Voyage de Marseille à Nouméa, à bord de l'ARMAND BEHIC du 3 juin au 12 juillet 1895
 

Journal de Charles Rémond, magistrat de la IIIème République

Charles Rémond, magistrat de la IIIème République fit une grande partie de sa carrière Outre-mer (Algérie, Nouvelle Calédonie, Guadeloupe, Indochine). Il laissa de nombreux écrits, lettres ou journaux, recueillis par sa famille, grâce à qui nous pouvons aujourd'hui publier ces récits de voyage. Le premier d'entre eux concernant le sujet qui nous intéresse (les Messageries Maritimes) décrit le voyage aller vers la Nouvelle Calédonie, qu'il fit avec sa famille en juin-juillet 1895.

A cette époque, les navires effectuent un trajet direct, passant par le Canal de Suez, Aden, Les Seychelles et l'Australie. L'escale des Mascareignes a été supprimée en 1886, et celle de Colombo ne sera établie que vers 1900.

Revenu d'Algérie, où il était précédemment en poste, Charles Rémond profite de quelques semaines de congés en Métropole, avant d'embarquer à Marseille le 3 juin 1895 sur l'Armand Behic, lancé trois ans auparavant, et qui est à cette époque un des navires les plus modernes et les plus rapides de la Compagnie.

                    


L'Armand Behic, dans le port de La Joliette, quittant Marseille

Après  une  visite à Notre-Dame de la  Garde, nous embarquons  au quai de la Joliette le lundi 3 juin 1895. Le   bateau  des  Messageries  Maritimes  sur  lequel  nous  prenons  passage  tous  les  quatre en  1°  classe  aux   frais  de  la  Colonie  où  j’aurai  à  exercer  mes  fonctions,  est  l’ Armand  Béhic,  paquebot-poste  rapide,   puissant  et  confortable,  l’une  des  quatre  ou  cinq  unités  les  plus  récentes  de  la  Compagnie.   Commandant Poydenot, un basque, lieutenant de vaisseau : commissaire Montfort, un Breton.  Houle  légère,  beau  temps.  Des  rochers blancs  et roses s’estompent  peu à peu derrière  nous. C’est la   France  qui s’efface  lentement. Nos cœurs battent. Les enfants  agitent  leurs petites mains. Leur maman   pleure silencieusement quoique  vaillante  et résolue.  Elle croit  qu’elle  ne reverra plus son pays.  Allons,   au revoir France et non pas adieu ! On reviendra

… Dans la nuit, à hauteur de la Corse, incendie à bord ! Tout se passe avec une discipline si parfaite, un  calme et un silence si absolus, qu’un grand nombre de passagers n’en ont connaissance qu’assez  longtemps après. Mais nos cabines qui sont au bas de l’escalier se trouvent juste à l’endroit où se fait  la manœuvre. Le feu a pris on ne sait comment, dans la soute aux dépêches. Imprudence d’un fumeur  ou décomposition de produits chimiques ?… toujours est-il que 48 sacs sont brûlés, notamment la majeure partie des plis destinés à nos troupes qui combattent en ce moment à Madagascar. M. Laurent,  l’agent des postes qui lundi soir dînait avec nous face au Commandant, comme étant le personnage le  plus important à bord, étant le représentant du Ministre, n’a plus reparu de toute la traversée, occupé,  absorbé par le travail énorme que lui impose cet événement. Ce n’est pas sans peine que l’équipage,  après 18 heures de travail, a réussi à empêcher le feu de se propager. Il a travaillé ensuite à recueillir les  moindres fragments de lettres et à faire sécher les plis, paquets et journaux restés intacts.

 

Mardi matin 4 juin,
Un peu avant le déjeuner nous sommes dans le détroit de Bonifacio. Sardaigne d’un  côté, Corse de l’autre, celui-ci, de beaucoup le plus intéressant. Hautes falaises qui servent de piédestal  à l’étrange ville de Bonifacio ; puis, au sortir des "Bouches", l’île de Lavezzi et ses abords semés  d’écueils. C’est sur le rocher de Lavezzi qu’en plein midi, le 15 février 1855, se brisa la frégate la  Sémillante qui transportait des troupes pour notre armée de Crimée. Ils étaient 750 qui périrent  jusqu’au dernier. La mer rendit 600 cadavres. Ils reposent dans deux cimetières et une pyramide  indique le lieu de la catastrophe. (…)

Mercredi 5 juin.
Très beau temps. Du côté du soleil levant, spectacle magnifique. Enorme, tout blanc  de neige, la tête empanachée d’une aigrette de fine vapeur, l’Etna monte majestueusement à l’horizon,  tandis que, tout près, sur la gauche, s’élève, sombre et de forme géométrique impeccable, une haute  pyramide dont la pointe lance dans le ciel d’un bleu profond une épaisse fumée noire sillonnée  d’éclairs. C’est le farouche et inlassable Stromboli perpétuellement en ébullition. Sur notre droite et un  peu en arrière, d’autres îles : Vulcano, Salina, Panaria, les Iles Eoliennes. Puis, voici la pointe du Faro à  l’extrémité de la Sicile. Le détroit de Messine s’ouvre entre cette corne et les rochers sauvages de la côte calabraise. À tribord,  le Commissaire me montre Charybde. Je ne vois qu’un clapotis insignifiant. Par bâbord, il me désigne  Scylla, des rochers d’un brun foncé sur la côte de Calabre. Charybdis était une sicilienne, fille de la Terre et de Neptune. Ayant osé voler des bœufs à Hercule,  Jupiter la foudroya et la changea en gouffre. Scylla était aussi sicilienne, une jolie nymphe aimée du  dieu marin Glaucus. Circé, jalouse d’elle, la changea en rocher. Dans l'Antiquité, ce rocher avait la  forme d’une tête et d’un buste de femme et, sur ses hanches, au ras de l’eau, hurlaient nuit et jour six  énormes gueules de chiens. Les vagues déchaînées se ruaient perpétuellement sur Scylla, leurs  tourbillons étaient encore plus redoutés que ceux de Charybde. Dans la suite des siècles, divers  mouvements volcaniques ont modifié la configuration de ces parages… et, de nos jours, la navigation,  même celle des plus petits bateaux, se fait dans le détroit sans autre danger que la tempête, d’ailleurs  rare.
Nous défilons devant Messine, grande ville, très longue, surtout étirée au pied des montagnes qui font  suite au gigantesque Etna dont le sommet en est éloigné d’une vingtaine de lieues. À la lorgnette, on  voit bien les maisons et les monuments, dix fois démolis, dix fois reconstruits depuis les empereurs  romains, tant le sol tremble souvent dans l’île aux trois cornes et à la pointe de la botte italienne ! De l’autre bord, il en est de même de Reggio de Calabre, qu’on voit mieux encore, quoique de moins  près, grâce à sa position plus étagée sur une côte très montagneuse, très rocheuse, aux flancs ravagés,  fendus, bousculés. La Sicile est plus riante. Ses jardins, ses vergers, ses vignobles, ses forêts s’élèvent très haut, coupés  par de profonds ravins que franchissent les ponts d’une grande route et les viaducs d’un chemin de fer.  (…)
Ce détroit de Messine offre vraiment un admirable spectacle à cette époque de l’année, sur la fin du  printemps. Le ciel est bleu, très lumineux, la mer d’un bleu plus intense, plus foncé, à peine ridée de petites vagues argentées. Des bateaux de pêche aux toiles blanches s’entrecroisent, des mouettes en  foule voltigent ou se posent doucement sur l’onde, des marsouins aux échines luisantes évoluent en  mouvements arqués et rythmiques, sautent comme des béliers et luttent de vitesse pour dépasser le  paquebot. La majesté souveraine du colossal volcan préside à la scène, la tête couverte de neiges  étincelantes et de vapeurs roulées en petits nuages floconneux. Journée délicieuse. Excellente nuit.

Jeudi 6 juin.
Dans la matinée, on aperçoit en avant et un peu sur la gauche une espèce de casquette de  jockey, la visière face au couchant. Cette casquette ne tient à rien ! Elle est suspendue en l’air à une  certaine hauteur au-dessus de la mer, dont la surface très unie brille comme un miroir. Cette suspension  est une pure illusion, c’est l’effet d’un mirage. Quant à la casquette, c’est tout simplement l’île de  Gaudo, sentinelle avancée de la Crète. C’est là que le bateau qui portait Saint Paul se brisa au  printemps de l’an 61. Sur Gaudo, flotte l’étendard turc. Une ou deux heures après, nous longeons à 20 ou 30 km de distance la grande île aux montagnes très  élevées, par dessus lesquelles, se montre le mont Ida. La lorgnette a beau fouiller, on ne voit ni ville, ni  village. Quelques uns, très rares, sont sur la côte, mais au-dessous de notre ligne d’horizon (…). Peu de  cultures ou même aucune. Des broussailles, des rochers, des ravins et des ravines ; quelques forêts, de- ci, de-là, sur les sommets des premiers contreforts. La côte paraît abrupte, parsemée d’oliviers  sauvages à en juger par la teinte d’un bleu verdâtre argenté.
Vers le soir, cette terre aux nombreux  souvenirs mythologiques, fabuleux et historiques, disparaît lentement derrière nous.

Vendredi 7 juin 1895
Dans l’après-midi du jour suivant, par une chaleur de 38° à l’ombre sur le pont, sous un ciel d’un bleu  laiteux et sur une mer un peu brumeuse, le paquebot entre à Port-Saïd, entouré d’embarcations. Ce sont  des bateliers et des portefaix égyptiens vêtus de longues robes bleues et coiffés de petites calottes  blanches. Ce sont surtout des orchestres variés qui font un vacarme de tous les diables, des hommes et  des femmes qui jouent de tous les instruments connus et inconnus. Italiens, Roumains, Hongrois,  Valaques, Bulgares, Grecs, Turcs, Allemands … flûtes, fifres, clarinettes, trombones, cors de chasse,  cornets à piston, castagnettes, chapeaux chinois, tambourins, tambours et grosses caisses. Pour nous, la  Marseillaise, la Fille de Madame Angot, les Cloches de Corneville et les dernières nouveautés de nos  cafés-concerts ! Ailleurs, autour d’autres paquebots, et suivant leur nationalité que signalent leurs  pavillons, ce sont avec le même tapage épileptique, d’autres hymnes et d’autres chansons en vogue.
Port-Saïd … des boutiques, des boutiques, encore et toujours des boutiques en tous genres, de toutes  langues, largement ouvertes sur la rue comme des hangars : photographes, libraires, horlogers, bijoutiers  – beaucoup de bijoutiers -, marchands de nouveautés. Tous, employés et même patrons guettent le  passant comme araignées sur toiles, le happent, le harcèlent, obséquieux, tenaces, trottinent à ses côtés  et lui fourrent prestement dans la main ou dans la poche, de gré ou de force, annonces, prospectus et  jusqu’aux objets qu’ils entendent lui vendre, avec des invites réitérées, du geste et de la voix, à entrer  ici, chez eux, plutôt que là chez le voisin. Chez eux où, à les en croire, tout est dix fois, vingt fois  meilleur marché qu’à Paris, Londres ou Marseille. Des cafés à tous les coins de rue débordent en longues et larges terrasses pleines de consommateurs  venus des quatre coins du monde et versent, avec des liquides de toutes les couleurs dans les verres de  tous calibres, sans aucune interruption ni de jour, ni de nuit, le tintamarre de leurs orchestres en folie. C’est une foire de Neuilly, cosmopolite et continue. Et à travers toutes ces langues, tous ces costumes,  tout ce bruit, tout ce grouillement de tous les mondes, surtout du monde interlope, évoluent,  grotesques et impavides, les grands chapeaux cabriolets de l’Armée du Salut ! Ces dames ont, elles aussi, des orchestres aux énormes tambours et aux amples cymbales. Dans les carrefours et autour des  paquebots, leurs fanfares font rage. Quel succès peut bien avoir leur propagande évangélique dans un  pareil Capharnaüm ?
Le soleil se fait brûlant et il est cinq heures du soir. Pendant deux heures encore, il chauffera avec  violence. En ville, 42° à l’ombre. C’est ici qu’on fait achat de casques liège et sureau, et de vêtements  blancs, flanelle légère ou coton, pour la Mer Rouge et l’Océan Indien, l’Inde et l’Indochine,  Madagascar, l’Afrique et la Réunion. Quand nous remontons à bord, la provision de charbon s’achève. Ce sont des centaines d’hommes  noirs à peu près nus qui le transportent des chalands aux soutes à l’aide de couffins sur la tête. Ils se  suivent comme des fourmis, à la file indienne, en chantant une mélopée sans fin, au rythme de leurs  mouvements. Ils continuent dans la nuit, éclairés par des torches aux feux rouges et fumeux qui leur  donnent des silhouettes de démons disciplinés en bêtes de somme. Pour les pauvres fellahs, rien n’est  changé en Egypte depuis les pharaons.

Samedi 8 juin
À une heure du matin, éclairant sa route au moyen de réflecteurs électriques de très grande puissance,  l’Armand Béhic, vitesse réduite à 6 nœuds, s’engage dans le Canal. Nous en avons pour jusqu’à six  heures du soir au moins, soit 17 heures sur 172 kilomètres. Qui le croirait ? Pour nos écoliers et la  plupart des gens, l’isthme de Suez est simplement une très étroite bande de terres qui relie presque  pour rire la lourde Afrique à la massive Asie. Notre aveuglante lumière éclaire le ruban aquatique et, à  droite et à gauche, la plaine d’abord parsemée de lagunes, puis sablonneuse, pierreuse et sèche.  Allons nous coucher, nous verrons le reste demain.
Au jour, sur la rive africaine, on distingue quelques maigres arbustes. Ce sont des acacias, des palmiers  nains et de grands joncs à gros épis barbelés. Ils jalonnent le Canal d’eau douce. À quelques mètres plus  loin, une ligne de chemin de fer. Un train passe à grande vitesse, venant de Port-Saïd. Il se dirige sur  Ismaïlia et le Caire puis Suez. Vers le 55ème kilomètre, à El Kantara, un bac sert à transporter  chameaux et chameliers des caravanes qui suivent la piste d’Egypte en Palestine. Tous les dix  kilomètres, on rencontre une gare d’eau qui permet aux navires de se croiser. Mais sous peu, il n’y en  aura plus car on élargit le Canal de 70 à 80 mètres, on le creuse à onze mètres de profondeur au lieu de  huit. Les bateaux les plus énormes pourront y circuler et s’y croiser sans arrêt. Quel admirable travail ! Nous autres, nous ressentons une certaine fierté, en présence des étrangers qui  sont à bord, de ce que c’est un Français qui, à force de courage et de persévérance, a vaincu ici la nature  et même quelque chose de plus perfide, de plus hostile que la nature, les obstacles accumulés autour de  lui par d’autres hommes jusqu’à ses amis, jusqu’à ses ingénieurs, pour faire échouer son œuvre. 15 ans  et 418 millions ont suffi !


Un "marie salope" dans le canal. A gauche, un navire est stationné dans une "gare" afin de laisser le passage à un autre

De distance en distance, des dragues enlèvent, godet à godet, le sable tombé des berges dans la cuvette,  et à l’aide d’immenses bras, vont le déverser au loin sur la rive asiatique. Ces appareils puissants, d’un  service si utile, mus par la vapeur, portent dans l’argot de marins un nom pittoresque. Ce sont les  "Marie-Salopes" !

Au 80ème kilomètre, à peu près à mi-route, on entre dans le lac Timsah. Sur la rive droite, s’élève au  milieu des tamaris et des palmiers, verdure précieuse et rare dans ce désert, la ville d’Ismaïlia née  depuis l’ouverture du Canal. Le paquebot stoppe durant quelques minutes au milieu du lac, dépose  trois employés de la Compagnie qu’attend une chaloupe à vapeur et repart. (…) Au-delà, à une vingtaine de kilomètres du lac Timsah, on entre dans les lacs amers qui ont bien une  quarantaine de kilomètres de long sur dix de large. Ce n’était, avant la percée, qu’une cuvette remplie  d’étangs saumâtres. Aujourd’hui, elle ne forme plus qu’une seule nappe d’eau. Par Suez, la Mer Rouge y est entrée et s’est répandue au loin. Peu à peu, elle a fondu les buttes de sel qui parsemaient la vaste  dépression sablonneuse. Les niveaux moyens de la Méditerranée et de la Mer Rouge sont bien à égalité,  mais le mouvement des marées entraîne le mélange des eaux des deux mers dans les lacs amers  alternativement du Sud au Nord et du Nord au Sud, d’un bout à l’autre du Canal. La faune, la flore, les  poissons, les mollusques, les petites algues, etc…tiennent donc à la fois des deux climats et des deux  masses d’eau.

 

Le paquebot fume et glisse lentement sur le désert comme sur une route polie, uniforme et sans cahot.  C’est un spectacle surprenant que tous ces navires, voitures sans attelages sur la terre ferme, vus de  loin. Ils cheminent et se croisent sur cette plaine monotone, brûlée et jaune ou d’un gris roussi, sans  que l’œil aperçoive – quand le Canal fait une courbe – la petite bande d’eau qui les porte. C’est une  apparition de rêve ou de fable, quelque chose de fantastique, d’irréel, d’impossible et qui laisse comme  une gêne dans l’esprit. En arrivant sur une autre planète, on doit éprouver des impressions, des  surprises du genre de celles-ci. (…)
Il est six heures du soir et nous serons bientôt dans l’autre mer. Sur la rive occidentale, un peu avant l’extrémité du Canal, s’étendent de beaux quais plantés de  palmiers, de lentisques, de mimosas, d’eucalyptus, de nopals. Des maisons s’alignent, séparées par de  petits jardins. Ce sont des bureaux, des maisons d’employés. C’est le Suez moderne, créé de toutes  pièces, comme Port-Saïd, par la Compagnie. Dans le sable, au pied des hautes montagnes rocheuses et  nues, d’aspect farouche, on aperçoit le vieux Suez, groupement de maisons d’une blancheur aveuglante,  cubiques, avec terrasses, sans toitures, à la mode arabe, en un mot. Sur la rive orientale, la rive arabique,  on voit un bouquet de palmiers, les seuls sur l’étendue immense, plate, caillouteuse. À leur pied se  trouve, nous dit-on, la fameuse fontaine de Moïse. Voir la Bible… Rien d’autre à remarquer. C’est un pays frappé de mort et sous les pharaons, plus tard, sous les Grecs,  cependant cultivé et prospère ! Le climat a dû changer. Les pluies fécondantes se sont taries. Une chaloupe à vapeur accoste notre Armand Béhic et lui donne quelques sacs de dépêches, les plus  récentes, celles que vient d’amener le train du Caire. L’arrêt dans le Golfe a duré vingt minutes à peine.  Les grands paquebots ne séjournent pas ici.
La nuit est venue. Maintenant, quatre jours nous séparent de notre prochaine escale à Aden. Nous  voici dans la Mer Rouge. Pourquoi rouge ? Elle est bleue, tout aussi bleue que les autres, celles du  moins qui ont de la profondeur. Dans le nord, elle est d’un vert jaunâtre en raison du peu de  profondeur, mais partout ailleurs, elle est bleue. Pourquoi donc est-elle qualifiée de rouge dans toutes  les langues et depuis les origines du monde ? Les traités de géographie et les dictionnaires déclarent sentencieusement que ce qualificatif provient de  ce que la surface, à certaines époques de l’année, est rougie par des algues rouges ou rousses. C’est une  parfaite erreur. Rien de pareil n’existe sur l’eau de cette mer. Son nom lui vient très probablement des  "hommes rouges", les Pount qui vivaient sur ses deux rives et dont les descendants émigrés dans les  régions du nord devinrent les Phéniciens. C’est la seule explication plausible, me dit le Commandant  Poidenot.

Dimanche 9 juin au mardi 11 juin
Dans la matinée qui suit le départ de Suez, sur notre gauche, un massif rocheux, d’un très haut relief,  marque les monts de Tor, le Djebel Ka Tarin (Montagne de Sainte Catherine) que domine le Sinaï de  toute la majestueuse aridité blanche et rose de ses rocs accumulés. Il monte à près de trois mille mètres  au-dessus de la rive. Son sommet, éclatant de soleil, à 50 ou 60 kilomètres de nous, aujourd’hui, par  extraordinaire et grâce à l’absence d’humidité dans l’atmosphère, est très net et paraît tout proche. Il prend vaguement la silhouette d’une formidable forteresse, une sorte de citadelle que couronnerait un  donjon à demi écroulé.
Un peu plus loin, nous nous trouvons hors du Golfe de Suez qui a 300 km de longueur et nous voici  tout à fait dans la Mer Rouge. Ciel de braise, soleil de fournaise. La chaleur augmente d’heure en heure.  Cependant la vitesse du bateau donne de l’air sur le pont et les cabines reçoivent, grâce à leurs hublots  et à leurs sabords ouverts et munis de manches à air, le vent qui s’y engouffre. Depuis Port-Saïd, tout le monde est vêtu de blanc, casque colonial en tête et, depuis le départ de  Marseille, d’immenses toiles tendues sur les ponts nous tiennent à l’ombre. Sur quatre jours de Mer  Rouge, les deux derniers surtout sont très pénibles. Chaleur folle, 38/40° dans les cabines. Chaude  humidité, collante, poisseuse. Transpiration abondante ininterrompue.
Au salon et à la salle à manger,  en attendant les ventilateurs électriques promis par la Compagnie, des pankas suspendus au plafond  permettent de respirer un peu moins péniblement qu’ailleurs. Dans les cabines, les manches à air ne  font que remuer un souffle de forge et de buanderie étouffant. Nos enfants, Jehan et Reinette, ont une cabine contiguë à la nôtre, à bâbord, côté moins exposé au soleil  de l’après-midi ; malgré cela, leur peau et la nôtre se couvrent de ""bourbouille ", inflammation très  cuisante, très insupportable des pores, par la transpiration. Nous l’avons tous éprouvé déjà en Algérie,  mais à un degré moindre. Autre supplice, sujet d’énervement : l’obligation de se présenter à table en tenue, le soir surtout pour le  dîner, les dames dans leurs atours, les messieurs en noir, en habit ou en smoking ou encore, assez  exceptionnellement, c’est mon cas, en redingote ! Et ce, pour satisfaire au bon ton et à la "fashion", à la  correction des Anglais qui sont à bord, en route pour Maurice et l’Australie. Au diable ces insulaires et  leur distinction … en Mer Rouge ! Entre deux déserts chauffés à blanc !! Ah ! Messeigneurs !

Mercredi 12 juin à midi,
Aden, l’un des maillons de cette chaîne d’airain que l’Angleterre a rivée autour  du globe terrestre : Gibraltar, Malte, l’Egypte, Aden, Bombay, Colombo, Singapour, Hongkong,  Shanghai …. Aden, c’est un bloc de rochers à pic sur la mer. Ils ressemblent à une croûte de pâté trop  cuite, feu dessus, feu dessous, feuilletée et déchiquetée, haute de deux mille mètres au moins, sans un  arbre, sans une herbe, sans une source, farouche, lugubre. La ville, sans relief, s’étend, comme écrasée  au pied de ce volcan éteint, le Djebel Cham Chan dont les flancs recèlent d’énormes canons braqués à la  porte de l’Océan Indien.
L’Armand Béhic fait du charbon, énormément de charbon, pour aller jusqu’à Mahé des Séchelles qui  gît dans le S.S.E. à près de trois mille kilomètres. Du pont du paquebot, nous voyons le quai où circulent beaucoup de chameaux, dont beaucoup traînent  des tonneaux d’arrosage. L’eau est extrêmement rare à Aden ; c’est de l’eau de mer distillée . Les  Anglais ont taillé à grands frais dans le roc d’immenses citernes ; mais elles sont presque toujours à sec  car il ne pleut qu’une fois tous les 5 ou 6 ans sur ce délicieux rivage d’Arabie (Arabah = plaine déserte).
Nous restons à bord et la principale distraction est de voir les ébats d’une nuée de gamins arabes et  somalis. On leur jette des sous dans la mer du haut du bastingage ; ils se lancent dans l’onde pour les y  saisir entre deux eaux. Dès qu’ils les ont attrapés, ils reparaissent à la surface, très bruyants, très  joyeux, les joues gonflées de cette menue monnaie. Quand leurs bajoues sont pleines, ils en déversent le  contenu dans certaines embarcations d’assez grande dimension. Pour leurs rapides évolutions, ils se  contentent d’un tronc d’arbre évidé qu’ils manient à la pagaie. Leur peau est brune, d’un beau brun  foncé. Leurs cheveux crépus ou à demi crépus sont rendus, par des bains d’eau de chaux, couleur  d’étoupe. Tout en pagayant, nageant, plongeant, ils poussent des cris, des refrains assourdissants : "Ta  - ra - ra - ra Bon Dié " !! "Vive la saison d’été !, "La Marseillaise ou le God Save the Queen .Pour  attraper une petite pièce de 10 sous ou de 6 pence, ils n’hésitent pas à monter sur le paquebot, à se  hisser sur une vergue et, de là-haut, surplombant la mer de 20 ou 30 mètres, de s’y lancer, à la barbe  des requins qui pullulent. D’autres indigènes, des Juifs principalement, vendent divers objets aux  passagers, notamment de belles plumes d’autruche. À force de débattre le prix, on peut arriver à les  payer quatre fois moins cher qu’à Paris ou à Londres, prétendent ces dames …



Les quais de Steamer Point où mouillent les paquebot de ligne à Aden

Mercredi soir, départ pour Mahé. Au large, chaleur sensiblement moins accablante qu’en Mer Rouge.  La mousson qui, en cette saison, vient du sud et pousse à l’ouest, se fait assez vivement sentir. Des  vagues, dont la crête s’écrase en volutes d’une blancheur de neige irisée, clapotent joyeusement et  l’étrave les laboure comme un champ de perles fines. On respire mieux. Le pont reçoit une brise  constante et partout les manches à air tempèrent la chaleur des cabines.    

Jeudi 13 juin
Le lendemain, entre midi et une heure, nous défilons à distance respectueuse devant le terrible  Guardafui, le fabuleux Cap des Aromates des anciens. Promontoire blanc et jaune, rocheux, sablonneux,  haut de quelques centaines de mètres, très redouté et très redoutable. La moindre erreur de route peut  vous jeter à la côte ; et, ici, tout naufragé est mort. S’il échappe au courant et aux rocs, il tombe sous la  lance ou le sabre des gens de cet affreux désert, Gallas ou Somalis, absolument féroces. Une douzaine  de mâts à demi noyés indiquent les emplacements où eurent lieu en ces derniers temps de tristes  naufrages. Dans la soirée, nous dépassons le Ras Haffoun, canon moins dangereux que son voisin et cause  d’erreurs nautiques généralement fatales. On le confond parfois avec le Guardafui, le Ras Assis, en  venant du sud, et quand le pilote s’aperçoit de l’erreur, il est souvent trop tard. D’ailleurs, pas de  phares. Ceux que les Européens ont tenté d’y planter ont été démolis invariablement par les écumeurs  du désert qui perpétuellement rôdent dans les alentours.
Ce jeudi 13 juin est jour de la Fête-Dieu. Une messe a été dite à bord par un prêtre bénévole, passager  de 2ème classe. Un autel a été improvisé sur le pont à l’aide d’un pavé de marbre consacré et qui fait  partie assez souvent des bagages de chaque missionnaire en voyage, comme c’était le cas pour celui-ci.  Des drapeaux du Grand Pavois, nos couleurs, celles de la Grande-Bretagne, de l’Australie, des plantes  vertes, des fleurs ; une nombreuse assistance de toutes classes, l’état-major et l’équipage. C’était très  émouvant.
Après cela, la nuit venue, il était tout indiqué de chercher sur la voûte céleste la Croix du Sud. Elle est  ici bien dégagée. Son pied, incliné du côté de l’Afrique, le bras droit dans la direction de l’Australie, le  gauche montant dans le firmament, c’est une constellation de quatre étoiles assez brillantes, dont les  positions respectives rappellent à peu près la forme du signe de la Rédemption. Mais sa réputation en  Europe où on ne la voit pas, fausse trop l’attente de celui qui, pour la première fois, la cherche dans le  ciel austral. Du moins, nous a-t-elle, à nous, causé ainsi une légère déception. Décidément, notre  Grande Ours, qu’ici nous ne voyons plus toute entière, a plus d’allure !

Vendredi 14 au dimanche 16 juin
Nous roulons un peu, mais, le dimanche matin 16 juin, par un temps magnifique, une mer d’huile et une  chaleur supportable, nous passons la "ligne ". Nous voici dans l’autre hémisphère.  Depuis que les bateaux marchent à la vapeur et à grande vitesse, le fameux baptême du passage de la  ligne, cette cérémonie ou plutôt cette brimade des vieux matelots sur les jeunes, n’existe plus.  Toutefois, sur notre Armand Béhic, ce jour-là, certains Messieurs ont dit aux enfants : "regardez bien  attentivement la surface de l’Océan, voici des lorgnettes pour mieux voir, et le premier qui verra la ligne  de l’équateur sur laquelle le bateau va passer dans quelques minutes, celui-là aura un gâteau … " Le plus fort, c’est que sur une dizaine, cinq ou six se sont mis à crier en même temps : "La voilà, la voilà, je la vois ! " - "où ça ? " - "Là, dans l’endroit où les poissons volants volent ; ils sautent par - dessus ! "… Les plus  attrapés, ce furent les Messieurs. Quelques enfants étaient désolés, ils ne voyaient pas bien.  Finalement, pour les mettre tous d’accord, distribution de gâteaux, à chacun un éclair au chocolat. 

Lundi 17 juin
Lundi matin, nous atteignons les Séchelles, qu’on orthographie universellement, mais par erreur,  Seychelles avec un y, alors que leur nom vient de notre navigateur français Moreau de Séchelles, sans  y. À 20 ou 25 km par bâbord, voici l’île Praslin, puis par tribord, à 15 ou 20 km, Mahé, encore des  noms à nous. Nous jetons l’ancre entre la petite île Sainte-Anne et la grand île qui peut bien avoir une  trentaine de kilomètres de longueur. En face de nous, une petites ville à petites maisons enfouies dans  la verdure. Partout la végétation est drue, haute, intense. De grands arbres, de longues lianes, une mer  tranquille, un ciel limpide, une température chaude sans excès, tout est avenant, gracieux et gai.
Les  gens qui montent à bord sont noirs ou mulâtres. Ils parlent le français créole, un peu, très peu, mêlé de  mots anglais. Ils paraissent très aimables, parfaitement bien élevés. Leurs aïeux étaient des colons  français de Bourbon et de l’Ile de France. Nous ne sommes pas descendus à terre et nous nous sommes contentés d’admirer le paysage. La petite  ville est dominée par une belle montagne couverte de forêts compactes, d’un vert brillant. Toutes ces  îles par 4 et 5 degrés Sud, quoique bien près de l’équateur, sont salubres. Les Européens s’y portent  donc bien. Elles ont été colonisées par les Français et nous les avons eues jusqu’aux traités de 1815 qui  les ont cédées aux Anglais, grands rafleurs de colonies, comme nul ne l’ignore.
L’archipel est renommé parmi les botanistes, en raison d’une plante unique en son genre, le palmier  éventail, loctociea sechellarum, dont les fruits ne mûrissent que dans les îles Curieuse et Praslin,  voisines l’une de l’autre. Ce fruit, que les courants portent de toute antiquité sur les côtes de l’Inde, à  plus de 800 lieues de leur pays d’origine, sont appelés "cocos de mer " par les marins. Longtemps on  les a crus poussés et mûris dans les flots. Ce coco est double et sa forme prête à des plaisanteries,  toujours les mêmes et, sinon de mauvais goût, du moins de gauloiserie facile. C’est en 1769 seulement  que Barré découvrit l’arbre d’où provenaient ces grosses noix jumelles qui, pendant des milliers  d’années, et encore aujourd’hui en certains pays, ont une valeur inestimable comme panacée et porte- bonheur. (…)
C’est à Mahé que nous quittent nombre de passagers pour prendre un autre paquebot qui les conduira  à La Réunion, à Maurice ou à Diego Suarez, Majunga, Tamatave, dans l’île de Madagascar. Ceux qui  prendront cette dernière direction sont pour la plupart des officiers qui rejoignent nos troupes  occupées en ce moment à raffermir notre protectorat chez les Hovas de la Reine Ranavalo.
Aux Séchelles, les tortues de mer abondent, mais on les détruit avec trop de rapidité et il est à craindre  qu’elles ne disparaissent sous peu. Cela nous a valu au déjeuner un plat à la tortue, excellent avec riz et  carry. Le Commissaire fit aussi à Mahé provision de très bon café et de vanille d’une exquise finesse.  Ce sont les principaux produits de ces îles heureuses. Leur capitale s’appelait Mahé, nom de notre amiral Mahé de la Bourdonnais, qui planta le drapeau  royal sur l’île de France en 1743, mais les Anglais l’ont débaptisée et n’ont eu rien de plus pressé que  de l’appeler Port Victoria, naturellement ; cela ne pouvait pas manquer ! Ceci manque tout de même  d’imagination. Victoria par ci, Victoria par là ! Tout y passe aux quatre coins du monde. Ils ont collé  cette "étiquette " sur les lacs, les cascades, les fleuves, les montagnes, les déserts, les glaciers, les villes,  villages et bourgades blanches, noires, jaunes, sans distinction de latitude ou de couleur.  
À Mahé, le paquebot fait encore provision de charbon ; ses soutes en sont totalement remplies. Il  s’agit cette fois-ci d’alimenter sa force motrice durant dix ou douze jours consécutifs, sans arrêt. Car,  maintenant, 1500 lieues au moins - soit la distance du Havre à Panama - nous séparent des côtes  d’Australie.


Un enfant joue sur le pont d'un paquebot, tandis que sa mère se délasse aux côté de son père en habit.

Mardi 18 au dimanche 23 juin
Ce long intervalle d’espace et de temps nous permet de faire plus ample connaissance avec nos  compagnons de route .
M. Chessé, ancien Gouverneur de la Guyane, petit vieux monsieur, très vif, très fin, très savant  membre influent du Conseil Colonial aux Ministère des Colonies. Il va à Tahiti qu’il connaît et où il a  laissé des amis dans le monde indigène. Le Gouvernement lui a confié une mission spéciale. Il s’agit  d’arranger certaines difficultés avec une reine de l’Archipel. M. Chessé emporte toute une cargaison d’objets variés qui lui serviront à faire des cadeaux là-bas et  qu’on juge capables de lui aplanir les voies. Jusqu’à des jouets dont nos enfants profitent les premiers.  Le vieux diplomate leur fait don d’un jeu de construction qui les charme et dont ils s’amusent les jours  de beau temps sur le pont ; mais, à la moindre houle, toute la laborieuse architecture dégringole. C’est à  recommencer.
M. et Mme Bertrand. Lui, lieutenant d’infanterie provenant de Saint- Maixent, a gagné ses galons au  Tonkin et rejoint sa compagnie qui tient garnison à Nouméa. Sa femme est vendéenne de l’île de  Noirmoutier et voyage pour la première fois. Elle est un peu gauche, avec une épaule plus grosse que  l’autre, mais c’est une excellente nature, la bonté même. Elle aime beaucoup nos enfants.
Nous avons aussi à bord l’évêque anglican - le bishop - d’Adélaïde avec sa femme. Très correct, très  poli, il ne parle pas français et reste généralement silencieux, même avec ses compatriotes. Madame,  entre 30 et 35 ans, est très aimable, assez gaie et parle assez bien notre langue, surtout avec Mme  Rémond qui a toutes ses sympathies. Elle nous invite à aller la voir quand nous reviendrons en Europe.  Pourquoi pas ? Si mon Ministre le permet …

 

Lundi 24 juin
Le jeudi (sic) 24 juin, par 22° latitude Sud et 90° longitude Est, surgit subitement, en plein jour  heureusement et par beau temps, heureusement encore, à la surface de l’Océan à peine ridé par une  faible brise, une tache sombre, large et longue de quelques mètres seulement, où la vague déferle  légèrement en volutes de blanche écume. Du haut de sa passerelle, l’officier de quart, qui n’est autre  d’ailleurs à ce moment-là que le Commandant en personne, aperçoit l’objet. Des hommes à l’avant  l’ont aussi vu et se le montrent du doigt. Qu’est-ce ? Rien sur la carte nautique à un pareil endroit.  D’ailleurs un bateau est-il jamais passé là exactement ? Quoiqu’ il en soit, il faut se rendre compte. Le  Commandant a fait ralentir la marche, prévenir le second et s’arrange, par une série de commandements  appropriés, de manière à passer assez près de ces petites aigrettes d’écume, lorgnette braquée. C’est  une roche noire, à coup sûr volcanique, probablement de poussée récente . Tout autour et à très courte  distance, les fonds que signale la sonde, ne sont pas à plus de 60 mètres de profondeur, tandis que ceux  trouvés à une distance de deux à trois kilomètres sont à plus de 1000.  De nuit ou par gros temps, nous aurions cogné dessus et nous aurions péri là, indubitablement, corps  et biens. Nul n’aurait plus jamais eu de nos nouvelles. Signalés comme n’étant pas arrivés en Australie,  quoique partis de Mahé, c’est tout au plus si des recherches sur notre route supposée auraient fait  découvrir plus tard quelques épaves insignifiantes. Pour éviter ce danger à d’autres, le second, pendant  les observations du Commandant, a fait le point minutieusement et l’a marqué sur la carte. À l’arrivée  en Australie, il en sera fait rapport aux autorités navales et toutes les marines du monde en seront  informées.

Mardi 25 juin au vendredi 28 juin
Le jour suivant, mardi 25 juin, ouragan ! Verrerie, vaisselle cassées à grands fracas ; malles  bringueballant à travers les cabines. L’une d’elle me coince le pied droit contre la paroi et me meurtrit  très douloureusement. Bien peu de nos compagnons de route échappent au mal de mer. Le bateau  craque, gémit. D’énormes lames claquent furieusement contre les hublots avec des hurlements mêlés de  coups de tonnerre. Tangage puis roulis de très forte amplitude… Enfin, le calme revient et, comme les  jours précédents, des soirées musicales et même dansantes sont données à bord avec tombola au profit  des veuves et des orphelins si nombreux parmi les familles de marins …

Samedi 29 juin
… et c’est par beau temps que  nous touchons à King George’s Sound, le port d’Albany dans la matinée du samedi 29 juin. Nous y laissons plusieurs centaines de caisses de champagne parmi lesquelles la marque Iroy domine,  parce que, paraît-il, plus dry et même plus extra- dry que toutes les autres, ce que les Australiens aux  rudes gosiers apprécient par dessus tout. Nous ne descendons pas à terre, la première terre australe que nous rencontrons, parce que les  opérations ne doivent durer que peu de temps et ne nous permettraient pas de visiter la ville. Depuis  quatre jours, on a abandonné les vêtements blancs, flanelle ou coutil, mousseline ou tussor, pour  reprendre ceux de laine ou de drap. En effet, c’est l’hiver pour l’Océan Indien Sud et pour les ports de  l’Australie où nous toucherons quai. Il en sera de même dans le Pacifique et en Nouvelle-Calédonie.

Samedi 29 juin au jeudi 4 juillet
Samedi 29 juin, départ pour Adélaïde, Cap Howe et Bald Head. Côte déserte assez maussade ; très peu  d’arbres, seulement des buissons. Le premier contact avec cette immense terre australe est plutôt  mélancolique. D’ailleurs, dans ces parages, on ne peut en apercevoir qu’une petite corne, le rivage  disparaissant assez vite dans le Nord, pour ne reparaître qu’au bout de 1800 km à la presqu’île d’York  et à l’île Kangourou, les deux sentinelles avancées qui montent la garde devant le Golfe Saint-Vincent  où s’étale la jolie Adélaïde.
C’est dans ce golfe que l’Armand Béhic s’arrête et débarque  5 ou 6000 caisses de champagne Moët, Mumm et surtout Iroy. Beaucoup de gens par ici ne  connaissent de la France que ces bouteilles aux goulots dorés et aux ventres verts. À Adélaïde, le digne  bishop et son aimable femme nous ont quittés pour prendre possession de leur évêché. Ils nous ont fait  une fois de plus de pressantes invitations à aller les voir.   
Mardi soir 2 juillet, après une escale de quelques heures, nous partons d’Adélaïde pour Melbourne. De  l’endroit où nous avons stationné, Port Adélaïde, à 12 km de la ville, nous avons pu voir quelques uns  de ses monuments : Hôtel de ville, Bourse, églises très nombreuses et surtout la campagne  environnante, bien cultivée, plantée d’arbres fruitiers et même de vignes. À table, nous avons eu  d’excellents légumes et des fruits délicieux venant de cette région exceptionnellement fertile de champs  et de vergers. C’est d’ailleurs, nous dit-on, et de beaucoup, la plus agréable de toute l’Australie. Nous  quittons les sables de la presqu’île Lefèvre (un nom bien français). Nous laissons l’Ile du Kangourou  sur tribord et filons S.S.E. en des régions de plus en plus fraîches. Certains passagers nous ont quittés pour gagner Melbourne par chemin de fer. Deux jours de wagon.  Le bateau ne met pas plus de temps. D’ailleurs, des gens d’Adélaïde sont venus au contraire prendre le  bateau pour aller à Melbourne, plutôt que de se servir de leur chemin de fer. Des goûts et des  couleurs… Mais deux jours sur voie ferrée, c’est peut-être un repos pour qui navigue depuis un mois.

Jeudi 4 juillet
Arrivée de bon matin à Port Philip. L’Armand Béhic accoste à quai pour la première fois  depuis Marseille. Des quais en bois très dur, sur pilotis, parcourus par une quadruple ligne de chemin  de fer. Dix minutes après l’accostage, un train nous emmène à Melbourne. Les wagons ont un couloir  central, ils sont vastes et assez confortables.
Au bout de 20 minutes, nous voici dans le "Magnificent "  Melbourne, capitale de la Province de Victoria. 5 à 600 milles habitants, rues de 3 ou 4 km de longueur  sur 50 mètres de large, maisons monumentales à 8 à 10 étages, lignes droites, angles droits, allure  mathématique, géométrique, inexorable. Belle apparence, sans doute, mais trop de sécheresse, trop de  froideur. Du mouvement, mais pas de bruit. Cabs légers filant comme des météores, gentlemen à cheval, gens en  charrettes anglaises à un cheval ou cabriolets à deux poneys en tandem chargés d’enfants et de jeunes  filles, de dames et de messieurs, larges et longs camions portant de lourdes caisses. Tout cela trotte,  court, marche, se croise et s’entrecroise - toujours à angle droit, géométriquement - sans un mot, sans  un cri, sans geste, presque sans bruit. La chaussée pavée de bois ou couverte d’asphalte paraît feutrée.  
Sur les trottoirs, de rares piétons. D’ailleurs ils marchent droit devant eux et ne s’arrêtent nulle part  avant d’arriver là où ils vont. Pas de badauds, pas de flâneurs, pas de promeneurs. Nul ne s’arrête  devant les magasins aux glaces immenses, forts beaux cependant et dont les étalages de grand luxe sont  arrangés avec goût. De larges espaces vides sont ménagés autour des monuments. Ce sont des squares verts et fleuris au  milieu desquels s’élèvent principalement des églises du gothique le plus pur, bâties pour des siècles,  toutes neuves, en pierres énormes de granit rose ou violet. Ainsi, près du pont, sur la rive droite de la  rivière, Saint Paul’s Cathedral, avec ses deux tours écrasées, trop courtes, ses nefs à deux étages, aux  cent fenêtres, ressemblerait à une gare de chemin de fer si l’architecte n’avait eu l’ heureuse idée de  percher dessus un beau clocher, d’ailleurs copie fidèle de celui qui orne notre Abbaye de Tournus ! Par  contre, Saint Patrick’s Cathedral est parfaitement réussie (…), d’ une grande finesse, genre Cathédrale  de Chartres ; on pouvait plus mal choisir.
L’Hôtel des Postes a copié à la fois notre Louvre et nos Tuileries avec un pavillon d’angle monté en  beffroi. Dans le beau jardin qui entoure Saint Patrick, s’élève le Parlement inspiré pour sa part du  Château de Saint-Germain et coiffé du dôme de notre Institut. Même style au Public Library, au Palais  de Justice avec une coupole genre Panthéon sur un soubassement beaucoup trop lourd. Autant de  quartiers, autant d’Hôtels de Ville qui diffèrent de style, mais tous avec beffroi. Grec et Renaissance  dominent dans les monuments civils (...)

Charles Rémond profite de son voyage à Melbourne pour rendre quelques visites, au Vice-consul de France, et à un célèbre botaniste allemand M. Mueller

Sur ce, nous rentrons en ville. Ce qui gâte Melbourne, ce sont ces énormes affiches peintes et d’un goût  exécrable qui attirent et accrochent l’œil, lui font comme une blessure et le détournent des plus belles  perspectives : savons, chocolat, whisky, corsets, bretelles, perruques… Melbourne, comme la Rome antique, se glorifie de ses sept collines. En effet, les tramways de tous les  côtés montent et descendent.
Après avoir gravi l’un de ces monticules un peu plus élevé que les autres,  nous avons jeté un coup d’œil sur le quartier où les Chinois sont groupés. Rues étroites, sordides,  puantes, nids à peste où des jaunes à demi vêtus grouillent en tas. Ils exécutent les corvées les plus  répugnantes à vil prix. A leur arrivée, ils ont été imposés aux douanes. Ils ont subi toutes les  humiliations. Ils sont à peu près hors la loi et, depuis longtemps déjà, aucun de leurs compatriotes n’a  pu venir les rejoindre dans leur cloaque. Le sol de l’Australie est désormais interdit aux Chinois. A  Melbourne, ils sont réunis, parqués dans ce Little Bourke Street où il n’y a pas une seule Chinoise. Les  enfants qu’on y rencontre sont des métis de Chinois et de prostituées de toute origine, d’une abjection  repoussante. Tout cela est vraiment triste et indigne de notre race. Il est vrai que les pères ou grands pères forçats  des actuels Australiens ont traité encore plus mal les indigènes en les chassant comme du gibier à coups  de fusil, prétendant, pour s’excuser auprès de savants anthropologistes et de pieux moralistes, que ce  ne sont pas des hommes mais des bêtes différant peu des singes, et encore !

Jeudi 4 au samedi 6 juillet
Jeudi soir 4 juillet, départ de Melbourne pour Sydney en doublant le Cap Wilson. Nous voici à  l’endroit où notre route s’éloigne le plus de l’équateur à 39° latitude Sud, 144° longitude Est. Nous  avons pour antipodes à peu près les Açores. Le lendemain matin, de belles montagnes aux teintes  violette et bleu foncé, se montrent au Nord. Ce sont Dividing et Muniong Range, les Alpes  australiennes que domine de peu une croupe plus lointaine, le sommet culminant de l’Australie, à 2250  mètres, le Kosciusko, dont le nom rappelle le souvenir d’un héroïque patriote polonais. Nous atteignons les caps Howe et Green, montagnes couvertes soit de broussailles, soit de grands  eucalyptus, l’arbre austral par excellence.
Notre Armand Béhic file maintenant droit au Nord. Nous  retournons - certains disent nous remontons - du côté de l’équateur. Tant mieux. Hier, il n’y avait plus  que 8° au-dessus de zéro sur le pont avec un petit vent presque froid. Les dames avaient endossé leurs  manteaux. Plusieurs avaient demandé du feu et le Commissaire en avait effectivement fait préparer dans  la grande salle à manger de notre 1ère classe, prêt à allumer.

Samedi 6 juillet
De bon matin et par temps un peu gris mais d’une agréable douceur, nous entrons dans  la rade de Sydney. Nous étions auparavant passés devant Botany Bay d’où La Pérouse partit pour  aller se faire dévorer à Vanikoro et où, durant longtemps, les Anglais ont débarqué leurs criminels, les  convicts.  Cette baie de Sydney n’est pas au-dessous de sa réputation. Elle est grandiose, mais sans écraser pour  autant celui qui la contemple. Elle est superbe et extrêmement variée dans ses innombrables  découpures, promontoires, golfes, anses, petites et grandes indentations de toutes formes. La mer est  verte et or, moirée de tons amortis, très doux. Les caps, isthmes, presqu’îles, longs, minces, étroits ou  parfois trapus, s’avancent en tous sens, couverts d’herbages, de mousses, de fleurs épanouies, de  petits buissons, arrondis, crépus, de grands arbres aux feuilles vert foncé, vernies, luisantes ou au contraire grêles, effilées et d’un ton bleuté à reflets d’argent. Le soleil se lève sur notre droite, les gris  du ciel et de l’onde s’évanouissent en un petit brouillard rose d’une finesse exquise. Tout s’illumine  lentement et comme avec précaution pour ne brutaliser ni la terre, ni l’eau, ni les rocs nus, ni les herbes  drues.
La grande ville là-bas, dont on commence à apercevoir les clochers et les dômes, au milieu de ce  paysage qui n’est ni d’Europe, ni d’Asie, ni d’Afrique et encore moins d’Amérique, cette ville pourrait  à bon droit porter le nom qui a été donné à un village tout petit, voisin de ce Cap Howe que nous avons  doublé hier : Eden. Sydney, le nom d’un personnage de la Vieille Angleterre, c’est acceptable, mais  Eden eût été mieux ! Elle se présente comme une main tendue pour l’accueil, et ceci à la lettre : cinq  doigts bien nets, cinq promontoires qui s’avancent du Sud au Nord à travers Port-Jackson et entre  lesquels s’insinuent de profondes baies. Entre le pouce et l’index, c’est Darling Harbour, puis  successivement Circular-Quai, Woolomoloo, et Rusheuters Bay.

En face de Circular Quai, où nous accostons au milieu d’une douzaine d’autres grands vapeurs, s’étend  dans la direction du Sud l’ immense ville tout entière. De ce quai très long et très large dont l’arc  s’arrondit en demi-lune, partent les deux principales rues, Pitt Street et George Street. A droite, dans  l’Ouest, 12 ou 15 baies et la rivière de Parramatta. Derrière, dans le Nord, 12 ou 15 autres. À gauche, à  l’Est, 8 ou 10 autres encore, ornées de jardins botaniques et zoologiques, squares et parcs jusque sur  les collines de Paddington.
Aujourd’hui, mais jusqu’à midi seulement - c’est samedi - grand mouvement de voitures, omnibus,  cabs, camions dans George Street, aux larges trottoirs. Belle rue rectiligne où sont réunis magasins et  boutiques en tous genres. L’aspect général est moins froid qu’à Melbourne. Il y a plus de gaîté sur les  visages et moins de compassé dans l’allure des gens. Le goût y semble meilleur. Au reste, Sydney, tout  en étant place de commerce très important pour les laines, est aussi une ville universitaire,  intellectuelle, artistique et littéraire.


Les quais des Messageries Maritimes, à Sydbey, à Circular quays

En face de Circular Quai, où nous accostons au milieu d’une douzaine d’autres grands vapeurs, s’étend  dans la direction du Sud l’ immense ville tout entière. De ce quai très long et très large dont l’arc  s’arrondit en demi-lune, partent les deux principales rues, Pitt Street et George Street. A droite, dans  l’Ouest, 12 ou 15 baies et la rivière de Parramatta. Derrière, dans le Nord, 12 ou 15 autres. À gauche, à  l’Est, 8 ou 10 autres encore, ornées de jardins botaniques et zoologiques, squares et parcs jusque sur  les collines de Paddington.
Aujourd’hui, mais jusqu’à midi seulement - c’est samedi - grand mouvement de voitures, omnibus,  cabs, camions dans George Street, aux larges trottoirs. Belle rue rectiligne où sont réunis magasins et  boutiques en tous genres. L’aspect général est moins froid qu’à Melbourne. Il y a plus de gaîté sur les  visages et moins de compassé dans l’allure des gens. Le goût y semble meilleur. Au reste, Sydney, tout  en étant place de commerce très important pour les laines, est aussi une ville universitaire,  intellectuelle, artistique et littéraire.
À peine débarqués, nous nous enquérons d’un photographe pour répondre au désir des Bertrand qui  demandent à figurer dans un groupe avec nous et nos enfants comme souvenir de notre long voyage. Le  neveu de mon ancien Président au tribunal de Bône, M. Genty, que nous sommes allés prendre de bon  matin à son hôtel, nous indique Freeman, 318 George Street. Nous y allons sous sa conduite et nous  nous mettons en groupe. Tout y passe : les Bertrand, nous, les enfants, le neveu de Genty, un soldat  d’infanterie de Marine, ordonnance du lieutenant Bertrand, qui s’est chargé de surveiller de temps en  temps Jehan et Reinette à bord, et la femme de chambre préposée à nos cabines. Les enfants sont en  outre photographiés à part. Demain, nous saurons si "c’est réussi ". Dès maintenant, les négatifs  paraissent bons.
Nous nous rendons ensuite, par omnibus, tout au bout de cette longue rue, très loin, dans un grand  magasin où nous avons mille choses à acheter pour nous installer à Nouméa. Un seul employé parle  français. On le cherche longtemps. Enfin, le voilà. C’est un vieux, cheveux blancs, un peu chauve. Il a  bien rarement ici occasion de parler français. Son français s’en ressent, il est un peu rouillé; ça va tout  de même. C’est dans ce magasin que je vois, pour la première fois, fonctionner un système de paiement très  simple et très ingénieux. À chaque rayon, l’employé qui en est chargé a, sous la main, une sphère  métallique creuse qui s’ouvre et se ferme facilement. Il y introduit la facture et l’argent du client. La  boule part vivement sur un petit chemin de fer aérien, grimpe à un étage où se trouvent caisse et  caissiers. Un instant après, la boule redescend par une voie de retour avec la monnaie à rendre et la  facture acquittée. Le client n’a pas à bouger ni à faire queue debout à une caisse. Il n’en est que plus  disposé à acheter.
Samedi après-midi, les magasins ferment, le travail cesse jusqu’au lundi matin. Vers quatre heures du  soir, les jeunes gens se rendent sur la vaste place du Post-Office, belle construction à arcades, à deux  étages avec grandes baies et très haut beffroi, dont le cadran d’horloge, visible de partout, donne l’heure à tous les quartiers. Là, ces Messieurs rencontrent des nuées de jeunes filles et ces demoiselles  choisissent parmi eux leur "sweet heart ", celui avec qui elles feront, en compagnie d’autres girls et  d’autres sweet hearts, un bon "pick-nick " le lendemain dimanche. Ces parties de campagne, canotage,  pêche, croquets, tennis, promenades, déjeuners sur l’herbe, leur permettent de faire connaissance et  sont le plus souvent suivis de mariage, ce qui est annoncé un beau jour aux parents, sans qu’ils aient à  s’en mêler… (…)

Dimanche 7 juillet
Nous avons décidé avec M. Chessé et les Bertrand de passer cette journée à visiter  un peu les environs. Mais le jour du Seigneur, les chemins de fer ne fonctionnent qu’une heure ou deux  dans la matinée. Nous allons tout de même à Parramatta par un train qui circule d’assez grand matin ;  mais aucun ne nous ramènera. Tant pis, on se débrouillera.
Parramatta est une jolie suite de villas et de jardins sur le bord de la rivière qui lui donne son nom, nom  indigène que, par exception, les gens établis ici ont eu le bon goût de conserver tel quel. Pour une fois,  ils se sont affranchis de l’obsédante Victoria passe-partout. Parramatta possède un beau parc dont la  porte d’entrée, on ne sait pourquoi, est celle d’une forteresse. Les arbres sont clairsemés mais les fleurs  abondent autour des cottages. Quelques unes de ces fleurs sont venues d’Europe : géraniums et rosiers,  glycines et clématites bien soignés
Pour revenir, ce fut tout un poème. Nous avons dû longtemps marcher à travers une plaine  sablonneuse, aux herbes rares, épineuses, sèches et coriaces, guidés seulement par la ligne du chemin de  fer. Derrière nous, au loin, les premières ondulations des Montagnes Bleues, sur lesquelles descendait  le soleil couchant. Devant nous, à grande distance, des pointes de clochers ou de beffrois nous  indiquaient l’emplacement de la grande ville. Sans en être bien sûr, M. Chessé nous affirmait que, même le dimanche, tout au moins dans la soirée,  un bateau descendait la rivière pour ramener les promeneurs, et que nous l’aurions à un prochain  ponton. A force de marcher dans le sable mouvant ou sur des cailloux roulants, on commençait à se  fatiguer et nous dûmes à tour de rôle porter Jehan et Reinette. Enfin, nous aperçûmes une fumée sur la  rivière. Un ponton, un bateau ! Nous sommes sauvés.
Le retour fut délicieux. La Parramatta River coule entre de hautes berges en de nombreux méandres. Iles  et caps boisés se succèdent sans interruption durant 20 ou 30 km et on rentre à Sydney par les îles  spectacle Cocatoo et Goat couvertes de parcs et de villas.
La nuit vient. M. Chessé offre à dîner à Metropole Hôtel qui emploie des cuisiniers français. Mais il a  eu les plus grandes difficultés, tout en s’y prenant dès la veille, pour faire préparer et surtout pour  faire servir ce dîner parce qu’il doit avoir lieu un dimanche, jour où dans ce pays toute vie est  suspendue. Le repas a tout de même été soigné. Une partie de l’état-major de l’Armand Béhic y  assistait. Des toasts ont été portés à ce brave paquebot, à ceux qui le conduisent et à la France. Soirée  très gaie, très cordiale, entre compatriotes. M. Chessé qui a été rejoint par son fils employé au Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, nous  quitte pour poursuivre sa route sur Tahiti par Auckland en Nouvelle-Zélande.

Lundi 8 juillet.
Des scaphandriers sont occupés à visiter la coque de notre bateau. Toujours des milliers  de caisses de champagne, des articles de mode et de Paris. On charge pour Nouméa quelques  marchandises et on fait du charbon pour aller à la "Nouvelle " et en revenir. Tout cela n’a pas pu se  faire ni le samedi, ni le dimanche.
Nous profitons de ce nouveau répit pour visiter la ville un peu plus  en détail. Elle est vraiment admirablement bien située. Du Sud au Nord, les rues sont en légère pente.  De l’Est à l’Ouest, elles montent d’un promontoire sur l’autre après avoir descendu dans le vallon plus  ou moins creux qui les sépare. L’Hôtel de Ville rappelle un peu notre Louvre, en plus petit. Pavillon central avec dôme, ceux des  angles plus élancés, un peu comme ceux de l’Hôtel Ville de Paris. Dominant le tout, un beffroi roman à  la base, puis grec, Renaissance plus haut et coiffé d’une lanterne à chapeau pointu supporté par une  couronne de petites colonnes…  Beaucoup de beaux jardins publics, parmi lesquels Hyde Park et Botanic Gardens. On y voit des arbres  d’Europe mêlés à des essences d’Asie et d’Afrique, le plus grand nombre australiens et océaniens  naturellement; notamment des eucalyptus qu’on nous dit mesurer 400 pieds anglais, c’est-à-dire la  hauteur incroyable de 122 mètres ! L’Australie en possède qui ont 160 mètres de haut. Le tronc est en  proportion de la taille ; et, chose plus surprenante encore, ces colosses au bois dur comme pierre et  incorruptible poussent très vite et acquièrent la taille de nos chênes séculaires en moins de 20 ans. (…)
La vieille Victoria se dresse sur une place, devant la résidence du Gouverneur, en grande tenue de  souveraine, couronne royale en tête, sceptre dans la dextre en un geste de commandement et le globe  terrestre dans la main gauche. Elle est ainsi imposante, la Queen, …elle est surtout massive …

Lundi 8 au jeudi 11 juillet
Lundi soir 8 juillet, départ pour Nouméa. Nous glissons lentement dans la superbe rade dont on ne se  lasse pas d’admirer de tous côtés les baies profondes et les promontoires doucement ondulés. Et nous voici à nouveau dans l’immense Pacifique dont la rive d’en face est celle … du Chili, le port de  Valparaiso, à plus de 3 mille lieues. Il faut presque trois jours pour franchir la distance de Sydney à  Nouméa, égale à celle de Marseille au Pirée. (…)

Jeudi 11 juillet 1895
Au lever du soleil, le jeudi 11 juillet, les montagnes de la Nouvelle-Calédonie étaient en vue, au ras des  flots. Deux heures après, on voyait distinctement sur une colline flotter les trois couleurs françaises.  Nous les avions à bord, elles y étaient hissées tous les matins et amenées tous les soirs, mais aucune  terre depuis la Corse ne nous avait montré notre drapeau. C’est avec joie que nous le vîmes enfin sur  cette terre si lointaine.  
Loin dans le sud, loin dans le nord, à perte de vue devant la grande île canaque d’un brun roux, se  détache un interminable ruban de dentelle blanche, une fraise à la Henry IV. C’est une frange d’écume .  La mer déferle éternellement sur la barrière de coraux, muraille formidable et vivante qui, à une distance  de dix à douze kilomètres, entoure l’île toute entière. Extérieurement, face à l’Océan, ce mur de corail  blanc, à la crête délicatement fleurie, tombe à pic de plusieurs centaines de mètres. Il s’ouvre de  distance en distance par des portes, des passes, qui donnent accès dans la mer intérieure, peu profonde  relativement, très rarement agitée, fort peu dangereuse, même par gros temps. C’est une sorte de grand  lac qui fait à la terre ferme un superbe collier d’un beau bleu moiré de reflets verts.


L'Armand Behic arrive dans la rade de Nouméa.

Nous entrons par la passe de Boulari ; à bâbord, l’îlot Amédée avec son phare métallique peint en blanc  et l’îlot Tabou avec un autre phare plus petit. Le bateau ralentit sa marche. Une embarcation accoste.  Elle est montée par des canaques et un Européen, comme on dit ici. C’est un Breton, le pilote Botrel. Il  saisit l’échelle de corde qu’on lui a jeté du bord. Il monte. À lui maintenant la manœuvre du paquebot.  Le canot qui l’a amené s’en va comme il est venu, très vite, d’un mouvement régulier sous l’action de  ses huit rameurs, sauvages vigoureux et superbes, aux trois quarts nus. Ils ne sont pas absolument  noirs, plutôt chocolat, bien musclés et certainement choisis avec soin. Ce sont les premiers mélanésiens  que nous voyons. L’impression qu’ils nous font leur est nettement favorable. Les dames elles-mêmes  les trouvent très bien…
Voici sur la côte un sémaphore et un peu plus bas, sur une petite éminence, deux tours, sans clocher, la  cathédrale, puis, en dessous, descendant la pente, jusqu’au ras de l’eau, un groupe de maisons peu  élevées, entourées de vérandas, couvertes de tôle ondulée et galvanisée, d’un blanc légèrement bleuté  qui donne l’illusion d’une petite ville sous la neige. Des arbres par groupes ou en lignes à travers les  maisons. Derrière eux, des coteaux arides couverts de maigres broussailles ; plus loin, au fond du  tableau, des montagnes assez élevées, sombres, aux flancs fortement ravinés, balafrés, déchirés comme  à coups de griffes et dont les ravins, leurs blessures, sont d’un rouge sanglant.

 

Charles Rémond et sa famille resteront 34 mois en Nouvelle Calédonie. ils en repartiront le 7 mai 1898, à nouveau sur l'Armand Béhic, pour rejoindre la France, puis un nouveau poste en Guadeloupe.

 

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©René Rémond /Philippe RAMONA 2012