement, fait de bric et de broc, à la recherche de ses repères sur ce navire inconnu pour la plupart, des cabiniers complètement perdus devant l’ampleur de leur tâche, une brigade de cuisine, en formation, à la découverte d’un inventaire des ustensiles et des vivres dont elle dispose, des Maîtres d’Hôtel, barmen, garçons, qui courent dans tous les sens pour mémoriser leurs lieux de travail, et, au sommet de cette hiérarchie hôtelière, un Intendant en quête de ravitaillement d’urgence et un Commissaire brutalement confronté à un a un véritable casse-tête chinois.
Compte tenu que les locaux prévus pour loger ces équipages et une partie des Officiers ne sont pas disponibles du fait que les panneaux des cales et faux-ponts doivent rester ouverts pour permettre le travail des dockers jusqu’au jour du départ, il va bien falloir loger momentanément tout ce beau monde là où on peut, dans les dortoirs des femmes par exemple, mais après, comment les y déloger lorsque celles-ci arriveront ?... pas facile, mais il faut faire vite et parer au plus pressé ? On verra bien lorsque les 1204 passagers civils arriveront. En attendant, chacun se verra autorisé à occuper provisoirement, soit des cabines de 1ère et 2ème classe, soit les dits « dortoirs des femmes » au centre du navire, sous condition impérative de déménager la veille du départ. Les Commandants d’unités et les hommes ont été clairement prévenus que leur installation était provisoire. D’autre part, préparer, en si peu de temps, un service de restauration "matin-midi-soir" pour un millier de personnes en cette période d’après guerre où tout est encore rationné n’est pas une mince affaire.
C’est dans cette ambiance, assez chaotique, que le Cdt Verlaque et le Commissaire Raguet prennent leurs fonctions. Dès le début, ils sentent bien que ce voyage, avec près de 2000 passagers à bord, logés de façon assez inconfortable et en dépit du bon sens, d’une part, 800 marins et officiers, quelque peu agités et frondeurs, et, d’autre part, 1200 civils, émigrants israélites pour la plupart, dont beaucoup de vieillards, de femmes et d’enfants, ne pourra que leur amener les pires ennuis. Voyons ce qu’ils en disent eux-mêmes :
( Commissaire Raguet
):
"A partir du 19 août ( lundi ), des équipages provenant des ports du Nord et destinés à l’armement de "Liberty-Ships" furent admis à bord pour être hébergés et nourris. Ce service d’hébergement dût être assuré pendant les opérations commerciales de l’arrivée et du départ, et alors que l’on devait procéder, en un temps très court, aux mouvements de matériels, à la relève totale de l’équipage, à l’entretien du navire, à la propreté générale, aux multiples corvées enfin que présente la préparation d’un nouveau voyage."
Le 24 août, l’embarquement des passagers civils était prévu à compter de 14 h. Or, bien avant midi, le train des passagers se rangeait sur le quai. Les Autorités portuaires (Police, Douane, Santé ) exigèrent l’embarquement par un seul sabord ( Tribord milieu Pont D – faux pont des femmes ) La chaîne administrative s’installa sur le quai, la mise en route et le contrôle se révélèrent extrêmement lents. A minuit, les passagers embarquaient encore…
Oui, hélas, les choses ne se sont pas passées comme elles auraient dû . La veille du départ, c’est-à-dire, le vendredi 23 août, les équipages refusèrent d’évacuer certains locaux destinés aux passagers, et cela créa des incidents qui durent être soumis à l’arbitrage de l’Administrateur de la Marine mais sans réel succès. Finalement, ce n’est que le samedi à midi (24 août), jour du départ, et même dans le courant de l’après midi, que le personnel équipage des "Liberty" condescendit à occuper les faux-ponts "avant" qui leur étaient destinés et à libérer les 3 dortoirs centraux prévus pour les femmes et les enfants. Inutile de préciser que ces 3 dortoirs se trouvaient dans un état lamentable lorsque les passagers de l’"American Lloyd" commencèrent à embarquer et, de plus, les équipages, malgré les interdictions, continuèrent à circuler en permanence dans ces dortoirs, ce qui ne facilitait pas le travail de remise en ordre de ces locaux. Ce n’est qu’aux environs de 18 h que les premiers passagers commencèrent à embarquer.
(Commandant Verlaque):
"En ce qui concerne les Etats-Majors, le classement normal ne put être fait par l’ Agence Générale, car la majeure partie des listes ( et réquisitions ) ne fut remise qu’au dernier moment et en outre, ce n’est que le 22 août que la feuille de couchettes de Paris nous parvint. Lorsqu’à bord, il fallut reclasser ce personnel, de nombreuses difficultés surgirent du fait que :
1) certains Officiers refusèrent d’abandonner les cabines qu’ils occupaient, et ce, malgré notre demande au près des Commandants d’appuyer nos services
2) les Elèves Officiers, logés provisoirement en cabines sur leur déclaration comme étant Officiers "Liberty", refusèrent, eux aussi, d’abandonner ces cabines pour occuper un faux pont qui leur était réservé à l’avant, faux-pont que, d’ailleurs, les équipages, avaient eux-mêmes occupés d’avance, malgré l’intervention du bord, appuyé par quelques Commandants de "Liberty", et même, sur l’intervention de Monsieur Fraissinet, leur délégué syndical.
En conséquence, il fallut procéder à un reclassement de nombreux passagers, d’où une source de véhémentes réclamations, car les Etats-Majors occupaient leurs cabines, et, dans les dortoirs, des places supérieures en nombre à celles prévues. Il fallut installer de nombreux matelas supplémentaires dans toutes les cabines destinées aux passagers, et, au dernier moment même, au bar des premières classes, car, du fait des installations occupées par les Etats-Majors, il était impossible de loger en couchettes tous les passagers civils…Etant donné l’heure tardive du départ, il était nécessaire de trouver ainsi une solution provisoire…."
Mais voyons, maintenant, comment se déroule l’embarquement des passagers civils. Cet embarquement, prévu, nous l’avons dit, à partir de 14h le samedi 24 août, ne put commencer qu’à partir de 18h. Nous sommes en 1946, ne l’oublions pas, d’une part les wagons SNCF, rescapés de la guerre, sont vétustes et spartiates, et, d’autre part, les quais des Messageries Maritimes au Cap Janet, portent encore les stigmates des bombardements et n’offrent guère de "commodités sanitaires" suffisantes – en outre, il fait une chaleur étouffante, pas un souffle d’air, dans les wagons surchauffés c’est la fournaise, et, sur le quai, par endroits, l’asphalte devient gluant . Il faut sortir des wagons et se diriger, dans une confusion quasi générale, entre les barrières qui conduisent au poste de contrôle où s’est installée la "chaine administrative" - la mise en route des formalités est extrêmement lente. Les plus valides se chargent des bagages à mains quand d’autres se contentent d’un baluchon. L’accès au bord, on l’a vu, se fait par le seul sabord central du pont D qui mène vers les faux-ponts où se trouvent, entre autres, les dortoirs des femmes, et de là, vers les différents locaux des ponts supérieurs. Ce sont de pauvres hères, pour la plupart, fatigués, énervés, exaspérés par la longue attente dans le train et les arrêts interminables à la chaîne des autorités à terre, qui arrivent enfin à bord. Près de 1200 personnes, de races, de nationalités, de conditions sociales et physiques très diverses . Il y a là de nombreux vieillards, des impotents, des femmes enceintes, des mères entourées de bébés et de nombreux enfants,
( Commandant Verlaque):
"...concernant les passagers dits "de classes", c’est-à-dire : 167 civils et 210 Officiers "liberty", soit 377, ce nombre dépassait de beaucoup la capacité normale du navire ( 265 places). Il a fallu improviser des installations supplémentaires qui ont permis de "loger" 327 personnes, le reste ( 50 ) fut installé sur des matelas à même le sol de quelques cabines, à l’infirmerie et en faux-ponts.
Quant aux passagers en dortoirs ( 1602 dont 565 équipages "Liberty" et 1037 civils) , ils furent installés en faux-ponts, mais il ne faut pas perdre de vue que ces installations étaient destinées à la troupe, "aux soldats en campagne", c’est-à-dire à des hommes de troupe bien encadrés, très disciplinés, habitués à une vie sommaire en marge de l’existence normale. Voilà donc qu’on y installe des passagers civils parmi lesquels des femmes accompagnées d’enfants, voire de bébés, des femmes enceintes, des vieillards (nombreux), des impotents pour lesquels aucune installation d’hygiène n’existait. Pas de "cale de prévoyance" pour les bagages . Les passagers sont venus à bord avec des colis à mains dont ils n’acceptèrent pas de se séparer, d’où embarras des dortoirs, principalement dans le secteur des femmes (faux-ponts D-1-2-3) où de nombreuses couchettes ont dû servir de porte-bagages et de débarras. ….Là où un homme trouve place, il n’en est pas de même pour une femme dont l’espace vital est plus exigeant …"
Nul doute que les choses se présentent très mal et que ce voyage, avant même d’avoir débuté, s’annonce excessivement pénible pour tout le personnel (Officiers compris) comme pour les passagers. Les difficultés logistiques s’amoncellent, les problèmes de toutes sortes jaillissent de partout et demandent à être réglés rapidement pour éviter les pires ennuis. Le Commandant a hâte d’appareiller et de prendre le large pour mettre un terme même provisoire, à ces multiples incidents qui deviennent incontrôlables. En quelque sorte, il veut couper ce cordon ombilical qui le soumet, pour l’heure, aux autorités locales, tant que le navire reste à quai sans, pour autant, en obtenir des solutions. Il pense, avec raison, qu’une fois en mer, vu l’heure tardive et la fatigue générale, chacun se calmera et se contentera de ce qu’il a pour se coucher et s’enfoncer dans un sommeil profond et réparateur. Demain, les choses se présenteront sous un autre jour. On verra bien …
Chapitre II – En route pour NEW – YORK
C’est donc, avec un réel soulagement, que, enfin sur sa passerelle, il fait mettre l’équipage aux postes de manœuvre et la machine parée à manœuvrer.
Il est 01h30 du matin le dimanche 25 août 1946. Aidé de 2 remorqueurs, l’ATHOS II s’écarte du quai et pivote pour se mettre dans l’axe de la passe Nord – les remorqueurs sont alors largués et le navire va tranquillement franchir cette passe et s’en éloigner un peu avant de débarquer le pilote. Il fait beau, calme de vent, ciel magnifiquement étoilé. Enfin libre, tout semble fonctionner normalement, les machines commencent à monter en allure, et, déjà, le petit vent de la vitesse, en pénétrant dans les aménagements, chasse petit à petit l’air fortement chargé d’effluves qui y a régné toute la journée. Comme par miracle, le calme et le silence s’établissent peu à peu. Pour le Cdt Verlaque, il est temps de passer la suite à l’Officier de quart et de regagner sa cabine pour quelques heures de repos bien mérité.
Cependant, dès l’aube, après une brève visite à la passerelle et un rapide coup d’œil sur la carte, il ne peut s’empêcher de réfléchir à tous ces problèmes "logistiques" qui n’ont pas encore trouvé de solution, et cela le tracasse beaucoup. Jour après jour, bien secondé en cela par ses Chefs de Services, il va essayer de palier à toutes ces difficultés avec les seuls moyens du bord. Si seulement cette expédition avait été mieux pensée et organisée par les Services combinés de l’Administration et de la Compagnie avant de prendre ces décisions absolument incohérentes qui ont entraîné la grosse pagaille des jours précédents, tout se serait passé à peu près normalement. En premier lieu, l’hébergement des équipages des "Liberty" n’aurait jamais dû se faire dans les conditions que l’on sait, qui ont été imposées au bord sans tenir compte aucunement des problèmes propres au navire lui-même (opérations commerciales, notamment, interdisant l’accès à plusieurs dortoirs ). Ceux-ci n’auraient dû embarquer que dans la matinée du jour du départ et aller directement dans les locaux et cabines qui leur étaient destinés, alors que les passagers civils, eux, embarqueraient à partir de 14h dans des conditions bien plus normales .
(Commandant Verlaque):
"...L’embarquement des passagers, arrivés dès 8 heures du matin à quai, a duré plus de 12 heures. Très fatigués par un voyage ferroviaire pénible, ils croyaient trouver un paquebot installé suivant les règles légales pour émigrants, avec dortoirs séparés de 12 couchettes au plus – on leur donne des faux-ponts prévus pour la troupe avec des toiles tendues sur cadre en fer et sur trois plans – des passagers ayant payé des 2èmes et 3èmes classes ont une installation semblable à celle qu’offre un asile de nuit pour clochards sans abri… Les matelots des Liberty Ships rôdant partout changeaient le mécontentement en colère puis en altercation… Tout a été fait pour apaiser les passagers, améliorer leur situation, mettre de l’ordre, en vain. La différence était trop grande, entre ce qu’on leur avait promis, ce qu’ils attendaient, et ce qu’ils trouvaient…pas de dortoir, pas de locaux sanitaires spéciaux pour femmes et enfants, pas de baignoires mais des douches où tantôt l’on s’échaude, tantôt l’on se glace – eau rationnée –pas de cale à bagages où l’on puisse approcher les malles – pas de persiennes, de rideaux aux hublots, pas de salle où l’on puisse s’asseoir, écrire…..Nous avons dû installer à la buanderie une salle de lavage pour enfants et linge. Elle a été vite envahie. Par suite de la trop grande chaleur des faux-ponts, le pont abri des premières s’est changé en dortoir…Nous avons accueilli les passagers de 1ère classe sur le pont des embarcations. Quoique plus raisonnables, ceux-ci n’étaient pas satisfaits dans leur majorité : cabines trop surchargées où le cubage réglementaire n’existait plus, couchettes en bois remontant à l’époque d’avant 1912. Les matelas par terre étaient d’une gêne constante et les occupants n’osaient pas s’y allonger dans la journée comme on a l’habitude de le faire en mer…Pas de salon de conversation, bar difficilement accessible où il n’y a que quelques tables, presque pas de sièges et une échelle en plein milieu ( à enlever dans les plus brefs délais ).. Pas de bibliothèque, pas de chaises de pont, même pas de banquettes ou si peu. La salle à manger et la cafétéria étaient constamment occupées par les services des repas, inévitablement rapides. Il était, autrefois, aussi aisé et facile de servir 100 plats de 10 personnes qu’actuellement à la cafétéria 100 à 120 personnes seulement. Dans ce local, tables et bancs trop hauts. Les garçons étaient obligés, sans arrêt, de ramasser et laver les ustensiles abandonnés n’importe où.
Pour compliquer encore les choses, il n’a pas été possible d’imposer à certaines femmes et à beaucoup de personnes âgées de prendre leurs repas à la cafétéria en raison du danger que comportaient pour elles les descentes ainsi que l’incommodité des tables, trop hautes, des stations debout
Pour faire face aux exigences d’une situation extrêmement compliquée dans tous les domaines, le bord a dû faire appel à du personnel des équipages " Liberty" qui participa à divers services, principalement au service général ( rémunéré par le paiement en gratification des heures supplémentaires au cours de la traversée )
Le personnel des faux-ponts était fourni par des matelots martiniquais, aptes aux travaux de matelotages ou aux grosses corvées de propreté, mais peu patients , inhabitués au contact des passagers, et l’on peut ajouter, sans atteindre leurs qualités, contre-indiqués pour de pareilles circonstances.
Le matériel fut difficilement tenu en place : pour passer la nuit, beaucoup de personnes, surtout en début de voyage où la température s’y prêtait, aimaient mieux s’installer sur le pont. Il en résultait des disparitions d’oreillers, de couvertures etc… soit par négligence, soit que certains s’en appropriaient plusieurs, ce qui fit naître, chez de nombreux passagers, la prétention de n’avoir jamais perçu le couchage qui fut toujours complété à la demande. Le rationnement en eau douce aviva la mauvaise humeur des passagers. La situation était d’autant plus mauvaise que dans de nombreux cas, nous apprenions que des Agences de voyage peu scrupuleuses avaient promis monts et merveilles quant aux installations de l’ATHOS II et avaient fait payer le billet à un prix supérieur au tarif. Certes, il faut se méfier des propos du passager mécontent, mais nous avons eu, devant nous, beaucoup de voyageurs sérieux et de bonne foi qui ont été, sans aucun doute, scandaleusement abusés sur le prix du passage et sur l’annonce des possibilités de ce navire. On nous a cité des prix variant de 300 à 400 dollars ( 500 à partir de Beyrouth ). Quelques témoignages écrits ont été laissés à bord
La mise en dortoir du Guignol pour 1ère classe et de l’ex-fumoir des 2èmes classes est une grande erreur : un seul commutateur, pas de lavabo, pas d’installation sanitaire à proximité, pas de persiennes aux hublots que les femmes obturaient avec des serviettes. On a complètement oublié que nos passagers étaient des personnes voyageant librement, sans obligation de prendre l’ATHOS II pour se rendre en Amérique à une date donnée. On ne pouvait considérer ce voyage sous l’angle habituel des voyages dans l’Empire français
Limite des classes- discipline- Police ( Commissaire Raguet )
"Sur ce navire si chargé en passagers, un des premiers problèmes fut celui des limites de classe. Malgré les rondes d’Officiers faites à cet effet et les plantons postés en divers endroits, les passagers réussirent à s’insinuer et s’installer un peu n'importe où, et un certain soir même, au cours d’une ronde effectuée par le Second Capitaine, le Commissaire et le Premier Lieutenant, des membres d’un équipage de Liberty, sommés de se retirer du pont des 1ères classes, furent soutenus par de nombreux passagers civils. De la part de ces derniers, la prétention "d’avoir payé autant que les autres pour être traités en émigrants" était vite devenue un leit-motiv, prétention incontrôlable, puisque la presque totalité des passagers "dortoirs" était embarquée avec une contremarque individuelle de billet collectif ne portant aucun prix de passage. Ces contremarques, à très peu d’exception près, n’ont été accompagnées d’aucun billet collectif dont l’absence a été une sérieuse gêne pour le contrôle du manifeste et son établissement définitif ( ce manifeste a dû être refait quatre fois en entier au cours de la traversée par suite d’erreurs, d’omissions et doubles emplois à l’origine
La présence d’hommes fut souvent signalée dans la nuit dans les faux-ponts D 1-2-3 où il y avait une ronde de surveillance toutes les heures. Dans la plupart des cas où le bord dût intervenir, il s’agissait de maris qui venaient voir leur femme et qui ont toujours obtempéré aux observations des rondiers. Certes, nous savons que beaucoup de choses peuvent être dites à ce propos, mais nous croyons sincèrement qu’il n’est arrivé aucune aventure aux femmes qui ne s’y sont pas prêtées.
Marché noir
On a parlé de marché noir sur différentes choses : eau, accès aux douches, tabac etc…. chaque fois qu’il en a été question, notamment devant le Commissaire et le Commandant, le plaignant s’est récusé à l’invitation de désigner l’auteur. Il ne faut pas oublié que le tabac est rationné en France. L’équipage est nouvellement embarqué. Les provisions de bord étaient proportionnées aux distributions normales à l’équipage en service. Ce dernier accepta néanmoins de partager son contingent avec le personnel passagers des "Liberty-ships" . La provision prévue pour les passagers a été vendue normalement au tarif…"
( Commandant Verlaque ):
"…Nous étions tout de même arrivés à un apaisement supportable avant l’arrivée à New-York. Deux fêtes avaient modifié la mauvaise ambiance du début. Mais à l’arrivée à la "quarantaine", au moment où, malles bouclées, les passagers dans leurs plus beaux atours, s’attendaient à débarquer, l’annonce de la grève générale dans ce port les immobilisant à bord, a fait ressortir toutes les rancœurs. Afin de débarquer le plus vite possible, ils criaient aux parents et amis venus le long du bord en embarcations "que le navire était un enfer atroce" - les journalistes à l’écoute en ont fait quelques articles de presse. Grâce à ces plaintes , un ferry est arrivé, le 3ème jour, pour prendre des passagers avec leurs bagages à mains seulement. Notre personnel a rassemblé ceux restants dans des cabines où la Douane a mis les scellés. Ce procédé, auquel nous ne pouvions rien, a renforcé l’humeur des passagers. Nous constatons, tout de même, qu’au bout de quelques jours, il n’est resté que très peu de réclamations ( 4 à 5 ) sur près de 2000 passagers. Elles ont pour motifs, des vols de bagages commis à l’embarquement, et, les déclassements au départ, toutes choses qui ne sont pas le fait du bord »
Chapitre III – l’Arrivée à NEW – YORK
7 septembre 1946, 08h00 du matin, l’ATHOS II jette l’ancre au mouillage de State Island. Drôle d’accueil à New-York pour ce navire qui aurait dû être fêté en raison de son passé au service des Etats Unis – Bien au contraire, par suite d’une grève générale des marins et des transports terrestres, le navire est contraint de rester au mouillage de State Island du 7 au 12 septembre, puis à celui de St Vincent Hudson Nord du 12 au 14 septembre, et ce n’est que le 14 à 15h30 qu’il accoste, enfin, au Wharf 28 où il restera jusqu’à son départ le 25 septembre à 15h30 pour Marseille. Ce long séjour n’a pas été, pour autant, de tout repos pour le Commandant Verlaque . Dès son arrivée, il fait l’objet d’une plainte des autorités portuaires et est inculpé pour non respect de la réglementation américaine concernant le transport de passagers par voie maritime et se voit menacé d’internement. Voyons ce qu’il en dit dans son rapport :
" … Je suis accusé :
1- d’être arrivé à New-York avec 455 passagers de plus que la quantité autorisée par la Loi (le procès-verbal, la visite annuelle, autorisant 2430 passagers n’a pas de valeur pour les Américains ).. Le certificat de Sécurité est "douteux"
2- l’ATHOS IIne disposait pas des installations, surtout en couchettes, réglementaires prévues par la Loi Américaine
3- que dans les endroits prévus, les affiches, en chaque langue des émigrants, n’étaient pas apposées- Nos affiches réglementaires, nos consignes, étaient affichées en Anglais et Français, langues que comprenaient et parlaient tous les passagers. Pour le reste, la Loi oublie qu’il y a maintenant des hauts-parleurs qui diffusent journellement tous les ordres et avis aux passagers
Ces inculpations sont une critique directe contre les autorités qui ont organisé le départ du navire. Le Capitaine Verlaque y est étranger. C’est une affaire entre gouvernements. J’espère qu’elle se traitera ainsi et que je n’aurai pas à retourner à New-York. Les véritables responsables de cette situation doivent s’y rendre à ma place. Il n’est pas de leurs intérêts que j’y retourne à nouveau. A la Cour, le Procureur Général a dit que j’étais un gentleman mais qu’à travers moi, les véritables coupables devaient être atteints. Si l’affaire ne se termine pas diplomatiquement, il sera nécessaire qu’un avocat, connaissant bien le droit international aille aider l’avocat du Consulat de New-York, excellent, très dévoué, mais peu au courant des questions maritimes. Une application intégrale de la loi américaine sur la sécurité en mer ne doit pas s’appliquer à un navire français en règle avec les lois de son pays. Au port, le navire arrivant normalement, les passagers sains et en bonne santé, ces lois ne s’appliquent plus ( circonstances de temps et lieux ). Les américains peuvent et doivent empêcher un départ irrégulier, mais pour une arrivée, c’est différent. Un navire ne peut, par ailleurs se mettre en accord avec les lois des Etats-Unis qu’après avoir touché le port, mais difficilement avant. Je signale que, d’après des témoignages en Amérique et ceux des nombreux passagers du retour, les ex-troop-ships "G.Washington" "General May" " Santa Paula" " Santa Rosa" naviguent exactement comme l’ATHOS II avec des passagers civils de l’Europe vers l’Amérique et de Shanghaï vers San-Francisco.
Il est absolument inadmissible d’avoir mis un de vos Capitaine dans un cas et devant une inculpation pareils. Le "Harter Act" américain, loi du 13 février 1883, dégage d’ailleurs entièrement la responsabilité au dépend des propriétaires et armateurs lorsqu’il n’y a pas faute nautique. Je fais confiance en notre Compagnie pour que cette affaire soit promptement réglée. J’espère qu’elle servira d’expérience salutaire aux responsables contre lesquels j’ai fait mes réserves et prendrai les dispositions nécessaires. L’annonce du remplacement du Commandant par un autre Capitaine en cas d’arrestation, a été d’un effet, auprès du Commandant, des Officiers et de l’Equipage que je vous laisse le soin d’apprécier"
Ce long réquisitoire se passe de commentaire. Pour compléter le tableau, ajoutons que la Police de l’Immigration avait découvert, au débarquement des passagers, deux clandestins roumains "chantres de synagogues", et, cerise sur le gâteau, elle est informée qu’au cours de l’escale, 16 ADSG en ont profité pour déserter et disparaître dans la nature. Tout le monde sait bien à quel point les autorités portuaires US "digèrent" assez mal ce genre d’infraction et combien sont lourdes les sanctions qui suivent, à l’encontre du navire.
Chapitre IV – le Retour
Enfin, ce long séjour à New-York tire à sa fin, et, le 25 septembre à 16h30, l’ATHOS II quitte le wharf 28 à destination de Marseille avec 355 passagers et 2160 tonnes de marchandises. Ce sera un voyage "normal" et un rayon de soleil dans le ciel mouvementé du Commandant Verlaque et de "son" Athos II, malgré une météo, elle aussi "normale" de New-York à Gibraltar, avec du bon et du mauvais sans incidence sur la marche du navire, puis un magnifique beau temps en Méditerranée pour accompagner la fin de cette épopée. Avec seulement 215 passagers en 1ère classe, 124 en 2ème et 16 en 3ème l’Athos II avait, de nouveau, une allure de paquebot digne de ce nom, offrant des services de qualité à de nombreuses personnalités diplomatiques (Ambassadeurs, Attachés d’Ambassade, Consuls) et leurs familles, Hauts Fonctionnaires, qui constituaient une part importante des passagers "de classe". L’ambiance n’avait plus rien à voir avec celle du voyage "aller", malgré, là encore, quelques erreurs de logistique commises par Paris qu’il a fallu corriger après le départ ( femmes et enfants logés à l’extrême arrière du navire qui durent être évacués et hébergés pour la plupart dans les locaux Hôpital, car fortement incommodés par les vibrations et le tangage )
é… les passagers ont été très satisfaits de leur voyage, trouvant bien exagérée et injuste la campagne de presse de New-York …"
ADDENDA
Pour compléter ce récit, certes déjà long, quelques statistiques concernant les 2 rubriques (Santé Générale Marchandises) du rapport du Commandant, méritent d’être mentionnées pour se replacer en cette période d’après guerre :
Santé générale : l’état sanitaire a été potable, malgré la grande quantité de vieillards, femmes et enfants, logeant dans des emplacements installés pour des militaires, ou, sur le pont. Le nombre de passagers à la visite était journellement très grand ( 80 à 120). Tous les endroits passables où nous pouvions les abriter ont été rapidement remplis, et les gens fatigués, malades et mécontents ont dû rester dans les faux-ponts ou sur les ponts. – Les médecins ont opéré avec succès un cas d’appendicite – Aucun décès à déplorer – les exemptions de service pour l’équipage s’élèvent à 48 (pont)- 90 ( machine) et 104 (restaurant) – c’est tout de même énorme pour un voyage qui a duré 45 jours dont 18 en escale
Marchandises : à l’aller, 96 tonnes, dont 2000 caisses de Cinzano, 536 caisses de confitures, 34 fûts essences, 29 sacs de thym, 52 colis divers, 105 sacs de dépêches, 672 colis bagages. Au retour : 2160 tonnes, dont 160 T de barres d’acier, 556 T fûts d’huile, 129 T petrolatum, 225T asphalte, 38 T vaseline, 314 T latex, 20 T phénol, 22 T graisse, 25 T allumettes, 442 T caisses de lait, 20 T sacs covering-magnésie, 72 T caisses élévateurs, 19 T sacs tungstène, 3 T peinture, 38 T viande de porc en frigo, environ 747 bagages, 6 autos à nu, 4 colis lourd dont un de 42 T
1) patache : nom donné à la vedette qui amène les douaniers sur un navire sur radou à quai)
2) libre pratique : autorisation d’entrer au port donnée à un navire ayant une patente nette (après reconnaissance des services de la Santé)
3) angarie : droit d’un Etat souverain de réquisitionner des navires de commerce étrangers en cas de guerre ou d’absolue nécessité
4) ADSG : Agent du Service Général
Relation Cdt Claude PETRELLUZZI
Marseille le 21 septembre 2015 |