Récit par Jean CLAIR-GUYOT, journaliste à l'Illustration (17)
Un des premiers actes de l'amiral Darlan à son arrivée au poste qu'il occupe dans le gouvernement a été d'examiner la situation de notre marine marchande et d'étudier les moyens de remédier aux pertes de tonnage, ce qui le déterminer à reprendre ou à encourager la mise en de nouveaux paquebots et de cargos, dont les unités se trouveront prêtes à prendre la mer dès la fin des hostilités mondiales.
Si surprenant que cela puisse paraître, cette sage conception a été critiquée par certains comme prématurée. Ne nous arrêtons pas aux raisons invoquées , mieux vaut s'intéresser à l'oeuvre qui s'accomplit et dont la réalisation dépasse largement le cadre de la marine marchande
La construction d'un grand paquebot moderne représente en effet un effort comparable à celui que nécessiterait l'édification rapide d'une petite ville. I1 s'agit de " bâtir " le logement confortable et les dépendances indispensables à l'existence de quelques centaines d'individus des deux sexes de tous âges et de différentes conditions, sans négliger de prévoir leurs divertissements ni les précautions sanitaires ou de sécurité contre de redoutables fléaux le tout avec l'obligation de rassembler cette diversité en une masse mobile susceptible de se déplacer rapidement jusqu'à des latitudes extrêmes Un très grand nombre de corps de métier sont appelés à travailler à la construction et à l'aménagement de cette cité modèle qu'est un paquebot. Pendant que des équipes d'ouvriers édifient le gros-oeuvre da coque avec ses entrepont., et ses superstructures), des artistes et des artisans doivent concevoir, adapter puis exécuter la décoration et, l'organisation matérielle des dépendances multiples du bâtiment Le montage de l'appareil moteur, celui des installations électriques, du chauffage et de la ventilation sont choses compliquées et importantes. Enfin que d'ouvriers encore et combien d'autres corporations trouvent du travail pour fournir les appareils nombreux et variés qu'exigeront, la vie courante et l'entretien de la ville flottante ! Certes l'entreprise est actuellement audacieuse si on réfléchit aux entraves et aux difficultés qui freinent présentement la marche normale de l'activité dans toutes les branches de l'industrie. Cependant, des Français, n'ont pas hésité à se mettre à l'ouvrage avec une ardeur renforcée par leur conviction absolue de la réussite Plusieurs exemples en sont donnés par les orga-nisations de la marine qui ont compris quels bienfaits résulteraient de cette tactiques. Nous avons ici même signalé le lancement du paquebot Kairouan destiné aux lignes de l'Afrique du Nord, effectué le 17 janvier dernier à La Seyne pour le compte de la Compagnie de navigation mixte. Aujourd'hui, nous allons entretenir nos lecteurs d'un autre centre de l'activité maritime française, La Ciotat, où se poursuit la construction d'un paquebot plus grand que le Kairouan. Ce nouveau bâtiment portera le nom prestigieux de Maréchal Pétain. Deux importantes sociétés collaborent à sa construction : les Messageries maritimes, qui ont commandé le navire, et les Chantiers navals de La Ciotat, qui le construisent. Lorsque, après l'armistice, le conseil d'administration des Chantiers navals de La Ciotat réaffirma sa volonté de forger un outil bien trempé au service de la France nouvelle, il se proposait également un double but : 1° sauver du chômage total ou partiel, le personnel des chantiers ; lui redonner à la fois le travail et la confiance ; 2° fournir à l'entreprise les moyens de participer à l'effort immense que le pays demandera pour reconstruire le tonnage détruit.
Malgré les difficultés de toute sorte, les Chantiers atteignirent rapidement leur premier objectif. Au bout de six mois, l'effectif ouvrier était porté, de mille cinq cent quatre-vingts à mille neuf cent vingt-cinq et le chômage entièrement résorbé à La Ciotat. Le régime hebdomadaire de travail passait de vingt-quatre heures à quarante heures ; chaque ouvrier employé avait ainsi la possibilité d'assurer l'existence matérielle de sa famille,
En plus des travaux qui lui ont été confiés par la marine nationale ou par la marine marchande, la société décida : d'une part, le remaniement de ses installation pour obtenir une disposition meilleure et plus moderne ; d'autre part et parallèlement, la remise en état de tout son outillage. Elle jugea aussi indispensable d'entreprendre d'importants travaux dans ses vastes chantiers et dans le petit port de La Cioiat pour créer de nouveaux postes de mouillage, un quai et un épi d'armement supplémentaires pouvant recevoir de grands bâtiments.
Assurée de la possibilité que lui donnaient les Chantiers navals de La Ciotat de pouvoir réaliser ses vues, la Société des services contractuels des Messageries maritimes décida de reprendre la construction du grand paquebot qui avait été amorcée au printemps de 1939 et qui devrait bientôt recevoir le nom de Maréchal-Pétain.
Le 2 décembre 1940, on recommençait à travailler à cette nouvelle unité, dont les caractéristiques principales sont : longueur hors tout : 181 mètres ; largeur au fort : 23 mètres ; jauge brute : 15.500 tonneaux ; le tonnage du nouveau navire peut paraître faible, à côté des 83.423 tonneaux du Normandie, mais il représente les dimensions maxima permises par les conditions de la ligne à desservir; il s'agit, ne l'oublions pas, d'un bâtiment destiné au trafic d'ExtrêmeOrient et qui devra pouvoir remonter la rivière de Saïgon. Tel quel, le paquebot MaréchalPétain se comparera avantageusement, dans tous les domaines, avec les unités étrangères affectées aux services entre l'Europe et l'Extrême-Orient.
Tout a été minutieusement étudié pour que la coque et les aménagements du nouveau paquebot réunissent les perfectionnements les plus modernes et en innovent quelques-uns. Dans la construction de la coque, la soudure est substituée au rivetage dans toute la mesure possible et il est fait un très large appel aux aciers à haute résistance, ce qui entraîne un allégement sensible dans le poids des matériaux.
Les formes de la coque et de l'étrave ont fait l'objet de recherches très poussées et de nombreux essais sur des modèles réduits au bassin des carènes. L'avant est à guibre, comme le sont les étraves de la plupart des bâtiments de guerre et de commerce récents. Les superstructures ont été tracées de façon à diminuer la résistance au vent : la passerelle a une forme arrondie et la cheminée, un profil aérodynamique. La plage avant est entièrement dégagée de tous apparaux : lignes de mouillage, guindeaux et cabestans sont installés sous une carapace en dos de tortue que termine un brise-lames, suivant l'heureuse formule adoptée pour la première fois à bord du paquebot Normandie.
Le navire comporte cinq ponts complets, plus un pont-promenade et le pont des embarcations.
Trois moteurs à combustion interne de onze cylindres du type Diesel-Sulzer et d'une puissance totale de 31 000 CV actionnent chacun une hélice. La vitesse prévue est de 22 noeuds aux essais.
Le Maréchal-Pétain, bien qu'il dérive très directement de la série Aramis, Félix-Roussel, qui l'a immédiatement précédé, sera de beaucoup plus rapide que ces derniers, qui soutiennent seulement 16 noeuds. Grâce à lui, la durée de la traversée Marseille-Saïgon, qui s'effectuera à 20 noeuds 5 de moyenne, sera réduite de plusieurs jours.
Tous les services du bord sont mus par une centrale électrique comprenant quatre groupes diesel entraînant quatre alternateurs de 950 kilowatts chacun. Au lieu du courant continu, on utilise le courant alternatif, innovation tout à fait intéressante qu'il convient de souligner.
Jusqu'à maintenant, en effet, on avait toujours rencontré les plus grandes hésitations à employer le courant alternatif à bord des navires, malgré, que les installations terrestres l'utilisent presque exclusivement depuis de nombreuses années ; pourtant, le courant alternatif présente de nombreux avantages il permet de réaliser des sécurités plus grandes le danger d'incendie est considérablement réduit, car la formation des courants dits " vagabonds ", qu'il est impossible d'éviter complètement avec le courant continu, est supprimée ; enfin, les frais d'entretien seront moins élevés grâce au remplacement des moteurs à collecteurs par des moteurs asynchrones à cage d'écureuil.
Il n'existera à bord du Maréchal-Pétain que deux classes de passagers de cabine : les premières classes et la classe " touriste " : au total, trois cent soixante-quatorze passagers, qui se partageront cent quatre-vingt-sept cabines. Toutes les cabines des premières classes seront extérieures et certaines auront même un balcon particulier donnant sur la mer. En outre, deux cents soixante passagers d'entrepont pourront être transportés. Par définition, un grand paquebot est une "ville flottante ", mais cette fois il ne s'agit pas d'une ville flottante à très grande population, car le trafic d'Extrême-Orient ne comporte pas d'aussi grands mouvements de passagers que les lignes de l'Amérique du Nord.
La salle à manger des premières est située au centre du navire, sur un pont assez bas pour que les effets du roulis et dit tangage soient peu sensibles. De même que les autres locaux " communs ", elle sera climatisée.
Nous ne dénombrerons pas ici les nombreux salons à la disposition des passagers : ce récit d'une visite au berceau du nouveau paquebot n'a pas été écrit dans l'intention d'être un tract publicitaire. Qu'il suffise de dire que toutes les commodités, qu'une concurrence acharnée a fait naître petit à petit, se rencontreront à bord du Maréchal-Pétain. Ce qu'il faut signaler cependant, c'est que l'état-major et l'équipage vingt-huit officiers (officiers de pont, ingénieurs mécanicien, officiers radio, commissaires) et deux cent quatre-vingt-huit hommes pour l'ensemble des différents services - seront installés dans des conditions qui présentent un très grand progrès sur celles précédemment réalisées ; l'équipage, notamment, sera logé clans des cabines de quatre couchettes au lieu des anciens dortoirs communs et le personnel disposera de vastes réfectoires aménagés pour servir de salles de repos en dehors des heures de repas.
Telles sont les caractéristiques marquantes du paquebot Maréchal-Pétain, dont la coque élégante se dresse dans les chantiers de La Ciotat et domine les aimables maisons de ce joli port méditerranéen. De loin, elle apparaît comme la nef d'une cathédrale surplombant une minuscule cité
Aussitôt la porte des chantiers franchie, l'attention du visiteur est attirée par la variété du spectacle qui s'offre à lui. Trois mille hommes, ingénieurs, contremaîtres et ouvriers, sont là, rassemblés sur quelques hectares, pour parfaire un des éléments nouveaux de notre richesse nationale et prouver que " la France continue ".
Mais ce qui attire davantage la curiosité, c'est la masse de la coque qui domine le chantier et qui se profile sur le ciel dans un enchevêtrement d'échafaudages,. Les quatre grandes grues qui l'encadrent vont et viennent sur les chemins de roulement : leur immense bras et les treuils soulèvent du sol, déplacent puis déposent à 30 mètres de hauteur des tonnes de matériaux. Par les ouvertures de cette coque fusent des jets d'étincelles ; on entend crépiter à chaque instant des salves de détonations sèches et précipitées d'une cadence comparable à celle des mitrailleuses en action. Mais ces coups ne sont pas meurtriers. Ils accompagnent, au contraire, la naissance d'une " machine de paix ". Ce que l'on entend ainsi, c'est le laborieux martèlement des riveteurs.
" Environ cinq cents ouvriers, précise l'ingénieur qui nous guide, travaillent quotidiennement à l'achèvement de cette coque. "
Cinq cents ouvriers .. On n'en remarque pourtant que de tout petits groupes. En fait, ils sont dispersés partout : dessus, dessous le long des flancs et sur les cinq ponts superposés de cette coque métallique de près de 200 mètres de long.
Nous voici maintenant entre les troncs d'une étrange forêt, celle des " accores " qui soutiennent la coque pendant sa construction. Ce n'est pas un dôme de verdure qui surplombe notre tête, mais une voûte d'acier qui s'arque gracieusement jusqu'à la quille. Vers l'avant, du côté terre, l'étrave, pointée vers le ciel, s'amincit jusqu'à ne plus paraître qu'une laine effilée. L'arrière, par contre, est plus mastoc : l'étambot et les trois " bouts " des arbres porte-hélice, que la mer ne dissimule pas encore, rompent la belle harmonie des formes arrière.
A tribord, un long escalier en bois est accroché aux échafaudages et monte presque verticalement du sol jusqu'au pont supérieur. C'est lui qui dessert ce chantier compliqué. A l'intérieur de la coque, du double-fond au pont supérieur, c'est une vision dignes des forges de Vulcain. Dans l'ombre, des entreponts dénudés, des flammes brillent, éclairant d'un reflet vermillon des groupes de deux ou trois hommes qui s'empressent autour d'un feu et l'attisent pour chauffer à blanc des rivets. Ces rivets sont lancés adroitement aux riveteurs, qui, arqués sur leur marteau pneumatique, en dirigent avec effort la marche et "écrasent " à coups précipités chacun des innombrables petits noyaux d'acier portés au rouge. Ce sont tous ces marteaux qui produisent le bruyant crépitement des "salves de mitrailleuse ", crépitement que rompt, par moment, le bruit infernal des tôles et des ferrailles déchargées sur les ponts en cours de montage.
Pendant que cette animation se poursuit à La Ciotat autour de la coque, de l'appareil moteur et des auxiliaires purement maritimes du Maréchal-Pétain, on travaille ailleurs, en France, à sa décoration et à son aménagement. Les armateurs ne font en cela que suivre une tradition solidement établie, puisque sous Louis XIV déjà les vaisseaux de guerre eux-mêmes étaient ornés de sculptures et de peintures oeuvrées par les mêmes artistes qui travaillaient pour Versailles. Les futurs historiens de l'art décoratif moderne n'auront pas de plus sûrs jalons pour faciliter leur tâche que de consulter la décoration concernant les grands paquebots mis en service depuis vingt ans.
Nous reviendrons plus tard sur la décoration du paquebot Maréchal-Pétain, qui s'exécute sous la direction du maître Leleu. Disons seulement qu'elle témoignera de ce retour au travail artisanal si longtemps négligé, mais dont la qualité était autrefois une des forces de notre pays. On n'y trouvera ni désir d'éblouir ni désir d'étonner, mais seulement la marque du bon goût et du bon sens de nos ferronniers, de nos céramistes, de nos ébénistes. Dessinateurs et canuts lyonnais donneront libre cours à leur fantaisie, et partout à bord les harmonies des tissus seront douces et chantantes comme on sait les établir en France.
Et ainsi achevé, grâce au labeur quotidien et persévérant de toute une foule de travailleurs, le paquebot Maréchal-Pétain sera digne du nom glorieux inscrit en lettres d'or sur ses flancs ; grâce à lui, la résurrection française, dont le Maréchal aura été l'illustre artisan, s'affirmera sur les océans.
Jean CLAIR-GUYOT.
©Philippe RAMONA 29/11/1998