Je suis parti du port de la Nièvre (baie de Diego-Suarez) le 13 janvier (1886) à 5h30 du soir. A 6h15, le me trouvais par e travers du cap Frederic, fait route depuis ce moment jusqu'à 7h à l'est du monde. A partir de 7h, je fis gouverner au Sud 70°, Est vrai jusqu'à 11h45, la machine réglée à 45 tours, le loch donnait 8 nœuds de vitesse, la brise dépendait de la partie du SE et la mer était assez belle. A 11h45, je fis changer la route pour gouverner au S Ouest vrai, le ciel clair au Zénith me permettait de vérifier la variation et de faire par conséquent bonne route. A 3 h du matin, d'après le chemin estimé, me supposant assez élevé dans le Sud et n'apercevant rien, je fis venir de 5° sur tribord pour tâcher de reconnaître ma position. Vers 8h40, j'apercevais, en même temps que l'officier de quart et dans le lointain, plusieurs sommets de montagnes et je m'estimais assez éloigné de la terre pour n'avoir rien à redouter. L'horizon sombre à ce moment ne permettant pas de voir à grande distance, je fis gouverner à parti de 4h au Sud du monde, avec ordre d'attendre le jour pour augmenter de vitesse. Je ne quittai pas la passerelle et continuai de veiller avec attention dans la crainte d'un courant contraire, et pour ne pas perdre de temps aussitôt le commencement du jour. |
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L'Ebre, sistership du Tage, et rallongé comme lui. Il n'existe pas à ma connaissance de photo du Tage |
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A 4h15 environ, j'aperçus à l'aide de mes jumelles une nappe blanche par tribord, ne doutant nullement que ce dût un danger, je fis mettre toute la barre à bâbord. Aussitôt après, dans la crainte de pouvoir évaluer assez vite, je fis stopper et commandai de faire machine arrière à toute vitesse. L'homme de bossoir me signala à ce moment avec la cloche le danger menaçant vers lequel nous courions et que nous ne pûmes éviter malgré la promptitude de la manœuvre exécutée dans la machine. Nous étions échoués sur un fond de roches et je laissais continuer la manœuvre en arrière jusqu'au moment où le chef mécanicien vint me demander à faire stopper pour faute de pression et afin de la faire monter. Le jour commençait à poindre, et avant d'entreprendre quoi que ce soit pour essayer de déséchouer le bâtiment je fis sonder les cales. La sonde de la cale arrière rapporta trois mètres d'eau et je fus en même temps averti par le mécanicien que les parquets de la chaufferie étaient aussi envahis par l'eau qui gagnait.
Comprenant alors que le navire était dans une situation telle qu'il y aurait plutôt danger à le renflouer, et que tous mes efforts devaient tendre au salut des passagers et de l'équipage, je donnais l'ordre au mécanicien de faire éteindre les feux et de prendre toutes les précautions qu'il jugerait convenable pour la machine. Je fis rallier tout l'équipage de front et demandai même le concours des marins de l'Etat passagers pour procéder à la mise à la mer de tous mes canots. La première embarcation amenée sur le côté de bâbord, et contenant deux hommes cassa la bosse où elle était à flot. La violence du courant l'emportant avec rapidité en dérive, nous envoyons à son secours la chaloupe et la baleinière qui avait déjà reçu un sac de dépêches pour la Reunion. |
Le lieu du naufrage, à une vingtaine de kilomètres au nord de Vohémar. Le récif n'est qu'à 30 kilomètres à vol d'oiseau de Nosy Akomba où se perdra le Salazie 25 ans plus tard. |
Avec un grand canot commandé par un lieutenant et après avoir reconnu la passe en dedans du récif, nous commençâmes le débarquement des passagers à 7h, en faisant évacuer premièrement les malades et convalescents pour les transporter sur l'île de Barracouta. Cette opération, bien que difficile à cause d'un fort ressac entre le bâtiment et le récif, où nous avions placé le youyou avec un va-et-vient fut heureusement terminée vers 11h du matin. Les embarcations en dérive rentrèrent à bord à ce moment, après avoir abandonné la baleinière, qu'elles ne purent remorquer à cause de la force du courant.
Pendant l'après midi du 14, l'équipage du pont et de la machine, aidé des marins passagers dut occupé à transborder du navire vers le récif les vivres sauvés de la cambuse, les groupes, ainsiq ue tous les bagages se trouvant dans les cabines, ainsi que quelques colis qu'on avait pu retirer de la cale arrière. On a pu sauver ainsi une grande partie de l'argenterie ainsi que des tentes et prélarts.
Le soir à 5h, et après avoir expédié par terre deux matelots indigènes pour porter la nouvelle de notre sinistre à Vohémar, je fis évacuer le bord, et quitter le navire le dernier pour me rendre à terre. A ce moment, toutes les cales étaient pleines d'eau, le navire couché sur le côté de tribord et secoué terriblement dans toutes les parties.
Arrivé à terre sur l'île où s'était opéré le débarquement, mon premier soin fut de mettre à l'abri toutes les dépêches et je constatai que tous les liquides et vivres débarqués avaient été placés sous la surveillance des militaires. Je remerciai l'officier supérieur qui les commandait et qui m'offrit tout son concours pour établir un service d'ordre pendant notre séjour sur Barracouta.
Le lendemain, 15 janvier, le navire se trouvant toujours dans la même position, nous profitâmes de la marée basse pour continuer à débarquer du bord tout ce qui pouvait servir à nous abriter et ce n'est qu'avec grand peine qu'on put retirer encore quelques vivres qui se trouvaient dans la cambuse supérieure.
Dans la journée du 16, le navire étant complètement cassé par le travers de la passerelle, nous reconnûmes qu'il y avait danger, vu l'état de la mer, à se rendre à bord pour tâcher de procéder au sauvetage, soit du matériel ou de la cargaison. Nous étions certains avec ce que nous avions pu sauver, de pouvoir attendre sans crainte le secours qui nous viendrait de Vohémar. |
Dans la soirée du 16, ver 8h, un coup de canon nous signala la présence du "Capricorne", qui se trouvait au large et nous répondîmes par des fusées pour faire connaître notre position sur l'île. Dans la matinée du 17 à 9h, le "Capricorne" ayant pris mouillage au NO de l'île Horr, commencé l'embarquement des passagers civils et militaires au moyen de nos canots et de deux embarcations envoyées à notre aide par le navire. A cause des difficultés que nous éprouvons à effectuer les voyages à marée basse, le bâtiment de l'Etat de peut partir que le 18 au soir, emportant un premier convoi composé de tous les passagers et de quelques personnes de l'équipage. Pendant la journée du 19 et sur l'avis du commandant de l'aviso, nus nous transportons avec nos canots sur la partie nord de l'île Horr afin d'être prêts à embarquer sitôt le retour du "Capricorne" qui revient prendre mouillage vers 7 h du soir. Le lendemain 20 janvier au matin, nous nous rendons à bord et le commandant confie aux bons soins d'un délégué envoyé par le commandant supérieur de Vohémar nos trois canots avec leur armement complet pour tâcher de procéder à n sauvetage, soit du matériel ou de la cargaison du "Tage".
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Mauvaise photo de l'aviso Capricorne, basé à Madagascar, qui secourut l'équipage du Tage |
Les routes que j'ai suivies à mon dernier voyage ayant été celles parcourues à mes deux précédents voyages, je ne puis qu'attribuer à la violence des courants ainsi qu'à l'état de l'horizon la perte malheureuse du bâtiment que je commandais, je j'ai toujours apporté toutes mes peines et soins à m'acquitter avec conscience du mandant qui m'avait été confié.
Marseille le 11 mars 1886
Signé, Girard |
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