Article paru dans le journal "L'illustration" du 27 octobre 1923 et relatant les évènements survenus au Japon deux mois avant
Un spectateur privilégié qui, à cet instant fatal, se fût assoupi pour quelques secondes eut pu croire a son éveil avoir dormi durant de longs siècles, ayant alors sous les yeux un amoncellement de ruines tel que, seule l'oeuvre patiente des siècles lui eût semblé pouvoir entreprendre une pareille besogne.
D'autres secousses suivirent, peut-être aussi violentes que les premières, mais leurs efforts furent vains ; il ne restait déjà plus rien à détruire, ou presque. Quelques instants plus tard éclata un immense, un formidable incendie, heureux de brûler ce qui avait été brisé. Beaucoup de pauvres gens que les pierres avaient épargné périrent dans les flammes. On voit encore dans les rues leurs cadavres tordus : ici, une femme cherchant à soulever la tôle qui l’oppresse; là un homme allongé, les lèvres rivées à une bouche d'eau stérile.
Et puis, après le tremblement de terre, après l'incendie, ce fut, en certains endroits, l'inévitable raz de marée.
Aucun des récits des survivants ne concorde et cependant tous ces récits se ressemblent : les mêmes cauchemars les inspirent, les mêmes, mots les expriment et reviennent sans cesse, comme si le vocabulaire n'en contenait pas d'autres : écrasés, brûlés, étouffés.
Il ne reste actuellement plus rien, rien d'une ville comme Yokohama. De la rade, on aperçoit bien quelques constructions encore fières de leurs étages, et on conserve quelque espoir : illusion ! La ville n'est plus qu'amas de briques, de poutres tordues, et de cendres recouvrant les cadavres. Si certains quartiers du Nord et de l'Ouest de Tokio sont à peu près intacts, le centre et les autres quartiers sont détruits. Détruite aussi, la banlieue qui étalait ses puissantes industries tout autour du golfe de Tokio
L'ambassade de France à Tokio n'existe plus. M. Claudel, notre ambassadeur, est sain et sauf, ainsi que toute si famille et tout le personnel de l'ambassade. Mais quelles heures affreuses il a vécu. Au moment où la catastrophe se produisit, sa fille se trouvait chez l'ambassadeur de Belgique M. de Bassompierre. et il demeura pendant deux jours dans l’ignorance de son sort. Il devait la retrouver plus tard à bord du croiseur Colmar où elle s'était réfugiée. Malgré ses angoisses personnelles, M. Claudel songea d'abord aux autres. Il vint à pied de Tokio à Yokohama, pour apporter des paroles de consolation aux sinistrés puis retournait, à pied encore, jusqu'à Dzuski à la recherche de sa fille, et deux nouvelles fois refaisait le même trajet, soit près de soixante kilomètres au milieu de la dévastation du pays, donnant à tous l'exemple d'un courage, d'une énergie et l'un dévouement infatigables Pendant les jours qui suivirent alors qu'il se trouvait à bord de L'André-Lebon il descendit à terre quotidiennement, pour participer aux secours et retourna plusieurs fois dans les ruines de son ambassade. Il avait, hélas! tout perdu dans le sinistre, y compris de précieux manuscrits auxquels il travaillait depuis deux ans.
Au cours de ses diverses pérégrinations, M. Claudel fut accompagné par M. FOMBERTAUX agent de la Compagnie des Messageries Maritimes à Yokohama, dont l'odyssée est particulièrement impressionnante. Sa maison s’était écroulée en quelques secondes, ensevelissant sous ses décombres sa femme et ses enfants. Lui-même se trouvait, à ce moment, sur la jetée, assistant au départ d'un bateau. La jetée fut coupée en deux par la secousse et une partie de la maçonnerie s’effondra dans la mer. Miraculeusement indemne, il courut comme un fou jusqu'à sa demeure. Sa femme, à moitié étouffée, appelait au secours. En brisant et en sciant quelques planches, M. Fombertaux réussit à pratiquer une étroite ouverture, par laquelle elle put être retirée. Les deux enfants se trouvaient dans une autre partie de la maison, qui avait moins souffert. Ils n'avaient point de blessures graves. Fuyant l'incendie qu'un vent de cyclone avivait, M. Fombertaux et les siens gagnèrent en hâte le rivage et sautèrent dans une embarcation sans voiles et sans rames qui les emporta à la dérive. Mais la barque faisait eau. Elle était sur le point de couler quand elle fut jetée par un remous contre un chaland à charbon accoté à un vapeur japonais. On put les hisser à bord et, le vapeur ayant trouvé, un mouillage en rade, ils assistèrent de là à l’embrasement fantastique,
Le consulat de France à Yokohama a été lourdement éprouvé par la mort de M. Déjardin, tué dans son bureau. Quand on le retira des décombres, il vivait encore, mais mourut presque aussitôt. Le malheureux consul, dont tout le monde appréciait l'intelligence, l'activité et l'aménité, a été enterré dans le jardin même du consulat. une simple croix de bois orne sa tombe provisoire.
D'autres Français ont également disparu. La colonie européenne de Yokohama a d'ailleurs particulièrement souffert, car le quai qu'elle habitait, qu'on appelle le « Bluff », a été absolument anéanti
Les navires étrangers présents au port recueillirent des survivants qui s'étaient jetés à l'eau pour fuir le feu. Ils assurèrent les premiers secours.
Le paquebot André-Lebon, des Messageries Maritimes, se distingua d'une façon toute spéciale. Il était accosté à son appontement habituel, guindeau et machines en démontage, quand les gens du bord virent ce phénomène extraordinaire: la terre onduler, La mer rester calme. Le commandant, qui, lors du terrible typhon de Hongkong, avait fait preuve, aux yeux des Anglais émerveillés, d'un remarquable sens marin, réussit une seconde fois à sauver son bâtiment en allant l'amarrer à un « coffre » dans le port, avec l'unique secours d'une petite embarcation. Là, d'ailleurs, tout péril n’était pas conjuré. Il fallut lutter encore longtemps contre l'incendie : la rade, couverte de pétrole et de chalands enflammés, brûlait comme la ville.
Le croiseur Colmar, bâtiment du chef de notre division navale d'Extrême-Orient, se trouvait à PortArthur quand les autorités de la ville, que le commandant avait invitées à déjeuner, lui apprirent, avec ce large sourire qui est une des formes de la politesse japonaise, la destruction de Tokio et de Yokohama Le Colmar appareilla le lendemain matin et arriva à Yokohama le 7 septembre à la première heure. Le commandant se mit aussitôt en relations avec l'ambassade de France, réfugiée sur I'André-Lebon, et offrit sa collaboration aux autorités japonaises.
Comme il n'y avait plus aucun espoir de sauver des vies, on songea à sauver les biens. Chaque jour une équipe de matelots s'en va ouvrir les coffres-forts trouvés dans les ruines des maisons françaises
(Banque de Chine, Oriental Hôtel, etc.). Ce sont là les seuls travaux praticables pour le moment. Le sloop Algol participe également au sauvetage.
Cette catastrophe, dont le nom s'ajoute à une liste trop longue : Lisbonne, San Francisco, Saint-Pierre, Messine, mais qui laisse loin derrière elle par son énormité toutes celles qui l'ont précédée, est venue surprendre le Japon à un moment particulièrement difficile : en pleine crise économique, provoquée par le chômage des trop nombreuses usines nées de la guerre et par le boycottage des produits japonais en Chine; en pleine crise politique aussi, alors que le nouveau cabinet de l'amiral Yamamoto essayait péniblement de se constituer. Mais le peuple japonais a donné déjà suffisamment d'exemples de son stoïcisme et de sa ténacité pour qu'on puisse espérer qu'il se relèvera rapidement du coup qui l'a frappe.
A. P.
©Philippe RAMONA 26/6/1998
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