Henri Inard, dit "le petit frère Arthur" est né en
septembre 1887 à Saint Sauveur( prés de Saint Marcellin,
Isère). Plutôt chétif, il a été à
l'école communale et, l'année de sa première communion
(tardive, il avait alors 13 ans), il est parti travailler chez des cultivateurs
à Saint Verand. Chez ses cousins il rencontre des frères
Maristes et lui même, un jour, sans le dire à sa famille,
il écrivit à ces frères la, qui faisaient l'école
à Saint Vérand, en leur demandant de venir le chercher….
Ceci se passait en octobre 1900, en décembre il partait chez
les frères, à la maison mère de Saint Genis Laval,
prés de Lyon. Il prit l'habit en février 1902. En 1905,
à la suite des lois de séparation, il partit en Italie où
il tomba malade au bout de peu de temps. Il revint en France dans sa famille.
Il retrouva la santé à Lourdes. Il repartit en Italie, puis,
désirant aller porter l'évangile, il fit son dernier voyage
en France pour dire adieu á ses parents, et il partit en Chine à
bord du Tourane
C'est là qu'il faut lire le journal de sa vie. Il restera
peu de temps en Chine. Il prit le typhus, demeura trois mois malade, et,
après un mieux qui lui avait redonné l'espoir de travailler
pour les âmes, il rendit son âme à Dieu le 22 septembre
1908. Son corps est demeuré à Pékin.
Nous n'avons gardé de ce récit que les passages des
plus significatifs. Pour vous aider à vous repérer dans les
descriptions du texte, vous pouvez consulter la fiche
sur le Tourane.
30 Mars 1907 Jour de Pâques
Mes chers parents,
Je regarde le désir que vous m'avez témoigné
en partant comme un ordre auquel je veux obéir comme à vous-même.
D'ailleurs, ce sera pour moi une occupation journalière et un agréable
passe temps. Je me figurerai chaque jour au milieu de vous et cela me fera
revivre la vie de notre chère famille au milieu de l'océan...
Henri relate à ses parents son voyage en chemin de fer et
son arrivée à Marseille où il s'installe à
l'hôtel
...Nous repartons immédiatement, nous nous dirigeons vers
le pont Neuf afin de faire enregistrer nos bagages et visiter notre nouvelle
demeure laquelle sera notre refuge pendant un mois. Mais, je vous disais
en partant que j'allais voyager à bord de l'Océanien mais
vous voyez que c'est faux puisque je suis sur le Tourane.
La compagnie a jugé que l'Océanien
n'était
pas assez robuste pour faire pareil voyage et on a donné le beau
navire que vous avez vu sur la carte que je vous ai envoyée.
Après un tour sur le bateau nous redescendons et retournons
chez nous. Là, je me rase et, mon directeur étant occupé,
je sors faire des commissions. J'ai eu de la peine à trouver des
lunettes noires bon marché. Enfin, j'achète des lorgnons
à six sous et je retourne à l'hôtel. Je commençais
à avoir sommeil, nous soupons vite et allons nous coucher de bonne
heure car le jour de Pâques nous voulons aller à N.D. de la
Garde. Le lever est fixé à 5 heures.
Le dimanche, jour de Pâques, on frappe à la porte mais
je dormais tellement que je n'entendis pas et restais couché. Au
moment de partir, on s'aperçoit que je ne suis point encore levé
et on revient frapper à ma porte. Enfin, je quitte les bras de Morphée
et m'habille à la hâte puis nous nous acheminons vers le sanctuaire
de Marie. Vous pouvez être sur que je ne vous ai point oublié
vous tous qui lisez cette lettre.
J'ai bien pensé à tous ceux qui me sont chers, tous
ceux que j'aime, tous ceux pour lesquels je dois prier. Vous avez donc
tous eut un souvenir. Après avoir satisfait notre dévotion
nous descendons la cote et allons déjeuner. Là, nous prenons
un bon repas et à 9 heures et demie nous nous acheminons vers le
port car le navire doit partir à 11 heures et nous devons y arriver
une heure avant. Au bout d'une demi-heure nous sommes au port.
Notre magnifique est là qui attend dans une attitude majestueuse
que Messieurs les voyageurs veuillent bien prendre place. Nous montons
lentement, nous regrettons la terre, du moins non car le sacrifice est
fait et Dieu seul est désormais notre partage, mais nous lâchons
le plus tard possible notre terre de France. Nous voilà dans le
navire, nous ne toucherons pas la terre avant neuf jours.
Laissez-moi maintenant vous faire la description de notre nouvelle
demeure. Notre navire, le Tourane
mesure 157 mètres de long sur 140 de large, c'est un des plus beaux
navires de la compagnie des Messageries Maritimes.Vous voyez que nous n'avons
rien perdu au change avec l'Océanien
qui est un vieux vaisseau de 25 ans, il a deux grosses cheminées,
deux puissantes hélices ; Nous sommes bien en sûreté,
nous avons des provisions de bouche pour une dizaine de jours, nous avons
5 grosses vaches, peut être une cinquantaine de moutons et une grosse
quantité de volailles. Nous visitons rapidement, encore une fois,
le bateau en compagnie des deux frères qui nous accompagnent. C'est
un va et vient continuel, des signaux précipités. Encore
quelques instants et nous voguerons vers le Céleste Empire. Ceux
qui nous accompagnent nous quittent, un premier coup de cloche se fait
entendre, nos coeurs français se serrent mais le navire ne part
pas. Il semble qu'il a regret de quitter la belle France. Enfin, le maître
d'hôtel nous appelle, il nous a préparé un bon déjeuner.
Nous n'avons guère faim, aussi nous ne faisons pas précisément
honneur à la table. Pour mon compte, je ne fais que goûter
aux mets qui nous sont servis.
Enfin midi sonne et nous n'avons pas encore quitter le port. Petit
à petit cependant nous nous sentons bercés, on vient
de détacher les dernières cordes qui nous attachent à
la terre et nous voilà partis. |
Le Tourane quittant Marseille |
C'en est fait, le sacrifice est accepté. Nous sortons vite
du salon car nous voulons voir disparaître Marseille, N. Dame de
la Garde, les îles et les côtes. Petit à petit la ville
disparaît mais nous voyons encore le sanctuaire de Marie, nous nous
recommandons à elle et lui recommandons notre long voyage et tous
ceux que nous laissons. Bientôt nous ne voyons plus que la côte
de notre bateau, la silhouette de N. D. de la Garde s'efface. Nous voyons
la côte jusqu'à 6 heures du soir après quoi plus rien.
La mer nous environne et notre vue s'y perd. Nous passons trois petits
îlots et puis plus rien, notre navire marche à pas de géant.
Nous sommes admirablement bien favorisés de la Providence
: figurez vous nous avons 5 pères des missions étrangères,
nous avons la sainte Messe tous les jours et avec elle la sainte Communion.
Je vais vous donner un aperçu de notre règlement :
nous nous levons à 5 heures et demie, nous faisons notre prière
et méditation sur le pont, à 6 heures et demi sainte Messe
et Communion, à 7 heures et demie nous prenons notre café
au lait et du beurre, après nous nous occupons à lire ou
à écrire et à 10 heures déjeuner. Nous avons
4 ou 5 plats et 2 ou 3 desserts, vin blanc et noir à volonté,
café et pousse-café. Après déjeuner nous avons
recréation jusqu'à 1 heure et demie, après: chapelets
et nous nous occupons jusqu'à 4 heures où nous allons prendre
un bon goûter qui consiste en thé, brioches, beurre, biscuits.
A 5 heures nous récitons l'office, à 7 heures grand dîner
et vers 8 heures nous allons nous coucher. Nous ne sommes pas trop mal
dans nos petites couchettes. Nous avons 5 cabines dont 2 à 4 lits
et une à 2 lits. Cette nuit j'ai bien dormi, je n'ai pas eu trop
chaud.
Lundi 1er Avril
En nous levant nous apercevons devant nous la grande île de
la Corse, nous venons de passer le Detroit de Bonifacio seulement nous
avons un peu trop dormi, nous ne le voyons que de loin. Bientôt apparaît
la Sardaigne qui ne tardera pas non plus a disparaître et nous voilà
isolé au milieu de l'océan. Rien ne vient nous sortir de
cette monotonie cependant nous voyons bientôt venir à nous
une volée de mouettes (la mouette est un joli oiseau de mer qui
suit les navires) ce qui nous amuse bien. La journée est bien tranquille,
la mer est calme comme tout, encore personne n'a le mal de mer, un de nous
a bien essayé de le prendre mais il en a été pour
ses frais.
Nous commençons à trouver le temps long et souhaitons
vivement une petite tempête pour nous aguerrir un peu à la
mer qui est loin d'être chaude. On supporte bien son manteau car
nous avons sur le soir une forte brise de mer. Nous voyons çà
et là quelques frêles embarcations. A la nuit nous apercevons
dans le lointain un gros navire mais nous ne distinguons rien de bien net,
on croit que c'est l'Australien
qui vient de Chine ramenant 2 de nos frères. On vient nous annoncer
que demain, bon matin, nous passerons le détroit de Messine et tous
nous voulons le voir aussi on fait vite sa prière et on va se mettre
au lit souhaitant pour le lendemain une mer un peu plus agitée.
Mardi 2 Avril
J'ai admirablement bien dormi jusqu'à 3 heures. Je crus voir
à une faible lueur qu'il était 4 heures, je me lève
et réveille mes confrères mais ceux ci s'aperçoivent
bien vite que je les ai trompé et se recouchent ; Mal leur en a
pris car, pendant ce temps, nous passons de belles curiosités :
Nous avons à droite les îles Liparies et à gauche le
Stromboli dont le sommet crachait encore de la fumée. Je suis resté
sur le pont jusqu'à 6 heures et demie mais je n'avais pas chaud,
du reste, la bise était encore bien plus froide. A 5 heures nous
apercevons le fameux Détroit de Messine que nous attendions depuis
longtemps. En effet, nous jouissons d'un magnifique spectacle: Nous avons
à droite la belle île de Sicile, sur le bord de la mer s'étalent
plusieurs belles villes, les montagnes n'y sont pas rares, la principale
chaîne est l'Apennin dont le sommet est encore couvert de neige.
Le tout réjouit nos yeux fatigués de voir l'eau mais à
gauche un bien plus beau spectacle s'offre à nous ; nous sommes
en vue de l'Italie, çà et là quelques belles villes
où l'on voit les hautes cheminées des usines ; Sur le bord
de la mer on voit une ligne de chemin de fer et on se dit que notre condition
est changée.
Quand donc retoucherons-nous cette belle terre de l'Europe
? car l'Italie est le dernier point de l'Europe. Petit à petit notre
navire s'éloigne et les derniers points de l'Europe disparaissent
à nos yeux. La mer dure, de plus en plus monotone, rien ne l'émeut,
elle est d'une tranquillité incroyable. Je pense que bientôt
nous aurons un peu de secousse et ce ne sera pas trop tôt. Tout le
monde tient bon, je comptais prendre le mal de mer le premier jour et voilà
qu'au troisième je ne l'ai pas encore. Les pauvres poissons ne doivent
pas gagner grand chose à nous suivre, c'est malheureux pour eux
; ils ne perdront probablement rien à attendre. Aujourd'hui nous
avons vu un grand nombre de vaisseaux : 4 ou 5 à vapeur et les autres
à voile. De tout cotés ce n'est que l'eau, nous sommes au
milieu de l'océan mais nous ne craignons rien, Dieu veille sur nous.
Hier notre navire a filé 25 Km à l'heure, aujourd'hui il
va un peu plus vite, il file 30. Ca ne fait pas beaucoup, c'est vrai qu'il
ne s'arrête pas souvent.
Mercredi 3 Avril
Je vous disais hier que nous désirions un peu d'agitation
dans la mer, et bien nous avons été vite exaucés.
A peine avais-je fini d'écrire que la mer perdait sa tranquillité
habituelle et le navire commença à danser. Ce fut d'abord
un fort mouvement de tangage et ensuite un autre de roulis, je vous assure
que c'était amusant. En allant dîner, nous avons failli tomber,
pour moi, je m'empressais de manger un peu et me hâtais de sortir
car j'avais peur de donner à manger aux poissons. Nous sommes allés
nous coucher de très bonne heure. Pendant la nuit le mouvement des
eaux fut encore plus agité, on se sentait bercé et parfois
on avait les pieds plus hauts que la tête ; Enfin, je dormis assez
et le matin je me levais de bonne humeur. La journée fut assez agitée,
le mal de mer me tint presque toute la journée mais il ne fut pas
violent attendu que je pus aller à tous les repas. Je me tins ordinairement
sur mon lit, la matinée se passa sans incident si ce n'est que nous
rencontrâmes plusieurs paquebots. Dans la soirée nous pûmes
apercevoir quelques points de l'île de Candie, c'est tout ce que
nous vîmes de terre pour cette journée.
Notre paquebot file tous les jours ses 334 noeuds environ.
Jeudi 4 Avril
Dés le matin, je sens le mal de mer, je n'ai aucun goût.
Je ne pus aller à la messe et aussitôt que ma cabine fut prête
je m'étendais sur mon lit, car, vous savez, nous n'avons pas besoin
de faire nos lits ce sont les garçons d'hotel qui les font. La journée
fut un peu agitée, nous devions arriver aujourd'hui à Port-Saïd
mais nous n'arriverons que demain.
Le temps est un peu froid. Aujourd'hui nous avons voyagé
toute la journée à travers l'immensité de l'océan,
nous n'avons pas vu un seul brin de terre.
Vendredi 5 Avril
Bateaux en escale à Port Said |
Enfin nous voici arrivés à Port-Saïd.
Dés le matin, à 2 heures et demie on ne peut plus dormir,
le bruit que fait le navire pour aborder est assourdissant. Malgré
tout ce raffut nous ne nous levons qu'à 6 heures, les Pères
que nous avions à bord sont descendus, nous n'avons donc pas de
messe ; beaucoup de passagers sont descendus, quant à nous nous
ne toucherons pas du pied cette terre africaine. Notre paquebot ne devait
s'arrêter que 6 heures mais il y a en ce moment la grève des
charbonniers (vous voyez, les africains se mettent au rang des puissances
européennes, ils ont aussi la grève) et à cause de
cela nous y sommes restés 12 heures.
La ville de Port-Saïd se trouve à l'entrée de
l'immense canal de Suez qui mesure 160 kilomètres de longueur 60
mètres de large, elle est d'une construction très récente
et ses maisons sont toutes européennes. Tout autour de notre navire
nous avons un magnifique coup d'oeil : ce sont d'abord une quantité
de petites barques qui se pressent, qui se disputent pour avoir le
plus de passagers possibles à descendre à terre : Pour nous,
nous restons sur l'eau. Les gens sont d'une tenue des plus variées,
autant de personnes autant, pour ainsi dire, de costumes différents.
Les uns sont à peine vêtus, d'autres le sont largement. |
Nous avons vu 4 ou 5 barques de pèlerins mahométans
qui se rendaient à la Mecque. Pour bâton de voyage ils ont
un fusil bien garni et pour vêtements une pièce de toile qu'ils
se roulent autour du corps. Vous comprenez, ce n'est nullement cousu alors,
souvent ça tombe et ils sont obligés de le tenir. Au débarcadère
il y en a 4 qui sont tombés à la mer, il fallait voir comme
ils criaient, se débattaient des pieds et des mains. Dans l'intérieur
de la ville il parait que c'est affreusement sale c'est comme, racontait
Albert, les environs de Bizerte. Beaucoup de femmes sont aussi voilées,
d'autres ont en plus une espèce de mors qui les prend au dessous
du nez, quand on veut les punir on frappe dessus alors le mors entre dans
la figure et ce sont de vives douleurs pour la pauvre femme. Ce que c'est
que les pays barbares !
Pendant les 12 heures que nous sommes restés à Port-Saïd
il est aussi arrivé une dizaine de grands navires. Il y en avait
plusieurs Français, 3 Allemands, 2 Anglais, 1 Japonais qui avait
été coulé pendant la guerre Russo/Japonaise et qu'on
a transformé en navire marchand, 1 Russe qui nous a salué
au passage en espagnol et plusieurs autres.
Enfin à 2 heures nous levons l'ancre et nous nous enfilons
dans le fameux canal de Suez.
Oh, comme on est bien la dedans ! Dés que nous quittons Port-Saïd
nous sentons une douce chaleur, nous pouvons nous passer de nos tricots,
je le quitte vite. Notre paquebot avance doucement, doucement, ne faisant
que 10 km à l'heure car le canal n'est pas très profond et
il pourrait s'ensabler.
Nous avons dés lors, un tout autre spectacle : d'un coté
nous avons l'Asie, de l'autre l'Afrique encore toute inondée du
débordement du Nil. Jusqu'à demain nous marcherons ainsi
entre deux terres. Oh ! Comme je vais dormir tranquille cette nuit, aucune
secousse ne vient remuer notre navire, il marche toujours majestueusement.
Nous arriverons à Suez demain vers 4 ou 5 heures. Tous prés
du canal il y a une ligne de chemin de fer, de temps en temps nous apercevons
des bandes d'arabes qui se promènent. De tous cotes c'est le désert,
la végétation y est nulle, que de terrain perdu ; Je me dis
souvent : si papa était là comme il aurait des récoltes
avec son ardeur pour le travail.
Samedi 6 Avril
Cette nuit j'ai assez bien reposé, cependant pas autant que
je l'aurais cru car on est obligé de bouger souvent le gouvernail
du navire et cela fait du bruit. A 2 heures, nous rencontrons un vaisseau
anglais qui s'est ensablé, on est obligé de jeter l'ancre
car on ne peut pas passer, on craint de rester longtemps ici car ce n'est
pas chose facile que de démarrer un navire du sable. Enfin, après
3 heures de travail on parvient à le faire bouger un peu, c'est
suffisant, nous pouvons passer.
Je ne dors plus, je me lève juste comme on commençait
à avancer. Rien de nouveau, c'est toujours le désert des
2 cotés, nous ne craignons pas de prendre le mal de mer car le canal
est bien plus tranquille que les eaux de l'Isère. A 11 heures nous
arrivons à Suez. Là, notre navire s'arrête un peu plus
loin du port pour que personne ne descende.
L'arrêt est de 3 heures ; pendant ce temps, nous prenons quelques
provisions que les chaloupes ont amenées jusqu'à nous ainsi
que la correspondance. Quantité de marchands arabes arrivent sur
le navire pour vendre quantité de bagatelles comme figues, bonbons
nougat qui sont fabriqués à Port-Saïd et qu'ils disent
venir de Montélimar, des cartes postales, bracelets etc. toutes
des petites bricoles qu'ils veulent vendre un prix fou ; En réalité
ils ne vendent pas grand chose. On se moque d'eux et ils finissent par
s'en aller. Dans le port nous voyons un vaisseau anglais qui est en quarantaine
; c'est une chose bien triste que d'être en quarantaine : Lorsqu’un
vaisseau aborde un port un médecin vient y faire une visite et,
s’il y a quelque indice de maladie contagieuse, il fait une déclaration
qui défend au navire de sortir avant que les maladies soient disparues.
Il arrive souvent que c'est long et pendant ce temps personne ne peut sortir
pas même le capitaine. Vous comprenez que ce n'est pas agréable
du tout dans ce navire qui est en quarantaine. Il y a la peste et il y
a eu plusieurs morts. Dans quel triste état se trouvent les malades,
et, même ceux qui sont en bonne santé ne peuvent pas sortir
du vaisseau et sont exposés à prendre la maladie. A tout
moment ils ont la mort devant eux. Je pense que vous voyez pourquoi on
défend au navire qui se trouve en pareil cas de s'éloigner
ainsi qu'aux passagers de sortir car, ils pourraient communiquer leur maladie
où ils vont.
Enfin, à 2 heures nous partons, nous sommes dans la mer rouge.
La première chose qui nous frappe tous c'est la couleur de la mer
; vraiment je ne sais pas pourquoi on l'a baptisé mer rouge car
les eaux sont très bleues, enfin, il faut prendre les choses comme
elles sont. Nous partons par une mer très calme, à peine
si notre vaisseau trouble les eaux, il file d'une bonne allure avec une
tranquillité vraiment admirable.
Nous sommes en face d'un pays qui rappelle beaucoup de souvenirs
à l'âme chrétienne : d'abord la mer rouge nous rappelle
le fameux passage de la mer rouge par les hébreux conduits par Moise,
sur la gauche nous avons la terre promise: la Palestine. Nous voyons le
mont Sinaï, nous avons la terre des deux cotés. Jusqu'au soir
nous jouissons d'un beau spectacle mais, par contre, nous avons une chaleur
épouvantable, jamais je n'ai senti une si mauvaise chaleur et de
plus elle est très dangereuse. Il serait imprudent de monter sur
le pont sans chapeau quand même il y a une tente.
Dimanche 7 Avril
Cette nuit j'ai bien dormi grâce à ce que j'ai enlevé
ma couverture, ce qui ne m'a pas empêché de bien suer. En
me levant, je suis allé prendre un bon bain de mer, malgré
tous les soins que j'ai pris pour n'en point avaler, j'ai le goût
de sel dans la bouche.
On a de la peine à s'apercevoir que c'est dimanche, nous
avons une simple messe comme les autres jours. Les missionnaires auraient
bien voulu dire la messe sur le pont mais ils ne l'ont pas pu, car le grand
nombre de passagers est protestant ou employé du gouvernement français
et vous comprenez que ceux là ne tiennent guère à
aller à la messe. Le reste de la journée se passe comme les
autres jours. De temps en temps nous rencontrons des vaisseaux d'un peu
partout, quand nous rencontrons des français ou des russes nous
les saluons avec le drapeau.
Lundi 8 Avril
Il n'y a plus moyen de tenir au lit pendant la nuit, on est mouillé
du soir au matin, la journée devient de plus en plus chaude. La
mer est toujours calme, aujourd'hui je suis un peu fatigué, je ne
mange que 2 oeufs à dîner et à souper. Heureusement,
ça n'a pas duré longtemps, le lendemain j'étais déjà
guéri.
Pendant la journée nous n'avons rien fait, ni vu de particulier,
si ce n'est que pour la première fois nous avons vu de gros poissons,
ça a été notre seule occupation, aucun point de terre
ne s'est montré à nos yeux.
Mardi 9 Avril
Nous avons une journée bien calme mais toujours bien chaude,
rien de nouveau, cette nuit nous avons passé l'île Péril,
nommée ainsi à cause des périls qu'il y a pour les
bateaux, surtout pour les gros comme le notre. Le commandant est obligé
d'avoir continuellement l'oeil à sa lunette et le pilote a toujours
le gouvernail en main. Enfin, nous nous en tirons à bon marché,
sans accident. Nous aurions dû arriver aujourd'hui à
Aden mais à cause du retard nous n'arriverons que demain matin.
Je vous assure que le temps nous dure assez ; pensez, voilà dix
jours que nous n'avons pas touché la terre. Comme ça va nous
faire du bien ! Nous passerons quelques heures avec nos frères qui
sont là.
Mercredi 10 Avril
Nous ne pouvons plus dormir tranquille, nous soupirons tellement
après la terre. Bientôt nous apercevons quelques îlots
dispersés çà et là. Les îlots sont des
rochers plus ou moins grands qui s'élèvent au-dessus des
eaux. Cependant, au bout d'un moment, nous apercevons la terre ferme, nous
voilà contents.
Il est 11 heures quand le vaisseau jette l'ancre dans le port. Nous
sommes tous sur le pont afin de voir si le frère qui doit venir
nous chercher est bientôt là. Nous n'apercevons d'abord aucune
soutane blanche, car, à Aden les frères portent une soutane
blanche à cause de la chaleur excessive. Au bout d'un moment nous
voyons quelque chose de tout blanc dans une barque, près du navire.
Bien plus, nous voyons qu'il y a une grande croix. Il n'y a plus de doute
c'est bien lui. Le voilà qui, déjà, est sur le bateau
; nous nous embrassons et aidons à descendre les paquets du frère
qui reste là. Nous voilà en barque ! Quelle différence
d'être sur ces barques avec notre vaisseau ? Au bout de quelques
minutes nos bateliers nous déposent au rivage asiatique. Voilà
au moins que nous pourrons jouir pendant une dizaine d'heures de la terre. |
Le mouillage d'Aden |
Nous allons directement chez les frères où nous restons
d'abord deux heures. Ils ont une jolie maison située dans l'enceinte
de la mission catholique ; c'est très bien organisé. Il y
a d'abord une grande enceinte de clôture, là est bâtie
la cathédrale, le palais épiscopal, la maison des frères
et celle des soeurs. Vous voyez, il y a tout ce qu'il faut. Nous allons
faire une visite à la cathédrale qui est assez belle. Certes,
elle ne vaut pas celles de France mais, néanmoins, elle est bien
jolie pour le pays, elle est très grande et a un grand orgue. Pour
avoir un peu d'air, comme aussi, pour n'avoir pas tout à fait si
chaud il y a un grand nombre de ventilateurs.
Ensuite, nous allons essayer de dîner(je dis essayer, car,
nous avions mangé sur le bateau à 10 heures), nous n'avions
guère faim à midi ; C’est bien dommage car les frères
nous avaient fait préparer un excellent dîner. Pourtant, afin
de goûter à tous les mets du pays, je prends un peu de chaque
plat, je vous assure que les gens du pays savent bien faire la cuisine,
je m'en suis bien régalé.
Après notre dîner, le frère directeur veut nous
payer une grande promenade en voiture, il envoie vite un de ses domestiques
chercher des voitures. Au bout de 2 ou 3 minutes le voilà qui revient
avec trois belles voitures à calèches blanches.
Mais j'oublie de vous faire quelques descriptions sur le pays que
nous visitons et sur les habitants. Le pays est d'un aspect fort abrupt,
on ne voit que des rochers et rien d'autre.
Ne vous figurez pas que c'est comme dans les montagnes d’Iseran
ou de Cognin : là bas on y voit des arbres et du buis, tandis que
là il n'y a absolument rien, pas un arbre, pas un brin de végétation,
c'est désolant. Les maisons sont construites un peu comme en France
mais elles sont beaucoup moins hautes, de plus, elles n'ont ni portes ni
fenêtres, les habitants sont toujours au courant d'air. Personne
ne s'occupe de voler les autres, les arabes sont mieux, sur ce point, que
beaucoup d'Européens. Il y a une quantité extraordinaire
de races et de religions ; les principales races sont : les Européens,
qui sont assez rare et presque exclusivement Anglais, les Indiens encore
assez nombreux et c'est dans cette classe que le gouvernement Anglais choisit
ses soldats et ses fonctionnaires, ensuite viennent les Goannais, les Somalis,
les Arabes et enfin les Turcs. A part les Européens et les Turcs
tous les autres ont un costume fort primitif qui consiste en un petit bout
de guenille qu'ils attachent à la ceinture. Ils n'ont ni souliers
ni chapeau malgré la chaleur qu'il fait. De religion ils ont le
catholicisme, le protestantisme, le paganisme. Mahomet a un grand nombre
de partisans et, chose bien rare, il y a un grand temple maçonnique.
Chaque religion a son cimetière particulier ce qui fait que tout
ce qu'il y a de terrain plat est tout pris pour les cimetières.
, c'est navrant de voir toute ces choses bizarres.
Enfin, je reviens aux voitures qui nous attendent et nous partons
faire une excursion dans la ville d'Aden appelée Steamer Point.
Les petits chevaux arabes courent beaucoup et on est admirablement bien
dans ces voitures. On croirait que c'est un jour de foire. Les routes sont
pleines de voyageurs, tous dans le costume que je viens de vous décrire.
Nous rencontrons beaucoup d'attelages de dromadaires, de vaches et de boeufs,
ils ont un drôle de manière de conduire leurs animaux : ils
leur passent une corde dans le nez et, montant sur leurs chars, ils les
conduisent, tenant les rênes d'une main et le fouet de l'autre. Ils
ne ménagent pas les coups, on voit beaucoup de ces pauvres bêtes
qui ont un large espace sur les reins tout déchirés. Enfin,
au bout d'une petite demi-heure nous sommes à Aden.
La ville n'a rien de bien curieux, c'est tout Arabe, à peine
l'on voit 2 ou 3 maisons Européennes, encore sont elles religieuses.
Ce qu'on va surtout admirer ce sont de grandes citernes situées
dans l'enfoncement d'un rocher. Ces citernes bizarres datent, parait-il,
du roi Salomon bien avant Jésus Christ. C'est un travail vraiment
prodigieux car elles sont creusées dans le rocher même. Comme
dans ce pays il pleut une fois tous les 3 ou 4 ans elles ne se remplissent
pas souvent. On ignore le but de celui qui les a fait bâtir. Tout
à coté des citernes on admire beaucoup un joli jardin des
plantes, grand á peu près comme le votre.
Je dis qu'on l'admire parce que c'est, à quelques bien
rares exceptions, le seul endroit où on voit un peu de verdure.
Nous visitons l'orphelinat et nous reprenons le chemin de Steamer Point.
En arrivant nous allons faire une visite à Monseigneur l’Evêque
qui nous reçoit très bien. Enfin, il commence à se
faire tard, nous nous préparons à repartir. Je vais donner
un coup de main au confrère qui vient avec nous, on mange un morceau
et nous reprenons la route du port, là nous prenons place dans une
barque qui doit nous ramener au paquebot mais nous sommes 11 et nous ne
pouvons aller que 8 alors on en prend une deuxième. Arrivés
au paquebot nos bateliers demandent la paie mais comme c'était le
frère Directeur d'Aden qui payait car nous n'avions pas la monnaie
du pays et il n'était pas avec nous. Voyant que nous ne les payons
pas ils veulent nous ramener à terre et étaient déjà
partis lorsque enfin arrive le frère Directeur qui les mit à
la raison.
Il est 8 heures quand nous levons l'ancre, nous voilà en
route pour Colombo où nous arriverons mercredi. Gare au mal de mer
car l'océan indien est presque toujours agité.
Jeudi 11 Avril
Cette nuit j'ai assez bien dormi, notre voyage à terre m'avait
fait du bien.De bon matin nous avons pu apercevoir quelques points de terre
amis, bientôt tout disparaît; voila donc que nous ne verrons
plus de terre pendant 8 jours. Si nous avons une mer assez tranquille ça
ira encore mais je crains bien le contraire. La journée a
été très chaude.
Vendredi 12 Avril et Samedi 13 Avril
Il n'y a rien de particulier si ce n'est qu'il continue à
faire chaud, on a bien de la peine à dormir.
La mer est d'une grande tranquillité, on se croirait plutôt
sur un lac que sur la mer.
Dimanche 14 Avril
Pendant la nuit nous avons eu une petite pluie qui a rafraîchit
l'atmosphère, nous avons pu dormir. C'est drôle de voir la
pluie sur la mer mais nous ne l'avons guère vu car nous dormions.
La matinée a été un peu sombre, à midi nous
avons commencé à entendre le tonnerre; d'abord faiblement,
puis fortement, les nuages s'amoncellent dans l'air, nous craignons une
tempête, mais bientôt voici qu'une grosse pluie vient décharger
l'air. La pluie était si forte que, malgré la tente, le pont
a vite été tout mouillé. On ne savait plus où
se réfugier, heureusement qu'elle n'a pas duré, de la tempête
il n'y en a absolument point eu.
Lundi 15 Avril
Nos missionnaires qui étaient déjà allés
en Chine nous avaient dit que dans l'Océan Indien nous verrions
de jolis poissons volants, pendant les 3 premiers jours nous ne vimes absolument
rien. Enfin, aujourd'hui, nous avons pu en voir quelques uns. En général,
nous voyons très peu de poissons, c'est un mauvais moment pour en
voir car c'est le moment de la ponte.
Mardi 16 Avril
Nous devions arriver aujourd'hui à Colombo mais le bateau
n'a pas encore rattrapé le temps perdu dans le canal de Suez et
à Port Said. Nous avons une chaleur épouvantable et avec
presque point d'air. Je ne sais comment nous allons dormir. Nous ne voyons
encore point de terre.
Mercredi 17 Avril
J'ai passé une nuit très mauvaise, il n'y avait qu'une
heure que j'étais au lit que j'étais tout mouillé
comme au sortir d'un bain..Il fait une chaleur à n'y pas tenir.
Enfin, j'ai pu m'endormir jusqu'à ce que le bruit de l'abordage
vienne me réveiller à 4 heures. Nous jetons l'ancre dans
le port de Colombo.
Nous nous levons vite car nous avons bien envie de ne pas perdre
aucun moment de la belle journée que nous allons avoir pour visiter
la ville de Colombo.
Aussitôt habillés nous descendons, les barques sont
déjà là qui attendent les passagers, nous entrons
dans l'une et nous voila partis. Nous avons près de 2 kilomètres
à faire, ainsi ce fut assez tôt fait.
Colombo est une grande ville qui se trouve dans la grande île
de Ceylan qui appartient aux Anglais comme Aden. En entrant dans la ville
nous apercevons une grande statue en marbre de la reine Victoria assise
sur son trône. La ville est presque entièrement Européenne.
Il y a de grands magasins, d'immenses hôtels, de belles rues et,
dans les principales, un tramway électrique. Il y a aussi des êtres
nouveaux que nous apercevons bien vite et que vous appelez grailles ou
corneilles. Il y en a des quantités, elles nettoient les rues en
mangeant les saletés qui y sont. Mais nous voulons aller à
la messe et les Pères qui sont avec nous veulent dire la leur, il
faut donc se diriger vers la maison des Pères qui est à I
heure d'ici. Comme les trams ne marchent pas, nous sommes à choisir
entre les pousse-pousses et les voitures. Nous nous décidons à
prendre les voitures et nous partons.
Oh, quel changement avec ce que nous avons vu jusqu'ici.. Il y a
une luxuriante végétation. De tous cotés nous voyons
des arbres à fleurs et à fruits, de jolies prairies avec
quantités de troupeaux qui paissent paisiblement l'herbe verte.
Enfin nous arrivons au collège St Joseph qui est tenu par les Pères
Oblats de Marie Immaculée. La maison est très grande, ils
ont aussi une vaste propriété mais ici il n'y a que 2 autels
dans la chapelle et comme nous avons avec nous 5 Pères il faudrait
trop longtemps pour dire leurs messes; alors, nos cochers nous conduisent
à l'archevêché.. Là, nous sommes très
bien reçu par les mêmes Pères qu'au collège.
L'archevêché de Colombo est desservi uniquement par ces Pères,
plusieurs sont restés à La Salette et à L'Osier; en
tout il y en a 96 pour le seul archevêché de Colombo.
Tout de suite nous allons à la messe et, après, nous
prenons un bon déjeuner. De nouveau, nous nous mettons en route
mais, cette fois, nous prenons le tram et nous nous dirigeons vers le vieux
port afin de constater si les bagages du Père qui doit quitter le
bateau sont débarqués.
Nous perdons ainsi la plus grande partie de notre matinée
qui devait être consacrée à la visite du muséum
et du parc qui, parait-il, sont bien intéressants, si bien que nous
n'avons pas pu les voir. Nous avons vu l'hôtel de la poste qui est
immense et d'une architecture grandiose, ensuite, nous avions bien soif
et nous allons boire de la bière mais quand il a fallut payer nous
avons été bien attrapés: 25 sous la bouteille, c'est
bien cher n'est ce pas; sur le bateau nous la payons 20 sous, c'est vrai
qu'elles sont un peu plus grandes que celles qu'on vend en France. Mais,
midi approche et nous devions être de retour à l'archevêché
pour dîner; nous prenons de nouveau le tram et nous allons dîner
avec l'Archevêque, ce qui fut assez simple. Après le dîner,
nous causons un instant avec les Pères et nous partons visiter la
cathédrale qui se trouve à une bonne heure de l'archevêché.
Pour changer un peu la manière de voyager nous prenons chacun un
pousse-pousse. Qu'est ce qu'un pousse-pousse? Me semble-t-il vous entendre
dire. Et bien, c'est un genre de locomotion qui est inconnu dans un pays
civilisé: ce sont de jolies petites voitures à une place
qui sont traînées par des hommes. Les hommes qui les traînent
sont habitués à ce travail depuis leur jeunesse et ils vont
bien aussi vite qu'un bon cheval. La nuit venue ils se mettent dans un
coin de la rue et dorment dans leurs voitures, en plein air. Ils ne gagnent
pas énormément, pour une grande course d'une heure on leur
donne une demie roupie, 12 sous, vous comprenez facilement qu'ils ont chaud
après une pareille course avec la chaleur qu'il fait. C'est vrai
que les habits ne les gênent guère car ils n'en n'ont pas
lourd.
La cathédrale est très grande et d'un aspect majestueux,
elle date d'au moins un siècle, elle possède 5 grosses cloches;
d'un coté les Frères des Écoles Chrétiennes
ont une immense école qui compte près de 1100 élèves
dont 900 sont catholiques, de l'autre coté il y a un cloître
de religieuses. Enfin, nous nous hâtons de prendre le chemin du port
car le bateau doit repartir à 4 heures. Il a été impossible
de pouvoir aller à l'hôpital général où
Noémie m'avait donné une commission, je l'ai bien regretté;
nous sommes passés devant le matin mais nous étions en voiture
et j'avais compté y aller en revenant du port, enfin tant pis.
L'immense port de Colombo |
Arrivé au port nous prenons une barque et nous allons retrouver
notre Tourane, là un spectacle
nouveau s'offre à nos yeux: dés que nous sommes sur la mer
nous voyons de petits négrillons qui nagent dans la mer et nous
crient "dix sous à la mer”. Arrivé au bateau c'est encore
pire, nous en voyons bien une cinquantaine qui nous crient la même
chose. Quand on leur jette quelques sous les voila tous qui font le plongeon
et ne reparaissent que lorsque la pièce est attrapée. Ils
n'en manquent jamais une seule, parfois même, ils grimpent contre
le bateau et font la quête. Nous en avons vu surtout qui pouvait
avoir 5 ans, comme il ne pouvait pas arriver jusqu'à nous son père
le prit et le monta par une corde, une fois arrivé il fit la quête
et, après, sauta à la mer d'une hauteur d'au moins
15 mètres. Jamais ils ne se font du mal, c'est bien amusant de les
voir faire. Ils connaissent quelques langues, voila ce qu'ils savent de
français: "Capitaine, dix sous à la mer" et nous répètent
ça tout le temps, ils gagnent bien les pièces qu'on leur
envoie.
Du bateau nous voyons une dizaine de grands bateaux de différents
états de l'Europe mais aucun n'est aussi grand que le notre. Depuis
Marseille c'est le plus grand que nous ayons vu. |
Les principales productions de Colombo sont les arbres fruitiers
parmi lesquels on peut citer: les bananiers, les citronniers, les cocotiers,
les manguiers. Le coco est un fruit de la grosseur du melon, la mangue
de la grosseur d'une poire de chez vous on en sert souvent sur le bateau,
je ne l'aime pas beaucoup. Comme industries ils n'ont que le chemin de
fer et les tramways, c'est le port qui les occupe le plus. La ville est
peuplée principalement de natifs du pays, d'Anglais et d'Indiens.
Les natifs sont habillés bien à la légère,
ils ont encore moins de vêtements que le peuple d'Aden et nous en
avons vu plusieurs qui avait une simple ficelle pour tout habit, c'est
fort coûteux n'est ce pas.
Ils sont pour la plupart très fainéants, comme animaux
domestiques ils ont une espèce de buffle sur lequel le propriétaire
écrit son nom en faisant des incisions dans la peau.
A 4 heures et demie nous levons l'ancre, les petits négrillons
essayent de nous courir après mais ils renoncent bientôt devant
l'inutilité de leurs efforts et vont trouver d'autre navires, c'est
leur travail de toute la journée. Nous côtoyons jusqu'au soir
l'île de Ceylan et la terre ne disparaît que pendant la nuit.
Nous faisons route pour Singapour où nous arriverons lundi
prochain. A Colombo nous aurions du rester jusqu'au lendemain matin mais
comme nous avions du retard, le capitaine du bord a supprimé le
¼ de ce que nous devions avoir et au lieu de nous arrêter
18 heures nous ne sommes restés que 12. Grâce à cela
nous avons gagné tout le retard. A moins de mauvaise mer nous arriverons
le 2 Mai à Shanghai. A Colombo nous avons appris que la mer Méditerranée
est en ce moment très mauvaise et qu'un navire qui venait de Marseille
n'a pas pu aborder le port de Port-Saïd, nous avons vraiment bien
réussi pour partir.
Jeudi 18 Avril
La nuit a été bonne, dés le matin le bateau
commence à se balancer, c'est d'abord un mouvement de tangage( vous
savez qu'on appelle tangage le mouvement du bateau qui s'élève
en avant et se baisse en arrière et, réciproquement, le roulis
est quand le bateau se berce …comme un berceau). Bientôt le tangage
s'ajoute au roulis mais ni l'un ni l'autre n'est bien fort. On a quelques
difficultéspour se tenir debout. La journée fut assez bonne
, personne ne prit le mal de mer. Le soir nous avons eu pour nous distraire
une forte pluie, le pont était tout inondé; nous n'en étions
pas fâchés car la température s'était rafraîchie
Vendredi 19 Avril
Aujourd'hui nous avons un temps magnifique, la température
va toujours en s'élevant mais on s'y fait un peu. La mer est très
calme et, malgré cela, le bateau danse un peu, nous avons encore
un peu de pluie.
Samedi 20, Dimanche 21
Rien de particulier, nous eu la pluie tous les jours, pendant un
moment la mer est calme, pendant la nuit surtout le bateau remue beaucoup
et nous berce, malheureusement pas bien comme il faut car il nous met la
tète en bas et les pieds en l'air, on voit bien qu'il n'a pas été
bonne d'enfants. Cela ne m'empêche pas de dormir.
Lundi 22 Avril
Hier soir nous avons commencé à voir la terre, c'est
la grande île de Sumatra qui est encore anthropophage. Nous approchons
de Singapour, la matinée a été très calme comme
toujours mais nous n'avançons guère vite, la mer est peu
profonde et si on allait trop vite il pourrait y avoir des accidents. Enfin,
à midi, nous abordons à quai. C'est la première fois
depuis Marseille que nous pouvons descendre à terre sans barque.
Après un bon moment d'attente on vient nous annoncer que nous avons
4 heures d'arrêt à Singapour. Nous descendons vite et nous
nous proposons d'aller au jardin botanique qui, dit-on, est si beau mais
il est à 8 kilomètre de la ville. Tant pis, nous prenons
3 voitures et nous voila partis, heureusement nos chevaux marchent bien
et en ¾ d'heure nous y avons été.
Le jardin est immense, pour tout visiter il faudrait une journée
et encore on ne verrait pas grand chose, on aurait pas le temps pour examiner
chaque arbre en particulier. Ce sont tous des arbres et des fleurs étranges
qui viennent des 5 parties du monde mais comme nous avons peu de temps
nous nous hâtons de donner un petit coup d'oeil et nous revenons.
En revenant nous sommes passés près d'un cimetière
musulman qui doit bien avoir 2 kilomètres de long sur 50 mètres
de large. Je m'abstiens de vous en faire la description, Albert en a vu
en Tunisie.
Sur notre chemin s'est trouvé le muséum, nous l'avons
visité également. C'est quelque chose de très grandiose,
en entrant on est d'abord frappé par l'air majestueux d'un énorme
tigre royal, c'est admirable comme il est bien conservé, on a de
la peine à se figurer qu'il est mort, ensuite, ce sont d'immenses
salles remplies d'animaux de toutes espèces depuis le lion jusqu'aux
petits insectes. On y voit le tigre, l'hippopotame, le sanglier, le chameau,
l'éléphant, le buffle et une infinité d'autres. Dans
une autre salle il y a une collection de différentes monnaies du
pays et des pays environnants. A coté, c'est une collection d'armes
anciennes, de maisons et d'habits. Si on voulait tout voir en détails
on en aurait pour plusieurs jours.
Nous continuons notre route et nous arrivons au port 1 heure avant
le départ du bateau, nous en profitons pour aller visiter le Polynésien.
C'est le navire qui a amené le Frère Marie-Elie en Chine,
il est très grand mais moins beau que le notre. Nous n'avons point
vu de bateau plus grand que le notre. Les 4 heures et demie arrivent bien
vite et nous partons pour la direction de Saigon, A Singapour nous avons
vu se renouveler le spectacle de Colombo c'est à dire les négrillons
qui nous crient "à la merrr" car ils appuient fortement sur l'r.
De tous cotés, on leur jette des sous, c'est très amusant
de les voir faire le plongeon dans la mer. Ce qui l'est encore plus c'est
qu'ils se disputent dans l'eau pour avoir la pièce. Il nous faut
ça pour nous réjouir un moment.
Ici les costumes sont à peu près comme à Colombo,
quelques uns ont oubliés d'en mettre, on commence à s'habituer
à cette manière de voir les costumes. La ville est très
grande et peuplée d'Européens, d'Anglais, surtout de naturels
qui sont assez noir et en grande partie de chinois, c'est une ville à
moitié chinoise. Nous commençons à voir ce qu'est
une ville chinoise, ce n'est pas très beau.
Mardi 23 Avril
Aujourd'hui nous avons une mer assez tranquille mais ça commence
à nous ennuyer, c'est toujours la même chose. En revanche
nous avons une chaleur qui devient de plus en plus forte, nous sommes arrivés
à 1 degré de l'équateur. Si, au moins, nous avions
un peu de vent; enfin, on se console facilement de cette incommodité,
demain nous serons à Saigon, en France.
Nous n'allons pas très vite, il y a une machine qui ne fonctionne
pas, elle a besoin de réparations. Dans la matinée nous avons
vu quelques points de terre.
Mercredi 24 Avril
Ce matin tout le monde se réveille joyeux; c'est pour beaucoup
le jour de l'arrivée, pour nous, nous jouirons de la terre pendant
deux jours. Le matin nous allons à la messe, probablement pour la
dernière fois sur le bateau car 3 de nos Pères vont descendre
et comme il n'en reste plus qu'un il ne pourra pas dire la messe dans le
bateau. Il règne une agitation continuelle, tout le monde s'empresse
d'arranger ses affaires.
Vers 7 heures nous voyons un peu de terre mais c'est un île,
bientôt, nous apercevons des vaisseaux à voile, c'est preuve
que la terre n'est pas éloignée. A 3 heures nous sommes à
coté du premier fort Français qui défend la Cochinchine,
on salue avec enthousiasme le drapeau qui flotte. Nous sommes en France
mais pas encore à Saigon; pour y arriver il faut remonter la rivière
Saigon comme la ville qu'elle arrose. Ce n'est pas facile, il faut un pilote
expert autrement on craindrait d'échouer à chaque pas. Cette
rivière est très sinueuse ce qui fait que nous n'allons guère
vite. Nous avons mis 5 heures pour faire les 90 kilomètres qu'il
y a de la mer à Saigon. Enfin on approche, pendant une bonne demie
heure nous filons entre deux haies de bateaux, c'est vous dire que le port
est très important. A 8 heures nous pouvons descendre à terre,
là un Père des missions étrangères nous attend
et nous emmène chez lui.
En arrivant, on se rafraîchit un peu et on va se coucher. On
va essayer de nouveaux lits, je pense pouvoir bien dormir. Ces lits sont
fait pour le pays, il y a un petit sommier et un matelas qui a peut être
5 centimètres d'épaisseur. On se dispense de couverture et
de draps, par coté et au dessus on a un voile qui a pour but d'empêcher
les moustiques de vous piquer car ici c'est le pays des moustiques. |
Le Tourane à quai à Saigon |
Jeudi 25 Avril
J'ai très bien dormi dans mon charmant lit. Je n'ai pas même
eu si chaud que sur le bateau, c'est vrai que l'air ne manquait pas dans
une chambre à 4 lits. Il y a 7 grandes portes qui sont restées
ouvertes toute la nuit.
Le matin nous allons à la messe et nous prenons un bon déjeuner.
J'ai mangé avec beaucoup plus d'appétit que sur le bateau.
Après, nous allons nous promener dans la ville, nous visitons d'abord
la cathédrale qui est immense et magnifique; ensuite, nous allons
faire une visite chez les Frères des Écoles Chrétiennes,
ils ont ici un immense établissement qui compte au moins 1000 élèves
de toutes les provinces de la Cochinchine et du Tonkin. Ils ont pour élève
l'héritier du trône de l'Aman, un futur roi.
Les Frères nous ont très bien reçus, ils nous
ont fait visiter toutes les classes, c'est très intéressant
de voir tous ces élèves, il y en a aussi de toutes les races,
depuis les Chinois jusqu'au Français. En général,
les enfants de ces pays sont très appliqués à l'étude,
beaucoup plus qu'en France. Nous avons visités la salle de dessin
et je vous assure qu'ils font des tableaux mieux réussis que beaucoup
de peintres de profession et cela en passant les couleurs avec leurs doigts.
C'est vrai qu'ils ont pour le dessin un talent particulier.
Après avoir visité tous les appartements, nous sortons
et nous dirigeons vers le jardin zoologique, en y allant, nous sommes passés
à coté de la caserne des soldats Français; elle est
très vaste et bien bâtie.
Nous arrivons au jardin, la première bête que nous
voyons est un gros tigre qui a l'air furieux, il ne parait pas content
dans son grillage. Nous voyons ensuite, quantité d'autres animaux
féroces. Ce qui nous amuse le plus c'est un éléphant.
Quand on lui donne 1 sou ou 2 il les prend avec sa trompe et va les porter
à une annamite qui est toujours là á coté et
l'annamite lui donne une ou deux bananes. Si l'éléphant lui
donne deux sous la femme lui donne une banane et il attend qu'elle lui
donne la deuxième. C'est vraiment une bête qui a de l'instinct.
Il y a aussi une grande quantité d'oiseaux de tous les pays, des
serpents et des lézards très variés. Cette promenade
nous a bien intéressé mais il faut songer à retourner
à la mission car il est midi. Un bon dîner nous est servi
et j'y ai fait honneur, comme dessert nous avions des fruits du pays, des
mangoustants et des bananes.
Dans l'après-midi il serait imprudent de sortir avant 4 heures
à cause de l'extrême chaleur qu'il fait. On risquerait de
prendre un coup de soleil et on aurait pour un mois d'hôpital. Ce
n'est pas agréable du tout, aussi nous allons faire la sieste pendant
une heure et nous nous amusons. A 4 heures nous allons faire un tour au
port militaire.
En ce moment, il n'y a pas grand chose comme vaisseaux de guerre,
nous y avons juste trouvé un croiseur et un cuirassé. Le
commandant du croiseur nous a donné un marin qui nous a tout fait
visiter. C'est très amusant de voir tout ça. Le croiseur
était munis de 10 gros canons et d'une quinzaine de petits et, en
outre, tout un attirail d'artillerie légère. Le cuirassé
date de 1868. Vous pensez, c'est encore du vieux système.
Vendredi 26 Avril
Le Cholon, des Chargeurs Réunis, utilisé
comme transport de troupes |
Nous avons eu cette nuit une chaleur accablante,
cependant j'ai assez bien dormi. Le matin, avant déjeuner, est occupé
à nos exercices de piété et, après déjeuner,
nous faisons nos adieux aux Pères qui ont fait le voyage avec nous
car ils partent dans la matinée; ensuite, nous nous décidons
à aller jusqu'à Cholon, grande ville peuplée que de
chinois. A peine partis, la chaleur nous épouvante et nous revenons
sur nos pas. Le soir la chaleur a bien baissé, nous sortons faire
une promenade en ayant soin de porter son parapluie.
Nous sortons de la ville et arrivons à une belle église
toute neuve qui a été construite avec l'argent d'un riche
chrétien. Cette église est très belle, elle est dans
un quartier tout chinois; là et aux environs, le costume est aussi
un peu primitif, du moins chez les enfants, de là, nous sommes rentrés
en ville par la rue de la municipalité. Nous avons vu la prison,
la gendarmerie, le palais de justice etc.. enfin tout ce qu'il y a d'employés
gouvernementaux. Nous avons vu également l'hôpital militaire,
il est assez vaste et semble bien disposé, ce n'est pas sans besoins
car les soldats Européens prennent souvent des fièvres, de
la fièvre typhoïde, il en meurt chaque année une quinzaine.
Cette année, le gouvernement Français les renvoie presque
tous à Colombo. Nous avons rencontré le Cholon
qui allait en France en emmenant 1300 soldats et, aujourd'hui, nous venons
de rencontrer 3 ou 400 autres qui allaient prendre le même
chemin. Je vous assure qu'ils étaient joyeux, la musique retentissait
dans les rues. Oh, c'est qu'ils allaient bientôt revoir ce beau pays
de France avec ce qu'ils ont de plus cher. |
Ici, l'hôpital a été laïcisé depuis
2 ans, néanmoins, l'aumônier peut encore y aller faire ses
visites. Enfin, sans presque nous en apercevoir, nous arrivons à
la maison des Pères. A 7 heures nous soupons bien et à 9
heures nous repartons prendre le bateau qui va partir demain matin à
4 heures. Les Pères des Missions Étrangères nous on
admirablement bien servis. Nous avons été comme des grands
Messieurs, ils ont été très serviables. Je garde
un bon souvenir de la ville de Saigon.
Samedi 27 Avril
Hier soir, sur le bateau, nous voulions aller coucher dans nos cabines,
mais cela nous était impossible; d'abord nous ne pouvions pas ouvrir
notre hublot car nous étions exposés à être
inspectés par les gens qui étaient sur le quai et d'un autre
coté si les hublots étaient fermés nous étouffions.
Donc, nous prenons le parti d'aller coucher sur le pont, nous emportons
notre oreiller et nous nous étendons sur nos chaises longues. Quel
charme qu'une nuit passée à la belle étoile, sur l'eau.
Jamais , depuis Marseille, je n'ai si bien dormi. Là, au moins,
nous n'avions pas trop chaud car les nuits sont assez fraîches malgré
la chaleur de la journée.
Le matin, à 3 heures nous sommes réveillés
par le départ du paquebot Himalaya
qui
ramène des soldats en France. A ¾ notre paquebot lève
également l'ancre mais, avant de se mettre en route, il faut qu'il
se tourne complètement. Ce n'est pas facile de faire tourner sur
elle-même une masse de 152 mètres de long sur 17 de large
dans une simple rivière. Enfin, après un bon quart d'heure,
nous pouvons partir je me rendors bien vite.
Un matelot vient nous avertir qu'il faut descendre dans nos cabines
parce qu'on va laver le pont; tous descendent excepté moi
qui dormait profondément. A 5 heure je me réveille, j'entends
un bruit autour de moi, je regarde, c'est l'eau qui se repent sur le pont,
elle est déjà sous moi. Il vous aurait fallut voir avec quelle
rapidité je descendis l'escalier.
Une fois en bas, ce n'est plus la peine de dormir et je m'amuse
à réveiller les autres qui dorment tranquillement. Ils ne
se décident à quitter le lit que lorsque 7 heures sont sonnées.
Notre bateau file aussi vite qu'il peut car il a perdu presqu'une
journée à Saigon et il a envie de se rattraper. Sa machine
n'a pas été complètement réparée à
Saigon, les mécaniciens y travaillent toujours. A 8 heures, nous
apercevons les cotes du golfe Saint-Michel qui est à l'embouchure
de la rivière. A 9 heures et demie nous sommes en pleine mer, voila
que nous approchons de la Chine. La journée a été
bonne mais il fait toujours passablement chaud, je m'y suis presque habitué
maintenant. A plusieurs endroits, dans la mer, on aurait cru que l'eau
était recouverte d'une prairie, c'était les algues ou plantes
marines qui poussent dans l'eau, c'est un amusant spectacle de voir tout
cela au milieu de la mer.
Dimanche 28 Avril
Drôle de journée que celle d'aujourd'hui, on a toutes
les peines du monde à se figurer que c'est un dimanche; nous n'avons
pas de messe, un seul prêtre est venu avec nous et il ne peut pas
dire la messe. Nous tachons de sanctifier le mieux que nous pouvons
ce jour du Seigneur en faisant quelques prières de plus et en lisant
les prières de la messe. Cette journée, comme les précédentes,
a été très bonne, la mer est calme. Vers midi, nous
apercevons dans le lointain une immensité de petits points mais
les matelots s'amusent de voir que nous ne pouvons pas connaître
cela. Ils finissent enfin par nous dire que ce sont des petits bateaux
qui sont à la pêche en pleine mer. En effet, nous les voyons
bientôt de près, nous allons pouvoir nous amuser un bon moment.
Il y a là, autour de nous, des milliers de petites barques qui voguent
au gré du vent, toutes ont de grands mats auxquels ils attachent
une voile en joncs et ils restent dans ces habitations toute leur vie.
La plupart de ces gens naissent, vivent et meurent sur l'eau, sans presque
jamais descendre à terre, quelle triste vie, n'est ce pas. Ce qui
nous amuse le plus ce sont les barques qui sont le plus près de
notre bateau. Quand le bateau passe dans la mer, il fait faire de grandes
vagues et les pauvres petites barques n'ont rien pour lutter contre elles
et se laissent aller. Les pauvres bateliers ont toutes les peines du monde
à se garantir contre l'eau qui menace et les mouvements auraient
vite fait de les envoyer à l'eau. C'est pourtant rare qu'ils se
noient, ils ont l'habitude de l'eau et parviennent à peu près
toujours à se tirer d'affaire. Pour nous ça nous amuse bien
de les voir danser. Ces barques peuvent avoir 3 mètres de long sur
1 1/2 de large et, là dedans, logent souvent 8 à 12 personnes:
hommes, femmes et enfants. Vous pouvez vous figurer comme ils sont au large,
les Chinois se contentent de peu |
|
Lundi 29 Avril
Des le matin, nous commençons à voir, ça et
là, des côtes que l'on pense être les côtes de
la Chine. Nous filons à toute vitesse, depuis hier midi à
aujourd'hui midi notre bateau a fait 670 kilomètres, la machine
a été bien réparée.
Nous arrivons à la débouchée du port de Hongkong
vers les 7 heures mais il nous est impossible d'aller plus loin, il est
défendu d'entrer dans le port avant le jour. Comme notre navire
avançait encore assez vite et, probablement, aussi par distraction
du pilote, nous arrivons juste contre un rocher, encore quelques instants
et notre navire allait s'y briser; enfin, le pilote s'en aperçoit
et arrête le navire. Il était temps. Nous sommes donc condamnés
à attendre le jour pour entrer au port.
Nous allons dormir bien tranquille, la chaleur a considérablement
baissée, on sent la fraîcheur qui vient. Figurez vous, hier
on étouffait en cabine et aujourd'hui on prend une couverture. Avant
de nous coucher on parle de la visite du major, on a peur qu'il trouve
quelques maladies, ce ne serait pas amusant s'il fallait rester en quarantaine.
Cette visite est faite parce que nous venons de Saigon car dans cette ville
il y avait la peste. Bientôt nous faisons trêve à nos
bavardages et nous nous couchons.
Mardi 30 Avril
Aujourd'hui nous nous réveillons à 5 heures. Je ne
sais pas ce qu'on attend mais nous n'avançons pas encore. Au bout
d'un cours instant, nous apercevons une barque qui vient à nous.
Dans cette barque, on remarque un homme bien habillé, nous le connaissons
bien vite, c'est le major de la ville qui vient nous visiter. Il monte
chez nous et, après un entretien avec le médecin du bateau,
il repart. C'est que notre médecin lui a donné de bons
renseignements sur tous les passagers et il ne juge pas à propos
de nous visiter en particulier. Voila l'homme qui nous empêchait
d'entrer au port, maintenant nous pouvons partir, mais, oh! qu'il faut
longtemps pour arriver à l'endroit où on doit s'arrêter.
Le port est rempli de bateaux et on est obligé d'aller doucement.
Enfin, à 8 heures nous jetons l'ancre et pouvons descendre.
Les Pères des Missions Étrangères sont venus
nous chercher, nous descendons dans leur chaloupe et bientôt nous
abordons au quai. Nous voila entrés en ville, nous avons fait nos
premiers pas sur la terre de Chine.
Ce n'est pas encore la vraie Chine car Hongkong est une île
qui appartient à l'Angleterre. Nous allons directement à
la procure des missionnaires. Là, une surprise nous attend: nous
y trouvons 2 de nos frères qui sont venus nous voir, nous sommes
heureux de pouvoir les embrasser. Il y en a justement un que je connaissais
depuis mon noviciat. Nous avons une chaleur très lourde, c'est le
plus mauvais moment aussi on ne sort guère sans emporter avec soi
son parapluie qui, pour la circonstance, sert d'ombrelle.
Après avoir visité la maison et causé avec
les Pères, nous sortons visiter la ville. Nous nous dirigeons d'abord
vers le cimetière catholique Européen où nous avons
un Frère Mariste enterré là mais nous n'avons pas
su trouver la tombe attendue que la pierre n'est pas encore placée.
En revenant, nous visitons le muséum qui n'a rien de bien
fameux, il est dans le genre de celui de Singapour. Il est surtout remarquable
par la grande variété de petits insectes qu'il possède;
mais, une fois qu'on a vu un muséum les autres se ressemblent. En
sortant d'ici, nous sommes allés faire une promenade dans le jardin
public, là on est bien malgré les rayons du soleil. Ce jardin
est immense et unique en son genre, il est construit, je dis construit
parce que c'est un vrai monument. C'est une montagne qui a été
transformée. Il y a tout ce qu'on veut comme arbres et fleurs, il
doit bien avoir une superficie de 5 ou 6 hectares et tout cela dans la
montagne. Âpres, nous visitons la ville; c'est la plus belle que
nous ayons vu depuis Marseille. Elle est, comme le jardin, toute bâtie
dans la montagne. Il y a très peu de maisons qui soient au plat,
c'est ce qui lui donne un caractère grandiose parce que toutes les
maisons se voient très bien, seulement, c'est difficile pour la
circulation.
La population est en grande partie Européenne. Parmi les
catholiques ce sont tous des Portugais ou Chinois, les Anglais sont protestants.
Le port est immense et son commerce est un des plus important. Après
avoir bien visité la ville, nous remontons à la procure des
Pères pour dîner.
Nous avons été admirablement bien servis, après
le dîner, nous voulions repartir nous promener mais une pluie torrentielle
s'abat, il pleuvait tellement qu'il n'y avait pas moyen de voir quelque
chose à deux mètres de la maison. Après la pluie nous
sommes restés à la maison où nous avons fumé
un cigare français et nous nous sommes amusés jusqu'à
3 heures et alors nous avons pris le chemin du port. Les Pères viennent
nous accompagner jusqu'au bateau où nous arrivons vers les 4 heures.
Nous devions partir à 5 heures mais le chargement des marchandises
n'étant pas fini nous ne quittons le port que vers 6 heures.
La température a considérablement baissée depuis
hier. Nous sommes très peu nombreux sur le bateau, à peine
y a-t-il une trentaine de passagers, nous n'en sommes pas fâchés
car moins on est, plus on rit.
Mercredi 1er Mai
Nous voici au mois de Marie. J e ne sais plus comment je vis, voila
bientôt 8 jours que nous n'avons plus de messe; et puis le mois de
Marie est le mois des fleurs mais nous n'en voyons guère. Enfin,
plus que deux jours et nous serons en Chine.
Aujourd'hui la mer ne sera pas très bonne., plus nous avançons
plus nous sentons les vagues et on nous annonce une mer très agitée
pour toute la journée. Oh, la bonne heure, nous pourrons au moins
voir ce qu'est une tempête. Je vais déjeuner de bon appétit.
Déjà 3 ou 4 de mes confrères ont le mal de mer, pour
moi, je tiens bon et pour prévenir le mal de mer je vais faire une
promenade à l'avant du bateau. Là, un vent effroyable me
saisit, peu s'en fallut qu'il me renversa, enfin je prends mon courage
à deux mains au moins je pourrai respirer le bon air. Je n'y restais
pas longtemps, le vent était froid. Pour revenir il me fallut de
nouveau lutter pour ne pas partir avec le vent. Je vais rejoindre les autres
et voila que c'est l'heure du second déjeuner. Je sens que ça
ne va pas très bien pourtant je tiens encore bon, étendu
sur ma chaise longue.
Le détroit de Formose est généralement très
agité, nous y serons ce soir ou demain matin.
Jeudi 2 Mai
Nous avons passé le détroit de Formose pendant la nuit.
Il fait toujours un peu froid, ce matin, la mer est de nouveau assez calme.
C'est notre dernier jour. Le soir, chacun s'occupe à achever sa
valise; la mienne est vite faite, je vais trouver le maître d'hôtel
pour lui acheter des cartes postales mais il me dit qu'il n'en a plus.
Nous arriverons à la rivière du Uan-Poo probablement pendant
la nuit et là nous dirons adieu à notre beau Tourane.
On prépare tout le soir afin d'être prêt le lendemain
matin.
La rivière Whang-Poo à l'arrivée à
Shangai
Vendredi 3 Mai
Enfin, voila l'aurore du beau jour de notre arrivée sur la
belle terre de Chine. A 4 heures et demie nous sommes éveillés,
quelqu'un frappe à la porte, j'avertis mes confrères qu'il
faut se lever; ils n'en ont guère envie. Finalement ils font comme
moi, 2 minutes après, on nous dit que ce sont les Frères
de Shanghai qui sont là et que ce sont eux qui nous on réveillés
aussi on se dépêche d'aller au salon où ils nous attendent.
Là, on s'embrasse et nous faisons nos prières, après
quoi, nous allons déjeuner. A 6 heures et demie nous partons dans
la chaloupe de la compagnie des messageries maritimes et remontons le Uan-Poo.
Pendant 2 heures nous avons un magnifique spectacle: d'abord, à
l'entrée de la rivière il y a deux forts et ensuite nous
passons entre deux rangées de barques chinoises, nous sommes tout
à fait intrigués de voir tant de barques, les frères
de Shanghai nous disent que c'est la flotte chinoise qui est là.
Holà! Quelle flotte de vieilles barques en bois avec deux ou trois
fusils et un morceau de canon, une vingtaine de soldats et c'est absolument
tout. Il n'y a pas besoin de canon pour les faire couler.
A 7 heures et demie nous sommes au quai de Shanghai, quatre autres
frères sont venus nous saluer. La maison est à une demie
heure d'ici, nous laissons toutes nos affaires au quai, les Chinois nous
les apporterons dans leurs fameuses brouettes...
C'est ici que se termine pour le petit frère Arthur le voyage
à bord du Tourane. Pour rejoindre
son affectation de Pékin, il prendra un bateau allemand, :Admiral
Von Tirpitz, qui l'amènera à destination 5 jours après.
Il ne résistera qu'un an au rude climat de Chine...
Article de La Croix de l'Isère
Le 10 Novembre 1908 - Saint Sauveur
"Le Petit Frère Arthur"
Nous apprenons la mort à Pékin d'un jeune Frère
Mariste appartenant à l'une des plus chrétiennes familles
de Saint Sauveur, Henri Inard. Élevé dans l'établissement
de St-Genis-Laval, il se préparait à consacrer sa vie à
l'enseignement catholique en France, quand la loi forgée contre
les congrégations religieuses l'obligea à compléter
sa formation religieuse en Italie. A la fin de ses études et sous
le souffle de l'Esprit Saint, il n'eut plus qu'un désir: aller enseigner
les enfants chinois et faire connaître et aimer les noms de Jésus
et Marie dans ce pays qu'on appelle par dérision sans doute, l'empire
des Célestes.
Il y était depuis quinze mois et s'adonnait avec empressement
à l'étude du chinois, cette langue étrange et bizarre,
quand le typhus l'arrêta dans sa généreuse ardeur en
le clouant sur son lit…cependant…il allait mieux et espérait en
être quitte pour toujours…ainsi qu'il l'écrivait dans sa dernière
lettre à ses parents. Mais il parait qu'une complication surgit,
et l'on apprit avec stupeur sa mort à laquelle on ne s'attendait
pas et qui était survenue le 22 septembre. Il avait 21 ans depuis
un mois et avait fait ses trois voeux de religion quelques temps auparavant.
Les trois sacrifices qu'il a fait de sa Jeunesse, de l'Exil et de sa Vie,
sanctifiés par ses trois voeux de Pauvreté, de Chasteté
et d'Obéissance, ont été, sans doute, agréable
à
Dieu qui les a acceptés et les a jugés suffisants pour la
couronne éternelle.
Le "Petit Frère Arthur", comme il aimait à s'appeler,
est récompensé de son dévouement à la cause
de Dieu et des âmes, nous en sommes convaincus. Et c'est un honneur
et une faveur pour la famille Inard à laquelle nous présentons
nos sympathiques condoléances, l'assurant de notre espoir que cet
enfant béni sera pour elle un protecteur dans le ciel, près
de son père qu'il est allé si tôt rejoindre. |