Voyage d'Eugène Fromentin de Marseille à Alexandrie par le MOERIS et retour par le SAID du 9 octobre au 5 décembre 1869
 

Journal d'Eugène FROMENTIN, peintre orientaliste

Eugène Fromentin, peintre orientaliste bien connu sous le second empire, fait parti des intellectuels privilégiés invités par le khedive d'Egypte aux cérémonies d'inauguration du canal de Suez, en novembre 1869. Il a laissé de ce voyage des carnets, publiés aux éditions du CNRS en 1997 sous la direction de Barbara Wright. Les petits extraits ci-dessous décrivent la partie du voyage en Egypte qui concerne les navires des Messageries Impériales.

Le départ de Marseille a lieu le 9 octobre, afin de profiter des quelques jours entre l'arrivée et l'inauguration officielle du canal pour une visite en Haute Egypte. des problèmes logisitiques lui feron manquer les fêtes à Port Saïd, mais il se rattrapera à Isamïlia les 17 et 18 novembre. N'ayant pas pu joindre l'hébergement prévu, il va passer trois jours à bord de l'IMPERATRICE, navire de la ligne d'Extrême Orient des MI, qui mouille alors à Suez.

Puis c'est le retour, à bord du SAÏD, sistership du MOERIS pris à l'aller et l'arrivée à Marseille le 6 décembre 1869            


Le Moeris quittant Marseille
Départ de Marseille le 9, à six heures du soir. Sur le Moeris.
Beau temps, mer douce, gaieté à bord, très grand navire,encombrement. Six dans la même cabine. Nuit agitée, beaucoup de malades. Plaintes lamentables de notre voisine, Mme L.Colet,  appelant vainement la femme de chambre. Personne ne dort.
Visages très sérieux au réveil.
Personnel exceptionnel. Outre les Français, les Prussiens avec le grand Lepsius, dit le « profanateur » et le « ravageur », peut être à tort des Espagnols, des Suédois, quelques femmes dont deux nous accompagneront sur le Nil,  Mme Nubar  et sa fille, délicieuse femme asiatique de trente cinq ans, vieillie souffrante, amaigrie, charmante. Les de Lesseps fils et belle fille.
Dans le milieu du jour, on aperçoit la Corse. Hautes montagnes de l’intérieur de l’île; la plus élevée dans les nuages. Nous approchons de l’île. Détroit de Bonifacio. Nous passons par les petites Bouches entre une série d’îlots très rapprochés. La Maddalena, Caprera, on nous montre assez loin dans la petite île, sur des mamelons pelés, une maison de ferme blanche, qu’on dit être celle de Garibaldi. Troupeau de vaches près d’une sorte de poste douaniers sur la grande île.
A ce point là, nous touchons pour ainsi dire à la Sardaigne. Côtes élevées, grandes montagnes escarpées, déchirées, séparées par de larges vallées, et d’étage  en étage et de plan en plan se rattachant à d’imposants sommets vers le centre de l’île. Aspect sauvage, désolé, désert. Le climat doit être dur. Le vent âpre ; la mer bleu sombre hérissée d’écume.
La quantité d’écueils qu’on voit, ceux qu’on devine, ajoutent à l’air terrible de ces côtes ou tout échouage est la perte certaine. Au loin à gauche, dans les grandes bouches, on voit la passe ou s’est perdue la’ Sémillante’. A l’extrémité de l’île, énormes falaises perpendiculaires. Aucune cote, vue de la mer, ne m’a paru moins hospitalière et  moins attirante. Le soleil tombe en arrière de nous, nous sortons des bouches, le vent mollit, la nuit vient.

Le 11, Lundi. – La mer. Vers trois heures les premières Lipari à l’horizon. Cônes élevés sortant de la mer comme des écueils noirs et pointus. Vers cinq heures, à gauche, à toute distance, on nous montre le Stromboli ; pas de fumée visible. Nous sommes en retard et n’entrerons à Messine qu’en pleine nuit. Journée douce à bord, la meilleure, peu  de tangage, pas de roulis, « on écrit ». Vers deux heures du matin, le bateau stoppe et lâche sa vapeur.
L’immobilité subite nous réveille. Nous sommes dans le port de Messine. Une longue ligne de quais, bordés de maisons régulières, éclairés au gaz. La ville monte en amphithéâtre, on y distingue quelques lumières. Ceinture de montagnes. La Calabre et la Sicile se touchent. Nous sommes enfermés entre deux terres comme dans un vaste bassin creusé de main d’homme. Des cloches d’églises ou de couvent sonnent les heures. Une douzaine de canots siciliens nous accostent et s’empilent au pied de l’échelle. Ce sont des marchands de coraux et de verroteries, on les empêche de monter à bord du bateau. Aux lueurs des lanternes de papier qui les éclairent, nous les voyons s’agiter, offrir leurs marchandises, et manœuvrer pour se disputer le pied de l’échelle. Amas de coraux que je prend d’abord pour des oranges. J’achète des raisins détestables, quatre pour trois francs. Nous partons à trois heures.

Le 12. – A cinq heures et demie, on est sur le pont. La Sicile s’éloigne. Nous longeons d’assez près pour bien voir la côte italienne de Calabre; le soleil se lève, l’éclaire et la modèle.
Montagnes mamelonnées, pierreuses absolument arides, d’aspect africain. Toute une flottille de navires entrant à pleine voiles dans le canal.
L’Etna en vue, mais très enveloppé de nuages. A huit heures il se découvre. Immense cône, chargé de neige. Au centre,  des sinuosités noirâtres ; au sommet,  en arrière, un bloc rocheux, de couleur sombre. A onze heures on l’aperçoit encore.
Le cap « Degli Anni », extrémité de la péninsule.
L’Italie disparaît, journée de pleine mer. Par le travers du golfe de Tarente, la mer augmente, le vent est à l’Est, parfois Sud-Est, vent debout, les courants nous retardent. Le navire tangue, mer forte, rencontre du paquebot Saïd. Ciel couvert,  vent froid, un grain, quelques gouttes de pluie sur la tente. C’est triste on dirait la Baltique.

Le 13. – En mer. Même vent froid, même ciel voilé, mer dure ; encore des malades. Soirées encore plus triste, le vent saute au grand Nord-Est, il arrive droit de l’archipel, enfile le canal qui sépare Cérigo de Candie et nous prend en flanc. Gros roulis qui ferait des ravages à bord,  si déjà on n’avait le pied marin.
La brise est si forte et de température si aigre, qu’on tend des toiles au-dessus des bastingages pour nous faire des abris.
Le séjour de la dunette est pénible le jour, impossible le soir.  On se pelotonne aux portes du grand salon, autour du petit couple de Mme Nubar. Les Allemands et les savants sont pour la plupart intrépides.
Nous gagnons Candie qui commence à nous abriter vers onze heures du soir. Le vent et la mer mollissent.

Le 14. – En mer. La Crète en vue vers neuf heures. Le temps est meilleur ; et puis c’est la dernière journée de mer. Arriverons-nous le soir à Alexandrie ? à quelle heure ?
Aurons nous à croiser devant le port jusqu’au lendemain matin ?
Au point de midi la question n’est plus douteuse. Nous avons encore de vingt-deux à vingt-quatre heures de route. L’air est plus tiède, plus de malades.

Le 15. – Dès le matin sept heures et demie, sous un ciel clair, par un beau soleil, à l’horizon Sud-est, on voit quelque chose au-dessus de la mer. On dit que ce sont des arbres, des palmiers bien entendu. Les taches se rapprochent, se précisent, une côte basse apparaît. Une heure après, toute la côte libyque et toute Alexandrie étaient en vue. Grands navires de guerre, une citadelle, le phare, au delà, colonne de Pompée. A droite une côte ardente, avec un fort pour la terminer ; on y voit des dromadaires. Les premiers points aperçus étaient la mature et les vergues supérieures des vaisseaux.
Arrivée de Monsieur de Lesseps dans un canot à vapeur.
Entrée dans le port. C’est très beau de mouvement, de vie, de couleur, d’éclat, de lumière. Agréable sensation de la marche sur des eaux calmes.  Grande satisfaction mêlée du plaisir  de voir et de se sentir en sûreté, d’atteindre au but,  payé par six jours d’ennui, de se savoir en Egypte.

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Du 15 octobre au 17 novembre, Eugène Fromentin voyage en Haute Egypte. il rentre le jour de l'inauguration, mais rate les cérémonies à Port Said les 17 et 18 novembre, et ne peut en profiter qu'à Ismaïlia. Le lendemain, il est à Suez où il va prendre place à bord de l'Imperatrice.

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La nuit tombe au moment ou nous débouchons dans le golfe de Suez . De grands navires dans l’ombre, signalés seulement par la silhouette de leurs mâtures et leurs feux.
Pas de place à bord de l’Alphée , l’Erymanthe se remplit et nous refuse . Le trop- plein se rend  à l’Impératrice ; on nous y reçoit. Trois vapeurs Français des Messageries Impériales.
Les deux vapeurs Alphée et Erymanthe fermaient la marche des 67 navires qui s’étaient engagés, à la suite de l’Aigle, dans le canal. Ils étaient donc arrivés les derniers à Suez. L’Impératrice  venait au contraire de la mer Rouge.
L’Impératrice, grand et magnifique transport des Messageries, faisant le voyage de l’Indochine. C’est superbe.
Nous voilà donc sur la mer Rouge, dans les flancs d’un navire qui va de Suez à l’extrême Asie.
Equipage arabe, indien, chinois, malais. L’Inde , la Chine et le Japon sont pour ainsi dire à bord avec nous. Lune splendide. Première soirée, nouvelle et charmante.


Le paquebot Imperatrice des Messageries Impériales

L'Aigle, yacht de l'empereur Napoléon III, en tête du cortège d'inauguration du canal.

Samedi, 20 novembre. – En rade de Suez, au mouillage.
Le Djebel-Attaka superbe au soleil levant. La rade déjà peuplée de grands navires. Deux péninsulaires. Frégates turques. Frégates et transports de guerre anglais. Navires de toutes nations, excepté de la France, dont la marine de guerre n’a rien sur rade.
A huit heures,  tout se pavoise. A dix heures et demie tous les matelots sur les vergues. La frégate Turque donne le signal par un coup de canon. Tous les navires de guerre se couvrent de fumée . Les batteries font feu, l’Aigle débouche du canal. Défilé de tous les vaisseaux, dans l’ordre observé depuis Port-Saïd. C’est magnifique. Nous sommes aux premières loges, et de notre vaste dunette nous assistons à un spectacle unique, certainement unique en ces parages.
Journée passée à bord, sous la tente, à voir les allées et venues des yachts, ou canots impériaux princiers. Le soir illumination sur tous les navires et feux d’artifice tirés à terre.

Nous entrons en relation avec les Officiers du bord ; hospitalité charmante.

Dimanche, 21 novembre – Toujours à bord du transport l’Impératrice, rade de Suez.
Il était dit que les inséparables eux-mêmes devaient se séparer. Petit à petit notre expédition désorganisée et dissoute a fondu sur les chemins que nous avons si étrangement parcourus depuis le Caire. Déjà fort disloquée au Caire, elle est réduite à l’heure qu’il est  à de petits groupes isolés, ignorés les uns des autres, et sans communication possible. Qu’en reste-t-il dans la rade ? je l’ignore.
Ce matin, conformément aux renseignements pris hier, les passagers temporaires de l’Impératrice ont quitté le bord, en détail, sur de petits bateaux arabes , gagnant Suez (ou je n’irai pas) et ont du être versés dans un train qui a du les emmener au Caire. Que sera-t-il advenu d’eux ?...Qui le sait ?
Nous craignons les caprices et les retards du chemin de fer de Suez, un jour de fête et d’encombrement ; et nous avons prudemment (est-ce prudent ?) remis notre départ à demain. Ce soir nous tâcherons d’aller coucher à Suez ; demain à huit heures nous tenterons de partir par le train réglementaire. Demain soir nous avons l’espoir de coucher au Caire. Le hasard interviendra-t-il encore ? et dans quel sens ? Journée charmante au mouillage, temps admirable. A deux heures l’impératrice traverse la rade, et se rend sur la côte d’Asie, aux Fontaines de Moïse. Avec des lunettes nous la voyons monter à dromadaire et s’éloigner sur la plage aride, sablonneuse, enflammée.
Température très douce, je supporte un paletot.
Voilà les premiers moments de repos, de possession de nous même, de bien être que nous ayons goûtés depuis un mois et plus. L’air de la mer Rouge est meilleur à respirer que celui du Nil, et le séjour de l’Impératrice plus agréable que celui du Béhéra, de douce et sinistre mémoire.

Dimanche soir.
Eh bien nous ne partons pas ce soir. Nous avons expédié le drogman Antoine avec nos gros bagages. Il couchera à Suez et nous attendra  demain à sept heures au train du Caire. Quant à nous, nous passons encore la nuit à bord. Dîner de Six avec le Commandant. Conversation sur toutes choses : l’Inde, la Chine, la mer Rouge, la France, Paris. Beaucoup de lieux communs.
Le navire est désert. Nous occupons une petite table, à l’entrée de la vaste salle à manger, faite pour deux cents couverts. Le reste est dans l’obscurité.  Les longs corridors muets, la machine au repos, le pont à l’arrière à peine animé par le va-et-vient de quelques officiers désoeuvrés. La mer onduleuse murmure doucement autour du vaste navire. Les mouches à vapeur sillonnent la rade et y font leur bruit haletant, en filant dans l’obscurité.  Singulière fin de voyage. L’Aigle est toujours au Mouillage.

Lundi 22 novembre. – Départ de l’Impératrice à l’aube (cinq heures et demie). Le commandant fait armer la baleinière et nous conduit directement à Suez. Matelots chinois. Une grande heure de trajet, par une matinée belle, calme et froide. Soleil levant sur les montagnes de Syrie.
Le train encombré,  part à neuf heures. Voyage interminable et très pénible par un pays dont la première moitié est admirable…………
Nous arrivons enfin au Caire à neuf heures et demi du soir.

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Du 22 au 27 novembre, Eugène Fromentin reste au Caire, puis c'est le retour à Alexandrie, pour embarquer à bord du Saïd.

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Dimanche, 28. – Départ pour Alexandrie en pleine brume de novembre. Le Caire entièrement caché derrière un rideau blanchâtre. Nous passons au milieu du marché de Choubrah, sans en rien voir. Des fantômes d’animaux, de palmiers, de sycomores à travers la brume.
Voilà nos adieux au Caire.
Le ciel nuageux, menaces de pluie. Aspect du Nord. Alexandrie dans la poussière et le vent de mer.

Lundi, 29. – Aujourd’hui, 29 novembre, à trois heures, nous partons pour la France. A une heure, nous serons à bord du Saïd .

En mer,  30-31 novembre. – Traversée triste, s’annonce mal. De la houle du vent. La mer grise avec des écumes. Par moment, un peu de bleuet de soleil pâle au-dessus de nos têtes. Un cercle de nuées pluvieuses autour de l’horizon, des grains, un peu de pluie. Le vent variable. Peu de monde à bord. Les journées sont longues. Les nuits plus longues encore. Installation commode. Officiers de marine revenant de la Cochinchine et du Japon, l’amiral Pâris, vieux marin manchot, alerte, gai bonhomme, riant de tout, grand amateur de dessins, fait des panoramas, travaille à bord comme dans son cabinet (fit 3 voyages de circumnavigation, le premier avec Dumont D’Urville sur l’Astrolabe, membre de l’Académie des Sciences).
L’île de Crête en vue à dix huit ou vingt milles, très haute, brumeuse, perdue dans des couleurs froides. On ne voit pas l’Ida. Elle nous abrite même à si longue distance.

 


Le paquebot Saïd des Messageries Impériales dans le port du même nom

1er décembre. – Pleine mer, tangage très fort ; après quoi immense roulis, vent violent. C’est d’abord très beau à voir de la dunette. Le vent et l’extrême inclinaison du navire en rendent le séjour incommode, puis difficile, puis dangereux, puis impossible. On s’y briserait contre les cordages ; il faut descendre et habiter le pont.

2 décembre. – Journée pénible. Le roulis plus fort que jamais. La mer est démontée. Nous traversons l’Adriatique à toute vitesse,  grâce au vent du Sud-Ouest. Le PELUSE , parti de Port-Saîd, nous accompagne à tribord ; on l’aperçoit à la lunette, roulant sur des montagnes d’écumes. Navires voiliers en panne,  se balançant sur leurs basses voiles. Des paquets de mer couvrent le pont. Il faut y renoncer et descendre dans les carrés.
La nuit vient noire comme un four,  pas une étoile, on aperçoit le feu du  Spartivento, extrémité de la Calabre.
Impossible de dormir. A minuit, nous gagnons Messine à toute petite vapeur. La mer s’adoucit. Entrée lente et pleine de précautions. Un repos de trois heures dans le port. Il pleut, le temps est affreux. Les marchands de coraux ne viennent point à bord. Nous débarquons des passagers, les uns pour l’Italie, d’autres pour Constantinople. Nous nous demandons si nous n’accompagnerons pas les premiers, mais impossible d’aller de Reggio à Naples. Et pour atteindre Naples par la mer, il faut douze heures de bateau italien. Autant rester sur le Saïd. Nous apprenons que le temps est détestable de l’autre côté du canal, que des vents violents règnent sur la Sicile depuis trois jours, que le Nil , en route pour Alexandrie a dû rester mouillé sur rade depuis vingt-quatre heures, faute de pouvoir sortir par le côté d’ou nous venons, le vent et la mer qui nous emportaient étant contre lui.
Départ à trois heures du matin.
Le roulis recommence aussitôt, très violent.

3 décembre. – La Sicile derrière nous. Des neiges sur les montagnes ; à dix heures le Strombli à un mille et demi seulement. On le peindrait dans ses menus détails.
Coulées de lave. Petites maisons au pied dans des jardins.  Cône parfait, sombre, d’arêtes rigides, plongeant dans la mer, avec l’ inclinaison d’une pyramide aiguë. Les écueils noirs et pointus des Lipari.
La grande mer au delà devient encore plus dure.  Il pleut. Le vent est glacé. Nous habitons les entreponts, le fumoir autour de la machine. On fait cercle dans nos cabines. Le mouvement du bateau rend la marche impossible. Je suis pour la troisième fois,jeté à bas et précipité de l’escalier dans le carré. Le continuel raidissement des muscles et la tension des nerfs fatiguent beaucoup. La mer embarque et ruisselle dans la machine. Nous changeons de route et le Commandant se décide à prendre par le Cap Corse. Nuit détestable.

4 décembre. – Mer plus douce, grâce aux terres lointaines qui malgré tout nous protègent. Le vent tourne à l’Est. Nous marchons bien. Pas un coin de bleu. Il pleut, l’air est glacé. Nous ne quittons guère les cabines ou le carré de la machine.
Journées lentes à passer. L’île de Monte-Cristo noire, abrupte, conique, volcanique comme le Stromboli ; à un mille au plus l’île d’Elbe.
Nous approchons. Ce soir à huit heures, nous doublerons le Cap Corse.
Le cap doublé vers huit heures et demie. La mer augmente. Nuit absolument sans sommeil. Le roulis, plus dur, plus court, plus saccadé, est insupportable. Le bruit de la mer est assourdissant. L’eau ruisselle sur le pont et du pont dans les carrés par les panneaux laissés entr’ ouverts. Tout roule, tout est bousculé dans les cabines, on entend dans les couloirs des portes qui s’ouvrent d’elles-mêmes et battent avec fracas, des choses qui se cassent. J’erre dans les corridors déserts, autour de la machine, solidement arc-bouté contre les parois. On ne se plaint pas trop dans les cabines.
La salle à manger était déserte depuis trois jours. Singuliers dîners. Surprenante agilité des gens de service.


Le vaisseau Louis XIV, ex-Tonnant désarmé en rade de Hyères. il sera démoli peu de temps après

5 décembre. – Au jour la mer s’adoucit ; d’ailleurs nous approchons.
A gauche les îles d’Hyères. A droite la côte de Provence. Salut ! Mouillage d’Hyères . Le vaisseau canonier, le LOUIS XIV. Toute la côte dans la pluie. Les nuages bas.

Je viens de faire un rêve étrange et très fatiguant. J’ai rêvé que je visitais l’Egypte.
Un voyage en Egypte est chose ordinaire, quand on le fait dans des conditions ordinaires ; mais le notre !

Je voudrais donner des choses que je vois une idée simple, claire et vraie, émouvoir avec le souvenir  de ce qui m’a ému, laisser le lecteur indifférent pour ce qui ne m’a pas intéressé moi-même, ne rien grandir à plaisir, et me tenant toujours dans la mesure des choses, les rappeler à ceux qui les connaissent, les rendre sensibles et pour ainsi dire les faire revivre à l’esprit comme aux yeux de ceux qui les ignorent.
Cette série de croquis rapides, de peintures inachevées, faits en courant, ne seront pas un livre et n’en sauraient avoir l’unité. L’élément humain en sera fatalement absent. J’aurai entendu tout ce qui se dit et se crie dans le tumulte des villes égyptiennes sans en comprendre l’idée ni le sens.

Il est trop tard, je suis trop vieux, on va trop vite. 

Toulon dans la brume . Cette côte serait admirable à voir sous le soleil qui lui convient.
La pluie a cessé, le ciel se dégage un peu.
La Ciotat. Premières  montagnes  voisines de Marseille, à midi et demi. Marseille en vue sous un ciel grisâtre, doux, clair. Côte, panorama, style des montagnes, développement de cette ville de toute beauté, nous paraîtraient prodigieux sur une terre étrangère.
Encore une heure et demie, le bateau s’arrête au quai de la Joliette.
Nous sommes en France. Dieu soit loué !

Marseille  6  décembre  1869 .                                      E.Fromentin

 

       

 

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©Jean FAGES /Philippe RAMONA 2014