Un voyage de Bordeaux à Buenos Ayres en 1909
Le jeune Edmond embarque le 15 janvier 1909 pour un voyage de 22 jours qui le conduira à la capitale de l'Argentine.
Le récit est entrecoupé de considérations générales sur la politique du temps et de descriptions géographiques diverses. Vous ne trouverez donc ci-joints que quelques passages parmi les plus significatifs par leur description de l'ambiance et des petites difficultés quotidiennes à bord.
Pour vous aider à vous repérer dans les descriptions
du texte, vous pouvez consulter les PLANS du CHILI
Edmond commence son voyage le vendredi 15 janvier 1909. Il
embarque sur un transbordeur, le CHILI ne pouvant accoster à cause
de la marée. Vous pouvez voir ici une photo du
CHILI en Gironde, représenté accouplé avec le
transbordeur et les petits voiliers évoqués par notre voyageur.
Le "Chili" était le plus rapide des 5 courriers de la ligne postale française, subventionnée par l’Etat, assurant le service de l’Amérique du Sud. Son déplacement était de 10145 tonnes. Sa jauge de 6090 tonnes sa force de 6.316 chevaux et sa longueur de 150 mètres. S’il était le plus rapide, il était aussi le plus rouleur, le moindre coup de barre le couchait d’une façon exagérée. L' " Amazone" , seul bateau de sa série existant encore, l’ "Atlantique" , la " Cordillère " et le " Magellan " , tous au nom couleur locale, composaient avec "Le Chili ", la flotte de cette ligne australe. Comme signe distinctif, chaque compagnie adopte pour ses bateaux les mêmes peintures disposées identiquement. Quelques-unes, pour se faire plus remarquer, ornent les cheminées de bandes circulaires bien blanches ou d’un ton très clair sur lesquelles elles font ressortir lettres et emblèmes ou insignes, comme étoile, initiales, croix, croissants, etc.
Les Messageries Maritimes ont choisi, pour toute leur flotte, la
couleur noire les cheminées aussi bien que la quille ont cette teinte,
cette robe uniforme et sombre est coupée horizontalement par une
bande blanche qui suit le bord supérieur de la coque, donnant à
tous ses courriers une apparence de grand effilement et de grande rapidité
; ainsi, ils paraissent tous être taillés pour la course.
Le voyage de Bordeaux à Buenos-Ayres durait trois semaines. Les
départs étaient au nombre de deux par mois, de sorte qu’en
comptant les arrêts aux deux têtes de ligne, il y avait toujours
quatre courriers en service et un au repos.
Tout bateau en mer, équipage comme passagers, est sous l‘autorité du commandant. Sur lequel repose l’entière responsabilité de tout le navire ; étant seul responsable il est maître absolu. C’est a lui que la Compagnie a confié le bateau et c’est à elle qu’il devra rendre les comptes du voyage. Il n’a aucune fonction spéciale, il exerce le commandement. C’est sur lui que tous ont les yeux fixés dès qu’apparaît la moindre difficulté ou danger. En cas de sinistre la justice ne connaît personne d’autre, c’est lui qui passe en conseil de guerre. Dans toutes les Marines, le sentiment de l’honneur est très développé chez tous ces chefs et s’ils sont les Premiers à l’honneur, ils se piquent d’être les premiers à la peine ; en cas de naufrage, ils se font un scrupule de ne quitter leur poste qu’après s’être assuré que tous les matelots et passagers ont pu prendre place dans les Canots de sauvetage, sur les radeaux, et ont la vie sauve. Nombreux sont ceux qui se sont laisses engloutir avec leur navire, alors qu’ils auraient pu se sauver, ne voulant pas survivre au désastre. L’équipage du "Chili" comprenait 120 hommes environ et 20 officiers, que l’on peut partager en 3 catégories, aux fonction bien distinctes.
1° Le service du pont :
Il est assuré par les marins proprement dits ; ils sont chargés
de la conduite du bateau, de son entretien et de sa cargaison. Aux escales,
ils assistent les débardeurs, font les différentes manœuvres
d'amarrage, d’atterrissage, descendent ou remontent les ancres, et assurent
le service du pont. Pour tout ce travail, ils ne sont qu’une vingtaine.
Sur les navires modernes, leur nombre ne représente plus qu’une
faible proportion de l’équipage ; alors qu’autrefois il en constituait
la grande majorité. C’est que la vapeur a supprimé la plus
grande partie de la main-d’œuvre nécessaire aux travaux de force,
ainsi que la manœuvre des voiles et l‘entretien des innombrables toiles
et cordes que nécessitait la moindre voilure. Ces matelots sont
commandes par six officiers, soit deux capitaines à quatre galons
d’or, dont un en premier et un en second et quatre lieutenants. Ce sont
ces derniers qui sont chargés de veiller à la bonne marche
du bateau et d'assurer sa direction. Ils se partagent les heures de quart
; à tour de rôle, debout sur la passerelle, ils ne perdent
pas de vue un seul instant la mer qu’ils scrutent minutieusement jusqu’à
l’horizon. Ce sont eux qui commandent aux mécaniciens, aveugles
puisqu’enfouis dans les soutes, de forcer ou de renverser la vapeur de
ralentir, de stopper, etc..., ils communiquent avec eux par un tuyau acoustique
en cuivre dont l’orifice est placé à côté du
guidon ou de la barre du gouvernail ; devant et bien en vue, la boussole,
grosse montre mouvante, cherchant à conserver son équilibre,
horizontale, malgré les secousses désordonnées que
lui inflige souvent la marche ballottée du bateau. Immédiatement,
contre la passerelle, une pièce, entièrement vitrée,
fait office de bureau; sur une table, s’y étalent les cartes marines
du parcours suivi, ainsi que le cahier de quart, sait lequel chaque officier,
sa faction finie, consigne tout ce qu’il a pu remarquer, nom et nature
des bateaux rencontrés ou aperçus au loin, les barques, les
côtes en vue, l’état du ciel et de la mer. A moins que, n’ayant
rien vu de spécial, le traditionnel "Rien à signaler" soit
la seule trace du quart.
Ce sont les lieutenants également qui font le point ; tous
les jours, a midi, il est affiché sur le pont, ainsi que la distance
parcourue depuis la veille et celle qui reste à faire pour atteindre
la prochaine escale. Le point est la position exacte occupée par
le bateau à une heure détermine Avant l'invention de la T.
S. F., on le calculait à l’aide d’un appareil appelé sextant
ou triangle, servant à mesurer la hauteur du soleil au-dessus de
l’horizon ainsi que son inclinaison, mais pour s’en servir il fallait,
autant que possible, que le soleil ou les étoiles soient visibles
; dans ce cas, les données du calcul étaient exactes, le
point était facile à établir avec précision,
mais lorsque le temps était couvert, on ne pouvait l’obtenir qu’approximativement,
ce qui entraînait de grosses erreurs. Maintenant,(en 1933...) grâce
aux signaux électriques envoyés dans ce but par les postes
radio-émetteurs de terre, il est facile par recoupement de l’obtenir
à n’importe quel moment, aussi bien de jour que de nuit(....)
(...) En I909, époque de mon voyage, la T. S. F. n’était encore qu’à ses débuts ; " Le Chili" , pas plus qu’aucun des autres bateaux de la ligne Sud-Atlantique n’en était muni ; aujourd’hui, le moindre petit bateau de passagers ou cargos au long-cours la possède à bord. La Sans-Fil, c’est pour un bateau, aussitôt le port quitté, la disparition de cette terrible chose qu’était l’isolement. Actuellement, de n’importe quel point des mers, un navire peut donner de ses nouvelles, en recevoir, appeler au secours savoir à tout instant ce qui se passe dans le monde entier, se tenir en relation avec les bateaux voisins. Déjà, le téléphone sans fil, sur la plupart des grands paquebots, est mis à la disposition des passagers, souvent un journal imprimé à bord y est distribué et donne connaissance des derniers télégrammes captés, politiques ou mondains, ainsi que du bulletin météorologiques des cours des dernières bourses, des résultats des courses, etc., etc. Nous voici loin de l’isolement parfait et des calculs auxquels l’officier de marine devait se livrer pour arriver à faire un point plus ou moins juste ; comme celui-ci lui est donné avec une précision infaillible plusieurs fois par jour par le sans-filiste, il est déchargé de ce travail et n’a plus qu’à surveiller la position de l’aiguille aimantée de la boussole sur le cadran, appelé, dans la circonstance, rhumb. Le rhumb est un cercle partagé par 32 diagonales, en autant de directions dont l’ensemble fait le tour de l’horizon. Les principales sont les deux droites, perpendiculaires l’une a l’autre qui indiquent les 4 points cardinaux : Nord-Sud et Est-Ouest. Leur intersection forme quatre secteurs, subdivisés en huit parties dont chacune représente une direction. Le secteur Nord-Est par exemple comprend, en commençant par le Nord et en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre les directions suivantes : Nord - Nord ¼ Nord-Est—Nord-Nord-Est—Nord-Est ¼ Nord—Nord-Est— Nord-Est ¼ Est— Est-nord-est—Est ¼ nord-est et Est. Il en est de même des trois autres secteur partagés de la même façon où Nord est remplacé par Sud et Est par Ouest. La surveillance et la marche du navire dans la bonne direction dépendent donc de l’officier de quart ; mais, là encore, le progrès s’est fait sentir, et sur les plus récents léviathans de la mer, la barre automatique guide rigoureusement le navire vers sa destination sans le secours du timonier ; de même, la sonde électrique permet au commandant de connaître en permanence sur quelles profondeurs il navigue ; peut-être verrons-nous bientôt les bateaux se diriger seuls et aller d’un port à l’autre sans équipage ? En dehors de la conduite du bateau restent les services du pont et de la cargaison que les officiers se partagent entre eux.
2° Le service des machines :
Ce service était assuré par 56 chauffeurs et 5 officiers
mécaniciens dont un chef mécanicien à deux galons
d’or et deux d’argent, un capitaine mécanicien, un lieutenant mécanicien
en premier un en second et un en troisième. La chaufferie comprenait
quatorze chaudières dont douze étaient toujours sous pression,
consommant de 100 à 150 tonnes de charbon par jour ; ce type de
bateau était un véritable gouffre de combustible, ce qui
représentait une grande part des frais de traversée, c’était
la rançon de sa vitesse. Aussi, sur certaines lignes, a-t-on augmenté
les heures de voyage pour réaliser sur le charbon des bénéfices
appréciables. Comme exemple, on peut citer la ligne de Marseille
à Alger ; avant-guerre, le temps mis normalement était de
vingt heures, aujourd’hui(en 1933...)on en met vingt-six. On pousse
moins les chaudières, on va moins vite, il est vrai, mais l’économie
de charbon réalisée justifie pleinement les six heures de
trajet supplémentaires. Le mazout est un concurrent redoutable du
charbon, il tend à l’éliminer presque complètement
; de nos jours, il a pris une Supériorité telle que l’on
peut dire que sur trois bateaux en construction, deux sont équipés
pour la chauffe au mazout ; sous peu on ne verra plus guère que
les cargos de faible tonnage et les chalutiers à utiliser le charbon.
Fini cette armée d’esclaves noirs ou blancs barbouillés de noir, ruisselant de sueur évoluant comme des diables aux fonds de soutes obscures et torrides. Leurs dos, sous la manche venant du point d’où tombait un air glacial, leurs figures brûlées par le rayonnement du foyer ouvert où ils engouffraient, comme dans un tonneau des Danaïdes, des milliers de pelletées de charbon que dévorait cet ogre jamais rassasié ; ces hommes, les soutiers, étaient à notre époque les parias de l’humanité ; ils étaient aux galères modernes. Cependant, grâce à de puissants ventilateurs et d’appareils automatiques de chargement, ce métier, de plus en plus réservé aux races inférieures ou soumises des pays chauds (noirs, kabyles, hindous), s’humanise de plus en plus et c’est au moment où il devient enfin supportable qu’il tend presque à disparaître. Le XIX° siècle, siècle du charbon aura asservi à l’extraction, à la distribution et à la consommation de son maître une véritable multitude d’êtres humains. Que l’on se représente le mineur, recroquevillé au fond d’une galerie de mine, un pic à la main, tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre, se hissant sur la pointe des pieds ou se courbant comme le paysan sur la glèbe pour arracher aux entrailles de la terre, morceau par morceau, le précieux combustible, ou bien que l’on entrevoie l’armée de femmes, comme à Lisbonne, usées et vieillies avant l’âge, couvertes de haillons, attendant sur le quai au milieu de paniers en osier, remplis de houille, que l’atterrissage du transatlantique soit termine pour grimper en courant sur le pont afin d’y jeter leur charge, tenue en équilibre sur leur tête, dans une trappe communiquant avec le fonds de la cale ; ou bien encore que l’on envisage la vie des soutiers, et l’on se rendra compte de la rançon que la pauvre humanité aura eu à payer au maître que le progrès lui a imposé, et l’on comprendra que l’on ait cherché à échapper à son emprise(....)
(...) 3° Le service des passagers.
Il est assuré par le personnel hôtelier, comprenant
: maîtres d'hôtel, garçons de salle, femmes de chambre,
cuisiniers, bouchers, boulangers, pâtissiers, cambusier, au nombre
d'une cinquantaine, ils sont tous sous la direction du commissaire, officier
à quatre galons d'argent, chargé de tout le service intérieur
et administratif, c'est lui l'intendant du bateau, il assure son ravitaillement,
surveille sa propreté, reçoit les doléances des passagers,
contrôle leurs billets, il est juge, officier d'état civil
et établit les listes de recensement du navire, qui font loi auprès
des polices des ports et des services médicaux. Sur le Chili, il
partageait son service avec un sous-commissaire à deux galons d'argent.
Sur tout bateau important, il doit y avoir un médecin ; le Chili
avait le sien, aidé de deux infirmiers. Toute embarcation quelle
qu'elle soit, arrivant dans un port, doit hisser le drapeau sanitaire jaune
et se tenir à distance. A ce signal, un médecin venu de terre,
monte à son bord et reçoit le rapport de son collègue
; s'il n'y a pas de cas suspect ou de maladies contagieuses il donne le
permis d'entrer ; le drapeau Jaune est aussitôt descendu, c'est le
signal que l'autorisation est accordée ; le bateau peut alors accoster
et il est libre de circuler dans le port.
Les passagers du Chili se répartissaient en trois classes
: D'abord les premières, qui comprenaient deux catégories
selon le confort des cabines, qui pouvaient être avec ou sans salon
ou Salle de bain, à une, deux ou quatre couchettes. La
salle à manger, la salle de musique ou salon et le fumoir étaient
communs aux deux catégories. La table des premières catégories
était présidée par le Commandant, celle des deuxièmes
par le Commissaire. Le prix du passage en première classe, deuxième
catégorie se montait à 750 francs pour Buenos-Ayres, plus
les pourboires, bien entendu. Les passagers étaient de riches Brésiliens
et Argentins, regagnant leurs pays respectifs, et que la réputation
,de la cuisine française attirait sur nos bateaux. Puis des officiers
d'infanterie et d'artillerie de marine, descendant à Dakar, ainsi
que des fonctionnaires de l'administration coloniale et des agents supérieurs
du chemin de fer de Dakar à Saint-Louis. Comme promenoir, ils disposaient
de tout le pont et de tout l'arrière du bateau.
Sur ces courriers les deuxièmes classes n'existaient pas et étaient
remplacées par la "classe intermédiaire ".
Les cabines étaient situées au-dessus de la cale et comprenaient
de six à neuf lits. C est là que le me trouvais; j'avais
payé 400 francs jusqu'à Buenos-Ayres. Notes disposions d'une
salle à manger ou plutôt d'un réfectoire qui faisait
aussi office de salon ; le service était bien fait et si la nourriture
n'était pas très raffinée, elle était du moins
abondante et bourgeoise. Par contre l'emplacement réservé
à notre promenoir laissait fort à désirer ; nous ne
disposions que d'une mauvaise place, ménagée sur le pont
a un endroit où toute vue était masquée par des bateaux
de sauvetage ; cette méconnaissance par la Compagnie de la curiosité
des passagers de notre classe nous fit faire une démarche de protestation
auprès du commissaire. Comme voyageurs, je me souviens d'un employé
des ponts et chaussées, ancien maire de Dakar (M. Jean), d'un photographe
(M. Forster) qui avait créé toute une organisation dans la
colonie afin de tirer et de répandre des cartes-postales illustrées
de toute la côte occidentale d' Afrique ; il communiquait ses clichés
à la "Dépêche coloniale ", qui les faisait paraître
dans ses numéros illustrés, puis des mécaniciens du
chemin de fer de Kayes, alors en construction, d'un imprimeur de Saint-Louis,
de Basques français et espagnols, déjà installés
sur les rives de la Plata et qui retournaient à leur exploitation
après avoir fait un petit tour au pays natal, d'un bon gros curé
qui quittait l'évêché de Lyon pour aller évangéliser
au Brésil et qui devait descendre à Bahia ; à Lisbonne
était monté un autre curé brésilien, espèce
de neurasthénique, aux gestes bizarres, moitié fou qui y
retournait plus malade qu'il n'en était parti ; puis d'un Français
et de sa femme rejoignant Buenos-Ayres où ils avaient créé
une usine de caisses d'emballage ; enfin d'une jolie blonde. Voyageant
seule et loin de l'être, car elle était courtisée par
de nombreux oisifs, elle allait à Buenos-Ayres pour y faire quoi
? mystère—à Dakar, j'aurais bien parié qu'elle aurait
terminé là son voyage, ayant trouvé chaussure à
son pied ; il est probable que ça n'a pas pu s'arranger.
La dernière classe, si on peut appeler cela une classe, était l'entrepont. Comme dortoir, une partie de la cale avant, avec des lits à paillasse, mais sans draps ; comme réfectoire et promenoir, la pointe avant du bateau, c'est là qu'était apportée la nourriture dans un matériel de campement ; la vaisselle individuelle se composait d'assiettes en métal et de couverts en fer battu étamé que les passagers nettoyaient eux-mêmes ; c'était a classe des émigrants, le prix du passage était minime ; on y trouvait des Basques, sachant à peine le français, de la région de Bayonne et d'Oloron, avec leur blouse courte et leur petit béret bleu, si répandu dans toute la France depuis la guerre ; pour passer le temps, ils exécutaient, selon leur fantaisie, des danses de leur pays, on les voyait tourner sur eux-mêmes tout en claquant des pouces, accompagnés d'une guitare, tandis que des femmes chantaient d'un air nasillard un refrain langoureux ; dès que les basques avaient fini, c'était au tour d'Espagnols et de Portugais, qui, mis en goût par ce spectacle, se mettaient aux sons d'un accordéon, à leurs propres danses, aura mouvements tout aussi peu compliqués(....)
(...)A part la pointe réservée aux passagers d' entrepont, le reste de l'avant renfermait les écuries ou plutôt les étables où moutons et volailles attendaient, vivants, l'heure du sacrifice, à côté de la cambuse, remplie de conserves, de vins et de la réserve de toutes les provisions nécessaires aux cuisines, enfin à l'extrême pointe, le dortoir triangulaire des matelots encombré de vêtements pendus et de hamacs, en dessous desquels s'alignaient de petits placards, contenant les paquetages.
Tel était "Le Chili", son équipage et ses passagers; c'est dans cette ambiance que j'allais passer trois semaines. A cette époque, en 1909, c'était une belle unité qui tenait une place honorable parmi les grands courriers, aujourd'hui, (en 1933...) il ne serait plus, avec ses 10000 tonnes et sans T. S. F., qu'un bateau de troisième ordre(....)
(...)Lorsque nous accostâmes au Chili, de petits bateaux à voile, remplis de caisses, attendaient tout le long de son bord. Leur tour de déchargement ; leur grand nombre indiquait que nous n'allions pas partir de suite, en effet, le travail ne fut pas fini avant 10 heures du soir ; le temps d'appareiller et "Le Chili" ne quitta Pauillac qu'à 11 heures. Je n'assistai pas au départ ; fatigué d'attendre la levée des ancres, je m'étais couché dans ma cabine, depuis déjà deux heures. Nous y étions neuf, toutes les couchettes étaient occupées, elles se superposaient deux par deux, j'en avais choisi une du bas, mon camarade occupait celle au-dessus de la mienne ; un hublot, grosse lunette ronde entourée de cuivre, au verre extra renforcé, d une épaisseur énorme pouvait être ouvert plus ou moins grâce à une fermeture en crémaillère appropriée, également en cuivre. Il éclairait et aérait modérément la cabine ; nos bagages tenaient facilement en dessous et aux pieds de nos lits et, quoiqu'étant un peu serrés, le confort que nous y trouvions était suffisant pour nos 25 ans.(...)
(...)La Compagnie des Messageries Maritimes avait un quai spécial dont elle était propriétaire et qu'elle se réservait ; elle y avait installé un grand hangar où étaient entreposées ses marchandises ainsi que son matériel nécessaire au charbonnage et aux diverses manoeuvres de sa flotte . Le quai était encombré par les femmes qui, pieds nus, attendaient notre arrivée pour charger le charbon qu'elles transportent dans des corbeilles posées en équilibre sur leurs têtes. Ces femmes, vouées trop tôt à ce travail galérien, plutôt fait pour des hommes, perdent vite leur jeunesse et, sous la couche de noir dont elles sont barbouillées, elles apparaissent comme de pauvres misérables mises là aux travaux forcés.(....)
"Messieurs, je suis chargé, par la Compagnie de la salle à manger et des cabines de votre classe—Le pont, ce n'est pas mon rayon —Malgré mon désir de vous être agréable, je ne peux, ni intervenir à votre place, ni transmettre vos vœux, parce qu'il me sera répondu que ça ne me concerne pas et que j'ai à me mêler de ce qui me regarde—ce que vous me demandez là, c'est l'affaire du commissaire "
Merci beaucoup. Cinq minutes après, nous voici dans le bureau du Commissaire qui nous reçoit très gentiment (le miel avant le vinaigre). Après lui avoir fait part de notre désir unanime de nous avoir attribuer un autre emplacement comme promenoir, il nous déclara être incompétant ; notre demande nécessitant, pour être satisfaite, un changement dans la disposition intérieure du bateau, seul le Commandant, maître souverain, a autorité pour y faire droit.
Nous voici partis chez le Commandant. Magnifique cabine en dessous des pilote, juste derrière la passerelle qu'arpente jour et nuit l'officier de quart ; à la bonne heure, voilà une vue splendide, de grandes baies vitrées font de son bureau un poste d'observation de premier ordre. II domine la mer et le bateau tout entier. De là, il a tout sous les yeux. Après lui avoir expliqué l'objet de notre démarche, et exposé notre désir, il nous répondit qu'ayant reçu le navire tel qu'il était il lui était impossible de changer quoique ce soit à sa disposition primitive étant tenu de le rendre exactement dans le même état qu'au départ. Il nous promit d'appuyer notre protestation qu'il estimait justifiée et nous renvoya au commissaire pour que nous la consignions sur le cahier des réclamations, mais qu'il lui était impossible de rien changer pour le présent voyage. Donc, de belles promesses, mais en rien satisfaction ; nous avions travaillé pour les autres, c'était notre consolation ; nous remédiames par la suite à cet état de chose en nous mélangeant aux émigrants sur l'avant du bateau, ce qui était plus ou moins agréable ; cependant tout se passa au mieux, la vue fut magnifique et les émigrants pas trop insupportables.(...)
Les passagers d'entrepont, au nombre de 200 environ, la plupart basques espagnols et français eurent bon cœur, et se solidarisant avec l'infortune de leurs compagnons les tirèrent de la mauvaise situation où ils s'étaient mis, en faisant chacun, un petit sacrifice financier. (...)
Le "Chili" était arrêté au milieu d'un vaste plan d'eau, abrité par deux jetées, laissant entre leurs extrémités un étroit passage où ne peut passer la houle.
L' " Atlantique", courrier des Messageries Maritimes de la même ligne que le " Chili" était ancré à côté de nous, il se préparait à partir pour Bordeaux; venant de Buenos-Ayres, il avait eu un abordage en pleine mer avec un voilier et avait cassé un de ses deux arbres de couche; depuis six jours, il était resté à Dakar pour y être réparé afin de pouvoir continuer sa route.(...)
(...)Nous étions déjà accostés par des embarcations, chargées de charbon, où grouillaient des débardeurs noirs, complètement nus ; vus au petit jour, ils donnaient l'impression de tas de houille en mouvement; absorbés par la masse noire du combustible et sans bien les distinguer, on les entendait se disputer et se presser, voulant commencer leur dur travail le plus tôt possible pour le terminer avant que les rayons du chaud soleil sénégalais ne soient devenus brûlants.Les chalands arrivaient par quatre à la fois, remorqués par un petit vapeur qui repartait avec les vides. L'équipage se hâtait de recouvrir le pont avec de larges bâches pour empêcher la poussière noire, soulevée par les manipulations du chargement de pénétrer partout et de donner à tout ce qui est blanc un aspect sale et funèbre.(...)
Incroyable était la quantité de passagers ignorants et naïfs qui se figuraient que l'équateur était une ligne que l'on voyait ; munis d'une lunette dont la grosse lentille était remplacée par un verre opaque coupé en deux par un trait noir et dont l'oeillère était copieusement imprégnée de noir de fumée, nous les entraînions sur le pont et leur tendions l'instrument ; ils se l'appliquaient consciencieusement sur l'œil pour voir la ligne dont il était tant parlé, en accompagnant leurs gestes de réflexions, indiquant leur degré de crédulité. Après avoir bien contemplé le cheveu, mis au fond de la lunette, ils nous remettaient l'instrument avec mille remerciements et allaient se promener et s'exhiber comiquement sans le savoir, avec un magnifique anneau noir autour de l'oeil. Cette farce inoffensive n'avait rien de commun avec les douches brutales ou les culbutes dans l'eau sale d'un baquet qu'étaient obligés de subir autrefois les malheureux novices qui passaient l'équateur pour la première fois.(...)
Il était 4 heures moins un quart ; les passagers de 1ere classe descendirent d'abord, puis ce fut notre tour. La formalité de la douane fut simple ; les douaniers, habillés en civil, nous laissèrent passer sans nous faire ouvrir nos bagages ; cependant, à la sortie, des agents nous firent payer un droit de 50 centavos ou 0 fr. 75 environ, pour chaque malle ou valise que nous ne portions pas a la main. Ce droit était perçu par un individu qui avait acheté, paraît-il, à la ville, le revenu de cette imposition.
Le récit de Edmond GARNIER, malgré une qualité littéraire parfois discutable reste donc à ce jour un des textes les mieux documentés et les plus vivants que j'ai pu rencontrer sur cet aspect de l'histoire maritime. A ce titre, il méritait d'être en partie exhumé et publié sur ce nouveau média qu'est Internet...
©Philippe RAMONA 1/8/1998