Voyage de Saigon à Marseille, à bord du SYDNEY du 6 février au 12 mars 1909
 

Journal de Charles Rémond, magistrat de la IIIème République

Charles Rémond, magistrat de la IIIème République fit une grande partie de sa carrière Outre-mer (Algérie, Nouvelle Calédonie, Guadeloupe, Indochine). Il laissa de nombreux écrits, lettres ou journaux, recueillis par sa famille, grâce à qui nous pouvons aujourd'hui publier ces récits de voyage.

Arrivé à Hanoi en avril 1906, il fait valoir ses droits à congés en janvier 1909 et quitte l'Indochine pour un congé de 6 mois en Métropole le 28 janvier 1909. Sa femme et ses enfants, éprouvés par le climat ont déjà regagné la france depuis mai 1908, à brd de l'Armand Béhic. Lui va prendre le Sydney., mais le voyage va être comliqué par une grave avarie survenue au navire dans l'Océan Indien.

                    


Le Colombo, avant qu'il ne soit racheté par les Messageries Maritimes

Je quitte Hanoï par le train du soir. Le lendemain, démarches habituelles au Parquet pour obtenir les réquisitions de passage et aux bureaux des Messageries Maritimes pour la désignation de la cabine et l'embarquement des deux malles que j'emporte comme seuls bagages. Puis je pars de Haïphong dans la soirée à bord du "Colombo".

Après une traversée assez dure au long des côtes d'Annam avec trois escales, arrivée à Saïgon jeudi matin 3 février. Fait route en même temps que moi M. Gaudin, Vendéen, commis greffier du Tribunal à Hanoï, frère du juge de paix de Nam-Dinh.

Embarquent à Saïgon M. Pasquier, sa femme et son petit garçon. C'est un Administrateur de Cochinchine, en dernier lieu secrétaire de M. Bonhoure, Lieutenant Gouverneur de Cochinchine, qui, tout récemment, a été trouvé un matin par son boy, sur son lit, un revolver au poing, une balle dans la tête. Suicide ou assassinat .../...

Durant l'escale de Saïgon qui se prolonge jusqu'au 6 au soir, je revois avec grand plaisir cette superbe ville.
Elle a encore fait des progrès depuis trois ans. Le mouvement est de plus en plus intense sur le boulevard Charne aux longues et larges perspectives. D'énormes travaux sont en cours sur le port; bientôt deux kilomètres de quais permettront toutes les opérations de chargement et de déchargement des bateaux de grandes dimensions. Saïgon devient l'un des ports les plus importants du monde.../...

 


Le Sydney à Marseille

Nous quittons Saïgon le samedi 6 février pour Marseille à bord du "Sydney". C'est un paquebot d'un modèle déjà ancien, de quatre mille chevaux, jauge brute de quatre mille tonnes, déplacement de sept mille tonnes. Il n'a qu'une seule cheminée, est entièrement peint en blanc, comme maintenant la plupart des bateaux qui naviguent dans les mers tropicales. Habillés de blanc, ils emmagasinent un peu moins de chaleur que sous une autre couleur.

 


Lundi 8 février, escale à Singapore (comme disent les Anglais) ou Singapour (comme disent les Français). Nous y arrivons à 8 heures du soir, trop tard pour descendre à terre. Le lendemain matin, par le tram, visite au magasin japonais d'Otomune, toujours bien fourni et à des prix sensiblement moindres qu'ailleurs. Une station avec les Pasquier et Gaudin au Raffles Hotel, un coup d'œil aux beaux arbres et aux jolies fleurs du square près de la Cathédrale, puis retour en pousse au bateau.
Départ pour Colombo au coucher du soleil.
Navigation magnifique sous les rayons de pourpre et d'or entre les petites îles du détroit, corbeilles de plantes vertes, rochers éternellement mauves et minuscules cascades.

Durant trois jours, nul incident malgré une chaleur humide, comme de coutume en toutes saisons en ces parages. Il y règne perpétuellement un été torride sous des pluies torrentielles rarement entrecoupées de périodes sans eau.
Dans la matinée du troisième jour, à la pointe de Sumatra, près de laquelle nous passons beaucoup moins loin que d'habitude, on aperçoit le majestueux Salawa, un volcan que les Hollandais appellent Goudberg, Montagne de l'Or, à cause des coulées formidables de soufre qui strient ses flancs. Il est très imposant mais, pour nous, en mer, visible seulement à travers de rares éclaircies, car, dans cette région du globe, l'eau surchauffée fume comme une chaudière et ses vapeurs s'étendent en larges écharpes de brume sur la chaîne des monts.
Quelques petites îles, sentinelles avancées, se voient aussi, tout embuées comme derrière une vitre dépolie : Poelo Brass et Poelo Wai.
Cette pointe de Sumatra n'est qu'une impénétrable forêt. On la dit habitée par des anthropophages, les Atchinois. D'autres les disent végétariens ! Messieurs les explorateurs feraient bien de se mettre d'accord. En tout cas, ce ne sont pas des Malais comme les autres habitants de la grande île, mais des descendants d'Arabes que la mousson du Nord-Ouest a poussés jusqu'à ces rivages il y a bien des siècles.

Samedi 13 février, à 2 heures de l'après-midi, tout le monde parmi les passagers et les gens du bord qui ne sont pas de service, se repose sur le pont. La chaleur est toujours intense mais le mouvement du bateau donne un peu d'air. Le Commandant et le Commissaire parlent de l'Inde dans un groupe où je me trouve, quand subitement le paquebot se soulève, frémit et fait un bond en l'air qui nous jette violemment hors de nos sièges. Un bruit de tonnerre est monté en même temps des profondeurs de la coque. Le Commandant n'a fait qu'un saut dans l'escalier qui descend aux machines. On se relève, on se regarde, pas trop rassurés. Le Commissaire, lui aussi, a disparu. Qu'y a-t-il ?
On ne tarde pas à apprendre que notre arbre de couche a sauté, s'est brisé et que l'un de ses fragments a emporté le manchon en défonçant une bonne partie de l'arrière. Une réparation rapide et sommaire est déjà en train d'aveugler la brèche. L'accident pouvait avoir des conséquences désastreuses ; bien heureusement, il n'en sera pas ainsi.
Les machines se sont arrêtées ; rien de mieux évidemment puisqu'elles ne peuvent plus actionner l'hélice. Le Sydney glisse doucement, sans bruit, pendant le temps que dure l'effet de la vitesse acquise, ralentit insensiblement, puis finalement s'arrête.

Nulle terre en vue. Nous nous trouvons dans le Sud de Ceylan à environ 120 kilomètres de la côte de Dundra Madoura, à 150 km (80 milles) de la Pointe de Galle. Aucun navire n'est en vue. Une heure et demi se passe. À 4 heures, on aperçoit dans le Nord-Ouest deux fumées. Vingt minutes plus tard, on distingue deux bateaux charbonniers à l'aide des longues-vues, des Anglais naturellement. L'équipage du Sydney fait, au commandement de l'officier en second, les signaux d'usage. Lentement, sans se presser en rien, les deux vapeurs se rapprochent.
Notre Commandant descend dans un canot qu'il a fait mettre à la mer et se fait conduire successivement aux deux bateaux. Il revient vers six heures et demi. "Ce sont des requins", dit-il à très haute voix en remontant à l'échelle, "d'affreux requins, des requins sauvages". Il est furieux, le Commandant ! L'un de ces bateaux lui a demandé 50 000 frs pour nous remorquer à Colombo distant d'environ 280 kilomètres du lieu où nous sommes et qui, d'ailleurs change à chaque instant, les courants marins nous dérivant tout à leur aise et nous portant de plus en plus dans le Sud.
Enfin, dans la soirée, un 3ème charbonnier survint (le CLAN FRASER, note de l'éditeur) qui, tout aussi requin, mais un peu moins sauvage que les deux premiers, consentit moyennant une dizaine de mille francs, à nous conduire en vue de la Pointe de Galle où nous jetâmes l'ancre. Notre Comandant gagne alors la terre au plus vite et adresse un télégramme à nos Messageries Maritimes à Colombo. Celles-ci nous envoient le lendemain un puissant remorqueur, le Goliath, qui nous prend à la remorque à l'aide d'un énorme câble d'une longueur d'au moins 200 mètres.

C'est dimanche 14 février. Nous sommes à 150 kilomètres de Colombo. Partis à 6 heures du matin à la vitesse de 5 à 6 nœuds, nous n'arrivons dans le port qu'à 8 heures du soir. Nous avons longé la côte. Le voyage, sans roulis ni tangage, a été charmant … mais nous l'avons échappé belle.

Lundi 15 février. Les ingénieurs de la Compagnie examinent les dégâts. Ils affirment que les réparations ne prendront que deux ou trois jours. Contrairement à leurs prévisions, nous ne sommes repartis qu'après dix jours et dix nuits de travail ininterrompu, le 25 février, douze jours après l'accident.
Ces dix jours d'arrêt forcé à Colombo permettent de mieux connaître cette ville et ses environs. Un petit voyage qui donne en raccourci l'idée de l'Inde est celui de Colombo à Kélani.
On prend le tramway devant l'Hôtel Bristol et, jusqu'à la rivière Kélani, sur 6 ou 7 kilomètres, le long d'une enfilade de rues qui n'en font qu'une, à droite et à gauche, nous longeons des maisons peintes de toutes les couleurs, où le rouge et le jaune oranger dominent, et des boutiques d'indigènes qui se succèdent sans interruption. La foule est dense, exclusivement hindoue. Les enfants vont et viennent tout nus, les adultes aux trois quart de même, silencieux, malgré leur nombre qui obstrue le chemin, malgré les charrettes attelées de petits bœufs bossus qui s'enchevêtrent et se détournent lentement sous les claquements réitérés du timbre du tramway.
C'est un amoncellement de toutes sortes d'objets au long des trottoirs extrêmement étroits de cette rue extrêmement étroite. De la vannerie, de l'ébénisterie, des cuivres, des poteries, des fruits, des légumes, du poisson salé et toujours cette foule, hommes, femmes, enfants à la peau brune luisante, aux bijoux largement étalés, mouvante, grouillante, sans cris, sans bruit, docile, souriante, d'un sourire tranquille un peu triste et qui s'écoule dans les deux sens, sans cesse et sans fin.
Au bout de la ligne, on atteint un grand marché, la rivière et une végétation folle, comme partout ici dans la terre rouge et sous un ciel de feu.


York street, le centre ville de Colombo


Djibouti au début du XXème siècle

Mardi 2 mars. Nous sommes à quelques milles du Guardafin que nous laissons par bâbord et le lendemain nous voici à nouveau à Djibouti.
Grands progrès depuis 3 ans. La place Ménélik prend belle tournure avec ses maisons mauresques, le Palais de Justice et la Mairie dans le fond, de style aussi arabe et sa plantation de palmiers. Ceux-ci sont encore bien petits, mais on espère qu'ils grandiront d'ici quelques années, soigneusement entretenus et surtout judicieusement arrosés, et qu'ils donneront de l'ombre, chose qui tient du prodige en ce pays-ci où l'ombre n'existe pas, faute d'arbres. Quand on veut se mettre à l'ombre, on prend un chameau que l'on place entre soi et le soleil…

Départ de Djibouti le jeudi matin 4 mars.
En Mer Rouge, deux jours de chaleur très pénibles, le troisième et le quatrième supportables, grâce au vent qui nous vient maintenant franchement du Nord.

Dimanche 7 mars, Suez, puis le lendemain soir, Port-Saïd, d'où l'on repart dès 1 heure du matin. Méditerranée très fraîche, fortement houleuse ; mais quel plaisir de sentir qu'on avance, que la France est proche, que ceux qu'on aime plus que tout au monde vous attendent, comptant eux aussi les jours et que, bientôt, on va les retrouver.

 

Mercredi soir 10 mars, nous passons le détroit de Messine. Ni Messine, ni Reggio ne se signalent autrement que par de rares lumières, ces cités importantes étant presque totalement détruites depuis trois mois. Dans la nuit noire d'encre, sans une étoile au ciel, ces quelques points brillants sur la terre tout aussi noire, semblent des cierges de deuil veillant un mort.
Quel contraste avec ces jours rayonnants de soleil et de beauté où Messine, Reggio, l'Etna se présentaient à nos yeux dans toute leur gloire ! Mais elles renaîtront. Détruites vingt fois, elles ont été vingt fois reconstruites au même endroit, malgré la certitude de mourir encore et toujours de la même catastrophe, du perpétuel et identique écrasement.

Vendredi 12 mars, après un détroit de Bonifacio démonté, arrivée à Marseille. Notre Dame de la Garde se voile d'un rideau de pluie. On débarque. Les hommes, les chevaux, les maisons paraissent énormes. On n'a vu si longtemps que les petits Annamites et leurs tout petits chevaux, et, sauf quelques monuments ou quelques habitations comme on en construit en Europe, une masse confuse de paillotes sans étage et de pagodes dont il faudrait deux ou trois douzaines pour remplir la nef de nos moindres cathédrales…

Charles Rémond rejoint sa famille à Paris, et passe du temps en Bourgogne à Nolay, chez ses parents vieillissants. Sa mère meurt d'ailleurs peu après. Ça n'est finalement qu'en décembre 1910 qu'il rejoint l'Indochine, à bord cette fois de l'Océanien.

 

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©René Rémond /Philippe RAMONA 2014