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Le Renflouement du PHASE
(Paquebot des Messageries Impériales)
dans les Bouches de Bonifacio en octobre/novembre 1858
Article paru dans la revue "L'ILLUSTRATION" en novembre 1858
(NdA) Pour comprendre l'émotion soulevée par l'échouement du Phase en septembre 1858, et la détermination mise à le renflouer, il faut garder à l'esprit qu'il s'agissait d'un navire presque neuf, mis en service 5 mois seulement avant l'accident, à l'époque d'un des paquebots les plus modernes de la compagnie, avec ses sisterships Danube et Cydnus. Il s'agissait des premiers navires à hélice construits à La Ciotat par et pour les Messageries pour la prestigieuse ligne du Levant.
Une dépêche télégraphique a récemment annoncé le renflouement du paquebot-poste le Phase, échoué depuis le 30 septembre, sur une pointe de roches sous-marines, dans la passe de l'Ourse des bouches de Bonifacio. Un de nos correspondants, pendant une courte relâche du paquebot qui le ramenait en Egypte, a pu prendre le dessin que nous offrons nos lecteurs, et qui montre le Phase sur son lit d'échouage.
A part l'impression de tristesse qu'éveille toujours un navire immobilisé sur l'obstacle qu'il a fatalement rencontré dans sa course, rien dans cette vue ne donne une idée de la gravité des blessures qu'avait reçues le Phase et des efforts qu'il a fallu déployer pour le remettre à flot. Les détails recueillis sur les lieux par notre collaborateur, et les informations qui nous parviennent sur les dernières opérations qui ont décidé du succès, sont jusqu'ici à peu près ignorés et seront lus, par conséquent, avec quelque intérêt.
Aussitôt après l'événement, les passagers, au nombre de 54, mis en sûreté et installés sous des tentes à terre, puis expédiés en France par un autre navire, on s'occupa de vérifier la situation du Phase. L'eau avait envahi les chambres de l'arrière et une partie de la machine. Il était donc évident que la coque était crevée sur les rochers; mais il s'agissait de reconnaître l'étendue de la lésion, et les premiers rapports des plongeurs pris dans l'équipage, sans permettre de s'en rendre compte avec précision, attestaient qu'elle dépassait 9 mètres. Les moyens d'action ne tardèrent pas à arriver de Marseille. Dès les premiers avis, la Compagnie des Messageries avait envoyé un de ses paquebots muni de puissants appareils d'épuisement, et elle y avait joint plusieurs scaphandres, instruments précieux dont l'emploi devait jouer un rôle capital dans les travaux du sauvetage. L'ingénieur en chef des ateliers de la compagnie et le capitaine de vaisseau qui dirige à Marseille ses opérations maritimes accompagnaient cet envoi.
Le scaphandre, invention anglaise assez récemment utilisée en France, est un vêtement de gutta-percha qui enveloppe des pieds à la tête l'homme destiné à travailler sous l'eau, qui l'isole complètement de l'influence du milieu dans lequel il opère et le maintient, au moyen de conduits aboutissant à une pompe aspirante et refoulante, en communication avec l'extérieur. Protégé par le scaphandre, le marin ou l'ouvrier pénètre sans danger dans le navire rempli. d eau ou de gaz fétides, et, s'il n'a pas dans ces conditions toute la liberté de mouvements qu'il aurait à l'air libre, il il peut du moins voir et opérer sûrement, quoique péniblement.
Avec les scaphandres, on put tout d'abord sauver les groupes pour une valeur de plusieurs centaines de milliers de francs, puis dégager successivement les cales et enlever les marchandises, plus de 1500 colis, qui furent réexpédiés à Marseille, enfin, enlever les gueuses en fonte d'un poids total de plus de 100 tonneaux, qui lestaient le navire, et arriver tout ce travail accompli, c'est à dire après 10 jours d'un labeur incessant, à reconnaître exactement la plaie à l'intérieur et à l'extérieur, une déchirure de 12 mètres de longueur sur 1,40 m de largeur, depuis la première cloison étanche à tribord avant jusqu'à l'arrière de la chambre des machines. De plus, la roche qui avait déchiré la coque restait logée sous les chaudières, pénétrant à une, profondeur 0,12 m sur 1,80 m de largeur.
Disons, pour être exact, que ce ne fut. que le dix-septième jour que la position du rocher, (cause de tout le mal) put être précisée. Il avait fallu, pour en venir là, qu'un ouvrier chauffeur, doué d'une rare énergie, après avoir déboulonné, démonté ou défoncé une partie des pièces de machine et. des parois des chaudières qui lui faisaient obstacle, se frayât passage par l'intérieur jusqu'à la roche. L'ingénieur en chef de la compagnie descendit lui-même dans le scaphandre, ainsi que le capitaine, pour vérifier le mal, et, cela fait, les dispositions utiles furent promptement prises. Il s'agissait de matelasser la déchirure à l'intérieur, de glisser plusieurs épaisseurs de. couverture sur la partie de la plaie où s'enfonçait le rocher et qui restait inaccessible au matelas, et, sur matelas et couverture, de couler en béton hydraulique une muraille intérieure qui interceptât hermétiquement l'accès de l'eau de la mer, et ne laissât plus ainsi qu'a épuiser l'eau contenue dans les cales
On se mit aussitôt a l'œuvre. Les meilleurs ouvriers bétonneurs avaient été demandés de Marseille. Cinquante hommes concouraient à l'ensemble du travail que deux scaphandres achevaient sous l'eau. En sept jours on coula douze tonneaux de ciment; le massif obtenu fut jugé suffisant; et selon les calculs de l'ingénieur le navire, après épuisement des eaux intérieures, devait se relever de lui-même et flotter. Une grande chemise en toile à voile, fortement doublée et ralinguée, était toute disposée pour être passée sous le navire, de manière à envelopper la déchirure et à limiter l'introduction de l'eau en cas d'accident intérieur.
Le 29 octobre, les mâts fortement bigués, des apparaux placés à terre pour appeler le navire et le maintenir à l'inclinaison nécessaire, on commença à pomper. Trois machines a vapeur locomobiles, d'une force collective trente-cinq chevaux, donnaient le principal effort. Outre les pompes du navire celles qu'avait expédiées la compagnie, quatre pompes à bras d'une grande puissance, par l'arsenal de Toulon, furent, mises en jeu. On pompa de cinq heures et demi du matin a trois heures du soir.
Le succès paraissait assuré, mais une forte brise de l'est entrava les travaux. La houle survint, et, avec une violence croissante, secoua le navire par le travers. La chambre des machines et l'arrière étaient presque asséchés mais l'avant fatiguait. Une crevasse se fit dans le ciment et l'eau rentra et il fallut en toute hâte, à peine de perdre le navire. le remplir de nouveau. Un coup de vent se déclarait, celui-là même qui s'est fait sentir par toute la France et a causé partout d'incalculables malheurs. La tempête dura trois jours. Le calme rétabli on put juger l'effet produit par le jeu des pompes. Le Phase avait été porté sur un autre rocher à bâbord . La coque avait reçu de nouvelles blessures, le pont était en partie soulevé, le cimentage détruit devant.
C'était un grave échec, et en même temps un pas important dans la voie du sauvetage. On se remit à l'œuvre plus activement que jamais. Quatorze planches, sur une longueur de six mètres, furent appliquées à l'extérieur et boulonnées avec une autre planche fixée à l'intérieur, sur les restes du ciment. Les scaphandres bouchèrent à l'extérieur avec le l'étoupe les intervalles laissés entre les planches. La chemise dont on a parlé ci-dessus, longue de vingt deux mètres, put être mise en place après un travail prolongé, et fortement assujettie sur la partie avariée de tribord.
Le vapeur à hélice de guerre le Passe-Partout s'était rendu sur les lieux avec cet empressement qu'on trouve toujours dans la marine Impériale toutes les fois qu'il s'agit de porter secours au Commerce. Le 10 novembre, on recommença à pomper. Le navire se vidait à vue d'œil. Un nouveau coup de vent, plus terrible encore que celui du 29 octobre créa tout d'un coup un immense péril. Il fallut une fois encore remplir le navire et l'échouer.
Le 11, on reprit les opérations d'épuisement. Toutes les pompes, servies par l'équipage du Passe-Partout joint à celui du Phase, trente soldats sardes et de nombreux ouvriers assurèrent un résultat décisif. Quatre heures après, le navire flottait, mais pour être livré à de nouveaux périls. Le courant l'entraîna, malgré l'énergique secours du Passe-Partout. Les rentrées d'eau se prononcèrent avec violence. Un moment, on put craindre que le navire ne sombrât. Cependant, l'énergie des hommes qui pompaient depuis plusieurs heures sans être relevés finit par triompher. On parvint, malgré la nuit noire, à replacer et consolider la grande chemise. Le Phase fut maintenu à flot, mouillé sur une de ses ancres debout au courant, et l'on attendit le jour en continuant à pomper.
Le jour venu, le Passe-Partout pris le Phase à la remorque pour le conduire dans le port de la Madeleine. Ler vent de sud-est et le courant faillirent encore tout perdre. : Le Phase, emporté par le travers, allait sur des rochers. Une manœuvre hardie du Passe-Partout le remit en route en le hâlant par l'arrière. Il paraissait sauvé, lorsqu'un choc subit avertit qu'il talonnait sur une roche sous-marine, où son gouvernail resta engagé. Le danger fut un moment plus grand que tous ceux auxquels le Phase avait successivement échappé : le courant le reprenant, il semblait devoir toucher de l'avant en même temps que de l'arrière et se casser. L'évitage se fit cependant, et le Passe-Partout put enfin, après cinq heures des manœuvres les plus difficiles et les plus savantes, le conduire dans le port de la Madeleine, où, mouillé en sûreté sur un fond de vase avec un mètre d'eau sous la quille, il reçoit les réparations provisoires qui permettront de le ramener en France.
Tel est l'ensemble des opérations à l'aide desquelles, après six semaines d'immenses efforts et de périls incessants, la compagnie des Messageries Impériales a pu sauver un de ses plus beaux navires. L'organisation de ce sauvetage fait le plus grand honneur à l'ingénieur qui l'a dirigé. Capitaine, officiers, marins, ouvriers, ont lutté de dévouement pour l'accomplissement d'une tâche dont le succès n'a été obtenu qu'au prix d'un labeur réglé comme celui d'un atelier, et de fatigues excessives, supportées avec abnégation et trop souvent aggravées par les rigueurs de la saison.
On parle avec admiration du sang froid et de l'habileté montrés par le capitaine du Passe-Partout, M. le lieutenant de vaisseau Roux, dans les manœuvres si délicates à la suite desquelles le Phase a été remorqué à La Madeleine.
(1): Le Passe-Partout, aviso de deuxième classe était en fait l'ancien yacht royal de Louis Philippe, réutilisé par la Marine de Guerre après 1848
© Philippe RAMONA 13 décembre 2009