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D'après les souvenirs du commandant J.L. CHOQUET transmis par Jean Pierre SALVAGE
5 juin 1967, le SINDH, revenant d'Extrême Orient et tentant de passer le canal de Suez se trouve coincé dans les lacs Amers en compagnie de 12 autres navires de diverses nationalités. Pendant 3 ans jusqu'en août 1970, la compagnie va entretenir à bord un équipage réduit, jusqu'à l'abandon du navire aux assurances. Le commandant CHOQUET (alors second capitaine) a publié ce récit de souvenirs dans le forum "messageries maritimes"
Je vais essayer de me souvenir de ce voyage retour du Sindh, qui fut perturbé par la guerre des six jours.
J'aurais pu penser être poursuivi, car, étant lieutenant sur le Maréchal Joffre en octobre 1956 et partant de Marseille sur Madagascar et la Réunion, nous avions du faire demi-tour à une quarantaine de milles de Port-Saïd et retour sur Marseille, puis reprendre le voyage par Gibraltar et le Cap: le canal venait d'être fermé pour cause de première guerre de Suez qui venait de commencer.
Après avoir chargé balles de caoutchouc, riz, cadres de déménagement, thé, 40 tonnes de crevettes en frigo et un jeune passager avec sa chienne "Belle" à Saïgon, du latex à Sihanouck-Ville, du bois en fardeaux à Singapour, nous devions rallier Génes via le canal de Suez.
Compte tenu de la forte tension qui régnait au Moyen Orient, nous en avions discuté avec le Cdt. Touchard, le Chef mécanicien et moi, et fort de l'expérience de la première guerre de Suez nous avions décidé en prévision d'un éventuel déroutement par le Cap, de faire le plein de mazout, de diésel-oil, d'eau douce et de vivres au maximum.
Jusqu'à Djibouti, traversée tranquille avec toujours en toile de fond l'incertitude de la situation dans la zone du canal.
A Djibouti, le port et la rade étaient complètement congestionnés: 2 bateaux étaient échoués, beaucoup d'autres en attente "pour voir venir" et pour mazouter, d'où une longue attente prévisible. Le Cdt., et nous étions d'accord avec lui, décide d'annuler le mazoutage, nous n'en avions nul besoin, et de faire envoyer sur rade un chaland avec les 25 tonnes de marchandises qu'il était prévu de charger, les vivres commandés et les 5 passagers prévus à embarquer, un sous officier de l'armée de l'air et sa petite famille, pressant l'Agent de la Cie.pour repartir le plus vite possible. Le mazoutage nous aurait obligés à aller à quai, ce qui aurait provoqué une longue attente. Le plein de mazout fait à Singapour nous permettait de rallier Gènes.
Nous ne sommes donc restés mouillés que quelques heures...Las! Quand la fatalité s'en mêle. Mais tout était calme encore dans la zone du canal
Nous avons fait route vers Suez à la vitesse maximum toujours pressés de passer avant la bagarre. La circulation était fluide, peu de navires, beaucoup de bateaux choisissaient l'option du tour de l'Afrique (15 jours à 3 semaines de plus). Nous avons croisé un navire de la Cie qui nous a signalé par VHF que tout était calme, et que la fluidité du trafic permettait de transiter rapidement.
Nous ne sommes donc restés mouillés que quelques heures...Las! Quand la fatalité s'en mêle. Mais tout était calme encore dans la zone du canal.
Nous avons fait route vers Suez à la vitesse maximum toujours pressés de passer avant la bagarre. La circulation était fluide, peu de navires, beaucoup de bateaux choisissaient l'option du tour de l'Afrique (15 jours à 3 semaines de plus). Nous avons croisé un navire de la Cie qui nous a signalé par VHF que tout était calme, et que la fluidité du trafic permettait de transiter rapidement.
Nous avons mouillé le 4 juin en fin d'après midi sur rade de Suez : toujours le calme complet. Le 5 juin, après appareillage des pétroliers dont l'Altaïr dernier du convoi des pétroliers, nous embarquons le pilote égyptien et les canotiers avec leurs canots. Le pilote nous dit "le guerre, ce n'est pas pour aujourd'hui!". Nous pensions que c'était gagné.
Nous embouquons le canal une demi-heure après les pétroliers, vers 8h30 locale.
A 9h00 les choses changent: la radio que le pilote écoute à la passerelle annonce l'attaque israélienne. Des deux cotés du canal d'importants mouvements de troupe et surtout une populace en liesse. Les canotiers dansent sur le pont et le pilote est exubérant, ne cachant pas sa joie : on va en découdre et qu'est-ce-qu'on va leur mettre ! nous dit-il.
Arrivé à la hauteur d'El-Kabret, où se trouve un terrain d'aviation militaire, on voyait les avions israéliens piquer jusqu'au ras du sol et détruire les avions égyptiens qui n'avaient pas eu le temps de décoller. Un vrai festival: l'aviateur que nous ramenions de Djibouti était admiratif: "formidable, disait-il, on ne peut pas faire ça à l'entraînement nous autres".On pouvait compter les épaves d'avions fumantes sur le terrain d'El-Kabret. Quelques missiles sol-air partaient parfois des défenses anti-aériennes égyptiennes sans succès, tirés trop tard et sans précision. Nous regardions ce grand cirque le chef et moi dans la coursive extérieure bâbord, lorsqu'un missile qui venait d'être tiré nous fonce dessus. Nous rentrons précipitamment, traversons le navire et ressortons dans la coursive extérieure tribord alors qu'une violente explosion se produit et nous voyons une gerbe d'eau provoquée par l'explosion du missile dans le canal entre le Sindh et le navire suivant du convoi (500 mètres environ entre les deux bateaux)
Nous mouillâmes ensuite dans le Grand lac Amer avec les treize autres bateaux du convoi. Les pétroliers étaient là également en attente.
Le Sindh au moullage dans le grand lac Amer (photo prise en avril 1968) |
Le convoi descendant vers le sud est passé. Il y avait dans ce convoi un navire de la Cie.,le Gange je crois. Par VHF il nous signala que la traversée s'effectuait normalement.
Et l'attente commença.
Dans la soirée les pétroliers ont appareillé. L'Altaïr, dernier du convoi des pétroliers nous a tenu au courant par VHF de leur traversée de la partie nord du canal. Pas d'incident, mais les lumières et feux du canal s'éteignaient derrière lui au fur et à mesure qu'il passait. Donc, pour nous, pas question d'un passage de nuit.
C'est pour demain, disait le Pilote.
Le lendemain l'attente continua : priorité aux mouvements de troupe, (normal), avec des espérances d'appareillage : cet après-midi...puis demain...peut-être.
Mais les conditions militaires se gâtant pour les égyptiens, l'espoir de passer s'envolait un peu plus au fil des heures. Les explosions de la bataille se faisaient maintenant entendre et en relevant au compas les panaches de fumée et en chronométrant le bruit des explosions, on pouvait situer les combats au niveau d"Ismaïlia. C'en était fini de la possibilité de passer au nord. Le Commandant a demandé au Pilote de solliciter auprès des autorités du canal l'autorisation de repasser par le sud pour nos sortir de cette nasse. Refus des autorités prétextant qu'il y avait des obstructions dans le canal suite aux combats. Ce qui à ce moment était probablement faux. Mais nous servions d'otages en fait, la guerre pour eux étant perdue. Ce que ne réalisait pas le Pilote qui nous expliquait que ce recul était un repli stratégique pour mieux envelopper ensuite les troupes israéliennes. Je vois encore son mouvement de bras pour concrétiser cet encerclement. Je lui avais dit alors : "nous avons connu ça en 1940, et on sait comment cela s'est terminé.
Je crois que c'est le quatrième jour, que les autorités du canal ont fait récupérer le Pilote et les canotiers en laissant les canots à bord. La liesse avait disparue. C'était la défaite.
Et l'attente a continué, avec seule distraction le reflux des soldats égyptiens à pied sur la rive orientale dans un état lamentable. Plus tard, un colonel égyptien qui s'était invité à bord nous dira qu'ils avaient perdu près de 40.000 soldats morts d'épuisement ou fait prisonniers dans le désert du Sinaï.
D'autres bateaux ont envoyé des chaloupes récupérer des soldats mal au point pour les faire soigner sur les deux navires polonais qui avec un équipage pléthorique avaient un médecin à leur bord. J'ai proposé au Cdt. de participer à ce sauvetage, mais Touchard n'a pas voulu que nous nous mêlions de ça. Dommage, cela nous aurait distraits.
Et puis au sixième jour, les troupes israéliennes ont occupé la rive orientale du Grand lac Amer et tout le Sinaï et le silence est tombé après que les armes se soient tues.
Longue attente, on se sentait abandonné, oublié. Aucun contact radio avec les égyptiens. Heureusement que nous ne manquions de rien ayant fait le plein de vivres à Singapour et complété à Djibouti
C'est une dizaine de jours plus tard que nous vîmes arriver une grosse chaloupe avec l'inspecteur Roch Ménes et le consul de France venant chercher les passagers (plus le chien Belle) et une partie de l'équipage. Une demi-heure pour faire pour faire leurs bagages, moins de 20 kilos, et en route pour le Caire et la France.Pour nous, les 21 restants, promesse qui sera tenue, d'une relève le 10 août et des conditions intéressantes: doublage des jours de grève, congés supplémentaires et assurances conséquentes pour les risques de guerre encourus, (intéressant pour les veuves éventuelles). Aussi la mission essentielle de l'officier de quart sur la passerelle, puisque nous avons continué à faire le quart à la passerelle, était de noter sur le journal de bord le moindre coup de feu.
Rapatriement des passagers et d'une partie de l'équipage le 27 juin 1967 |
Les autorités militaires égyptiennes ont opposé des scellés sur le poste radio avec interdiction absolue de se servir des émetteurs. Interdiction également de naviguer avec nos embarcations sur le lac. Le Chef radio, un grand gaillard costaud, très pied-noir dont je ne me souviens plus le nom, pourtant j'ai re-navigué avec lui sur le Gaugin en 1981(1), avait réussi à décoller proprement les scellés et fort discrètement et rapidement pour ne pas être repéré, il envoyait très souvent un bref message à la compagnie les assurant de notre bonne santé. Ces messages ont été scrupuleusement retransmis aux familles.
Peu de distractions en attendant le 10 août. Nous avons confectionné une "piscine" avec des panneaux de cale et des prélarts, pas très étanche mais l'eau ne manquait pas, 33 degrés, du jus mais bien agréable quand même.
Le Commandant ne voulait pas que nous mettions la baleinière à l'eau pour faire de la voile, comme faisaient les autres bateaux malgré l'interdiction, les anglais (4 bateaux) en particulier et comme l'ont fait nos successeurs. Il a tout juste consenti à ce que nous allions au cinéma quelques soirs sur un porte-conteneur suédois tout neuf, son premier voyage, c'était le premier porte-conteneur que nous voyons à l'époque; et encore c'était eux qui venaient nous chercher avec leur barcasse. On a pu effectuer des échanges de vivres avec ce suédois qui ramenait des fruits d'Afrique du Sud : crevettes de Saïgon (on en avait 40 tonnes en frigo faux pont 3) contre des fruits. Le troc.
La baleinière, rebaptisée "Obélix" et navigant sous voiles sera finalement mise à l'eau après le départ du cdt Touchard |
Restait la lecture, la bibliothèque était bien garnie et les rares échanges de coup de canon que les égyptiens s'aventuraient parfois a tirer, rapidement écrasés par l'aviation israélienne après un repérage par hélicoptère.
Nous avons été ravitaillés rapidement avec des interruptions quand les hostilités reprenaient.Les prix avaient flambé certes, mais on pouvait se procurer de tout, même du très bon vin espagnol et portugais. Une fois nous avons du refuser une barrique. Nous goûtions le vin avant de donner notre accord et cette barrique là nous a paru trop corsée : risque de cuite de l'équipage.
Seule impossibilité, se procurer des cigarettes françaises, gauloises, gitanes, et du pastis. Tous les fumeurs condamnés aux américaines.
Heureusement nous avons trouvé un dépannage dans un lot de marchandises (1 tonne) que nous avions transporté pour être livré au stationnaire le "Lac Tonlé Sap". Mais en arrivant à Saïgon il avait été vendu ! Nous ramenions donc cette tonne de ravitaillement qui se trouvait dans une petite soute au faux pont 3. Après bien des tergiversations le Commandant a donné son accord pour ouvrir la soute, faire l'inventaire et prendre avec PV à l'appui ce qui nous intéressait : cigarettes françaises... et du pastis!. Vive la France. Las, ce fut vite consommé.
Comme incident notable durant cette période ce fut ce pauvre pêcheur égyptien qui s'était imprudemment approché de la rive israélienne, malgré l'interdiction de naviguer sur le Lac, avait essuyé le feu d'une mitrailleuse israélienne. Son frère, ou cousin, qui l'accompagnait avait été tué. Le pauvre gars s'était réfugié à la coupée du Sindh avec le cadavre de son parent en attendant que les secours égyptiens viennent le chercher.
Nous changions de mouillage de temps pour éviter que l'ancre ne s'enfonce trop au fond du Lac et pour faire fonctionner le moteur.
Avec l'équipage il n'y a pas eu de problèmes. J'avais fait acheter du minium de plomb (très bonne qualité) et nous avions de la peinture en quantité. Aussi avec deux heures supplémentaires par jour , on a pu faire travailler l'équipage à la satisfaction de tous. Avec ce régime il n'y a pas eu de "gamberges" inutiles et toujours a éviter. Les hommes étaient contents : gain d'argent donc ils ne perdaient pas leur temps, bien nourri et du bon pinard.
Du coup, quand nous avons quitté le Sindh, le bateau était parfait sauf les oeuvres vives ou les algues, véritable chevelure, mesuraient 80 centimètres.
Nous n'avons pas manqué de dièsel-oil pour les groupes électrogènes. Les autres navires se ravitaillaient avec des fûts de 250 litres; pas pratique.Par la suite nos successeurs ont du procéder de la même façon.
J'ai navigué en 1972 avec le Commandant Chaunu sur le Martiniquais. Il avait été le dernier Commandant à bord du Sindh et il avait été chargé de mettre le navire à couple avec les deux allemands. L'ensemble avait été gardienné par quelques germains. Il m'a raconté que deux anglais qui faisaient de la voile s'étaient malencontreusement échoués sur la rive israélienne. Ils n'ont pas été mitraillés comme le furent les pêcheurs égyptiens, mais ils se sont trouvés encerclé par une patrouille israélienne, faits prisonniers, mis dans un avion pour Londres tel quel : petite chemisette, short et savates du genre tongs. A Londres, reçus directement par leur Capitaine d'Armement, engueulade bien sur et retour à bord, via le Caire sans même avoir pu saluer leur famille. Leur embarcation a été détruite sur la plage par les israéliens.
Les timbres de la GPLA (Great Bitter Lake Association...) apposés sur les courriers que les marins pouvaient envoyer à leur famille |
Le Commandant Chaunu me raconta aussi que la marchandise que nous transportions avait beaucoup souffert.Cale 1 , riz bouffé par les rats, cales 2 et 4 les balles de caoutchouc collées les unes avec les autres, cale 3 le latex solidifié et les frigos foutus.
Et le 10 août, relève des 21 restant par 21 nouveaux, qui en fin de compte ne sont pas restés les six mois prévus.La Compagnie s'est rendu compte que le navire ne sortirait pas de sitôt. La garde du bateau a été assurée par six personnes dont un Cdt., jusqu'à Chaunu qui a mis la clef sous le paillasson et confié le pauvre Sindh aux allemands, navires mis à couple.
Nous avions barroté la cabine des élèves avec les rotins que l'équipage avait acheté à Singapour et les bagages que nous laissions, limités à 20 kg. que nous étions pour prendre l'avion. Touchard avait fait scrupuleusement peser les bagages que nous emmenions. Le radio, entre autres, avait acheté un berceau en rotin. Sa femme attendait un enfant. Il m'a dit, lorsque nous avons navigué ensemble sur le Gaugin en 1981 qu'il ne l'avait jamais reçu.Personnellement, j'ai reçu ma cantine restée à bord en 1975 lorsque j'étais directeur à l'E.A.M. de Sète.
J'ai reçu également à cette époque, une lettre de la Compagnie me demandant ce qu'était devenu la chaîne Hi-Fi du passager embarqué à Saïgon avec sa chienne. Je m'en souvenais fort bien. Ce jeune homme (à l'époque) avait acheté une chaîne Hi-Fi à Singapour. Ce n'était pas les mini-chaînes de maintenant, un truc monumental avec des baffles énormes.Quand le consul de France est venu chercher les passagers et la moitié de l'équipage, ne leur laissant que peu de temps pour faire leur maigre bagage, il n'était pas question pour lui d'emmener sa chaîne. Ce garçon était complètement désemparé, sa cabine un véritable capharnaüm. Je lui ai dis : prenez le nécessaire jusqu'à 20 kilos, je rangerai vos affaires restantes, les mettrai en soute, j'ai le temps et en échange je vous demande la permission d'utiliser votre chaîne Hi-Fi et vos disques. Entendu, il était trop content de résoudre ainsi son problème. J'ai donc pu me servir de sa chaîne que j'avais descendue dans ma cabine et écouter ses disques dont quelques uns du trompettiste américain Herb Alperte étaient excellents. J'en ai d'ailleurs achetés trois plus tard qui me plaisaient particulièrement et je les écoute encore de temps en temps.
Avant de quitter le bord, j'avais tout rangé dans la grande caisse qui était préalablement destinée à servir de niche à la chienne Belle et ou elle n'a jamais couché puisqu'elle dormait dans mon bureau. Ensuite j'ai mis cette caisse bien étiquetée dans la soute à valeurs qui se trouvait à bâbord dans la coursive qui menait au faux-pont 3. Il est probable que cela a été pillé. Moi même j'avais mis des bricoles achetées durant le voyage dans ma cantine, qui n'y étaient plus quand je l'ai reçue. Preuve que ma cantine avait été ouverte. Il ne restait que mes uniformes et vêtements.
Nous sommes restés 48 heures au Caire, ce qui nous a permis d'aller voir les pyramides. Pas un touriste, nous étions les seuls et à l'époque les faubourgs pouilleux du Caire n'étaient pas encore rendus aux pieds des pyramides comme je l'ai constaté plus tard en 1988 lors d'un voyage, touristique celui-là.
Le 12 août nous prîmes l'avion au Caire, seuls à bord jusqu'à Athène ou l'avion a fait le plein de passagers pour Paris Orly.La nous nous sommes quittés rapidement, comme savent le faire les marins habitués aux départs et aux séparations
© JL CHOQUET/ Jean Pierre SALVAGE/ Philippe RAMONA 21octobre 2019