56-Port-Saïd Les quais et les barques
des passeurs qui conduisent les passagers à terre pour quelques
francs |
... Quelques passagers fortunés arrivent
à mettre à profit les 24 heures que dure la traversée
pour débarquer à Port-Saïd et par un voyage-éclair
en chemin de fer, aller visiter le Caire puis rejoindre leur navire à
Suez. Ceux qui restent vont pouvoir jouir de la traversée du désert
à bord du paquebot. Le projecteur électrique nécessaire
à la navigation de nuit est embarqué à la proue, et
le navire s'ébranle doucement puis par ses propres moyens s'engage
entre les rives du canal. La sortie de Port-Saïd est un spectacle
somptueux. A gauche, l'Asie, le désert à perte de vue et
au loin, on l'imagine, la Palestine et les lieux saints. A droite, c'est
l'Afrique. Au-delà du talus qui borde le canal, le lac Menzaleh
et ses immenses étendues, chatoyantes sous le soleil de plomb, peuplées
de pélicans, d'ibis et de flamants roses. Au coucher du soleil,
"le désert est tout rouge, à l'horizon les sables rejoignent
une brume orangée; le ciel s'irise de vert, de mauve, de grenat,
de rose; ils ont raison les poètes d'ici qui comparent le ciel de
leur pays à la gorge d'un pigeon; en contraste avec l'horizon de
corail, certaines collines déjà dans l'ombre sont d'un ton
pur d'émeraude"… |
Le paquebot avance doucement, ne dépassant pas 10 km/heure,
dans le silence de ses machines au ralenti, à peine troublé
par les bruits du gouvernail qui doit en permanence corriger la route pour
rester dans le chenal.
Le croisement d'un navire en sens inverse est toujours un spectacle
distrayant. Il se fait dans des "gares", espaces élargis où
un des bâtiments s'arrête pour laisser passer celui qui vient
en face. On passe alors très près l'un de l'autre. Quand
c'est un navire français, on tente de reconnaître un visage
connu, un collègue ou un ami de retour vers la Métropole.
Si c'est le cas, on a juste le temps de se héler et d'échanger
quelques mots, courant sur les ponts en sens inverse pour profiter plus
longtemps de la rencontre.
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57-Croisement de bateaux dans le canal.
A droite, un paquebot des Messageries est amarré au bord,
laissant passer un navire d'une compagnie britannique. |
Quand vient la nuit, le faisceau du projecteur électrique
fouille le long ruban miroitant du canal, accrochant seulement par endroit
les godets d'une drague au repos ou, très loin devant, la poupe
d'un autre navire que jamais on ne rejoint. Au-delà d'El Kantara,
le bateau avance dans le désert, traversant des paysages plus escarpés
où le canal forme une véritable tranchée, profonde
d'une quinzaine de mètres puis, passé Ismaïlia, on longe
la voie ferrée, et c'est alors un spectacle étrange que de
voir le train doubler à toute vapeur le placide navire qui passe
à quelques centaines de mètres à peine...
Bientôt on arrive à Suez et après une courte
escale dans la baie pour débarquer le projecteur, on s'engage enfin
dans la Mer Rouge. Le petit frère Arthur, toujours naïf et
plein de bon sens nous décrit le spectacle à sa façon
lapidaire: " Nous sommes dans la Mer Rouge. La première chose qui
nous frappe tous, c'est la couleur de la mer; vraiment je ne sais pas pourquoi
on l'a baptisée Mer Rouge car les eaux sont très bleues, enfin
il faut prendre les choses comme elles sont…" A gauche, le Mont Sinaï
qu'on aperçoit à peine, dans sa parure de sécheresse
et sa polychromie primitive de roches enchevêtrées. Devant,
c'est la mer, éclatante de lumière et brûlante
comme un four. A droite, le désert d'Égypte, chaos de rochers
aveuglants, arides et immobiles. La température à bord devient
peu à peu intolérable. Malgré les tentes et l'arrosage
incessant des ponts, aucune fraîcheur ne tempère cette fournaise.
D'avril à octobre, la température à l'ombre des toiles
ne descend pas en dessous de 37 à 38° dans la journée,
32° la nuit. A l'intérieur c'est encore pire. Pendant plusieurs
jours, aucun passager ne va plus pouvoir rester dans sa cabine. On dort
sur le pont, dans une chaise longue, sur un banc ou allongé sur
le sol, à peine vêtu du minimum qu'autorise la décence.
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