Voyage de Marseille à Saigon, à bord du VILLE DE STRASBOURG en septembre 1945
 

Journal de Robert Joubeaux, engagé volontaire pour l'Indochine

En septembre 1945, alors que la guerre contre le Japon ne s'est terminée que depuis quelques semaines, la France décide d'occuper à nouveau la colonie Indochinoise, que lui avaient ravis les japonais, et qui depuis l'Armistice, était tombée aux mains du Viet Minh. Pour ce faire, elle envoie un Corps Expéditionnaire, le CEFEO. Les rares paquebots ayant survécu à la Guerre sont réquisitionnés et amènent en Indochine des soldats, soit anciens de la Résistance et de la campagne d'Allemagne, soit engagés volontaires.

C'est le journal de voyage de l'un d'entre eux, Robert Joubeaux, que nous publions ici.

Le Ville de Strasbourg à Marseille en 1946

L'après-midi du 11 septembre 1945, harnachée, casquée, bottée, sac sur l'épaule et fusil à la bretelle, la Compagnie Merlet franchit la coupée de la Ville de Strasbourg un cargo mixte marchant encore au charbon et dont les cales été aménagées en transport de troupe. Nous y rejoint un bataillon du RBFM4 (Régiment Blindé de Fusiliers Marins).ainsi qu'un autre bataillon de l'Infanterie Coloniale. Je ne sais trop combien d'hommes représentaient ces troupes. Ce qui est certain, c'est qu'ils furent parqués dans les cales de ce vieux rafiot, serrés comme harengs en caque. Par chance, ma compagnie fut installée dans la cale supérieure où l'air était à peu prés respirable.

Vint le moment de l'appareillage .C'est alors que se produisit un incident fort amusant. Le navire à peine écarté du quai, alors que, accoudé au bastingage, j'observais le pilote se hisser à bord à l'aide de son échelle de corde se balançant contre la coque. Je l'entendis soudain hurler une bordée d'injures: un des soldats passagers, pris sans doute d'un mal de mer anticipé,, venait de lui vomir sur les épaules! Il regagna néanmoins la passerelle, puisque, quelques instants plus tard, le navire quitta le port sous le regard bienveillant de la Bonne Mère de la Garde.

Un petit pincement au cœur en voyant les rochers blancs de la côte s'évanouir lentement à l'horizon, qui fit bientôt place à la joie de la découverte tant rêvée d'un monde tout nouveau. La première fois que je prenais la mer pour de bon! Dieu merci, elle était d'huile, ce qui facilitait l'accoutumance.

Au rythme poussif de ses douze nœuds, LaVille de Strasbourg embouqua les Gorges de Bonifacio, puis le détroit de Messine précédé des îles Stromboli où j'eus la chance d'admirer, de nuit, l'anneau defeu formé par la lave en fusion du célèbre volcan. La première escale eut lieu à Port-Saïd où le navire resta à quai 48 heures environ pour charbonner et attendre son tour pour s'engager dans le Canal de Suez. Nous fûmes autorisés à passer un après-midi à terre. Avant de nous égayer dans la ville, nous dûmes subir la traditionnelle inspection de tenue. Au commandement "coude à coude à droite alignement". comme je me trouvais à l'extrémité du rang, je fus quasiment projeté sur un tapis sur lequel un brave musulman s'adonnait à sa prière rituelle. Je ne compris évidemment rien à ce qu'il vociféra, mais, à sa mine courroucée, je pus constater qu'il ne s'agissait de paroles de bienvenue! Qu'Allah me pardonne, mais je n'avais pourtant nullement l'intention de l'offenser, non plus que son pieux fidèle, mais la discipline militaire étant ce qu'elle était, comment faire pour éviter de commettre ce sacrilège? L'incident n'eut heureusement pas de suite. Les rangs à peine rompus, nous fûmes assaillis par une volée de gamins qui tendaient vers nous des rouleaux de billets de banque.

Mais nous avions été prévenus: ils tentaient en fait de nous refiler contre des francs français des billets sans valeur soigneusement enroulés dans un billet d'une livre égyptienne, monnaie d'ailleurs dont nous avions été pourvus à bord de façon tout à fait légale. Nous n'étions pas pour autant débarrassés des solliciteurs de toutes sortes. Chaque commerçant, dont beaucoup baragouinaient quelques mots de français, nous invitait à visiter sa boutique où il s'efforçait de nous entraîner en nous prenant le bras. Tout ceci se passait dans une ambiance bon enfant, sans la moindre agressivité. Je me laissai convaincre par un coiffeur qui, non seulement me coupa les cheveux, mais les lava et rinça, ainsi que les oreilles et le cou, à grand renfort de cruches d'eau. Puis ce fut un tour au marché où abondaient oranges, dattes, bananes, ananas, fruits exotiques que nous n'avions plus vus en France depuis bien longtemps. Il y avait même, moins ragoûtant, un étal de viande au dessus duquel vibrionnait un essaim de grosses mouches vertes que le pauvre boucher s'efforçait en vain de chasser à l'aide d'une sorte de gros éventail.

En rentrant à bord, je constatai que le charbonnage était commencé. A cet effet, reliant le sol au pont du navire, deux passerelles avaient été dressées, constituée chacune d'une large planche dénuée de toute protection latérale. L'une était utilisée pour la montée, l'autre pour la descente. L'opération dura une bonne partie de la nuit, où une noria d'hommes et de femmes tournait sans cesse pour vider dans la soute les sacs remplis de charbon jusqu'à la gueule qu'ils portaient sur leurs épaules. Dans le noir, je ne distinguais que leurs silhouettes, et c'était un spectacle poignant de les apercevoir, silencieuses, pliant sous la charge, houspillées sans cesse par les cris rauques des surveillants. Au matin, à mon réveil, je constatais que cette agitation avait disparu.
Seuls, les matelots de l'équipage armés de lances à incendie, lavaient à grande eau de mer le pont et superstructures souillés d'une épaisse couche de poussière visqueuse.

Ainsi avitaillée en vivres et en combustibles, LaVille de Strasbourg reprit sa route vers la prochaine escale. Ce fut d'abord la longue traversée du Canal de Suez, avec à tribord, sur la rive du lac Timsah, la ville d'Ismaïlia abritant dans sa luxuriante verdure les villas des colons anglais chargés de l'administration du canal. A bâbord, contraste saisissant, les côtes arides de la péninsule du Sinaï où parfois se dessinait en ombre chinoise la silhouette d'un bédouin juche sur son chameau, observant, immobile, le trafic incessant des navires. Suez, entrée dans la Mer Rouge, chaleur accablante, premières attaques de la "bourbouille" (Maladie bénigne de la peau, occasionnée par la transpiration et se caractérisant par des plaques de rougeurs sur les parties humides du corps et d'insupportables démangeaisons.) . Deuxième escale à Djibouti. Interminable jetée inondée de soleil ardent au bout de laquelle on aperçoit une touffe d'arbre grise de poussière où se cachait la résidence du. Gouverneur. Au loin, le miroitement des monticules de sel marin, produit de l'exploitation des fameuses salines de Djibouti, à l'époque une des principales ressources du territoire.

De la ville même, je n'ai gardé que le souvenir d'immeubles délabrés, de rues non goudronnées, truffées de "nids de poules", où déambulaient des troupeaux de chèvres faméliques, conduits par des femmes voilées de noir de la tête aux pieds qui changeaient de trottoir dès qu'elles nous apercevaient. J'ai pourtant bien dû, comme tous les militaires de passage ou en garnison, aller prendre un verre au bar du célèbre "Palmier en zinc", escale obligée sous peine d'atteinte grave au respect de la tradition. Est-ce là que j'ai subi une cuisante humiliation ? Ne possédant pas de monnaie locale mais me sachant en territoire français, j'ai cru pouvoir régler un achat en francs de notre beau pays. On m'a ri au nez, en me demandant si je ne disposais pas plutôt de livres égyptiennes, voire de roupies indiennes, monnaies pourtant réputées sans grande valeur, à l'évidence plus toutefois que l'argent de la métropole.

Puis ce fut l'interminable traversée de l'Océan Indien, au cours de laquelle j'eus tout loisir, accoudé au bastingage, de contempler la couleur d'un bleu intense si particulier à cette immense étendue d'eau brassée de vagues paresseuses, striée de longues lames d'écume blanche d'où surgissaient des nuées de poissons volants et où s'ébattaient des troupes de marsouins escortant le navire.

Le Ville de Strasbourg en mer vers 1946

La vie quotidienne à bord se résumait donc aux gestes essentiels, manger, se laver, dormir, dans des conditions d'un remarquable inconfort. C'est ainsi que, faute de réfectoire, nous mangions assis à même le pont ; la toilette se faisait à l'eau de mer, ce qui ne favorisait pas l'usage du savon qui refusait de mousser, mais favorisait au contraire l'apparition de désagréables éruptions cutanées.

Quant aux lieux d'aisance, à l'instar des poulaines de la marine en bois du 18ème siècle, ils étaient constitués d'étroites cabines au plancher percé d'un trou accrochées à la proue du navire. Pour dormir, les cales avaient été équipées de couchettes individuelles superposées, Dès l'entrée dans le canal de Suez, il y faisait tellement chaud que beaucoup transportaient leur paillasse sur le pont d'où il fallait déguerpir dès potron-minet pour permettre à l'équipage de le laver au jet puissant de lances à incendie.

Les occasions étaient rares de rompre cette monotonie. Parfois notre commandant réunissait sa compagnie pour donner des nouvelles de France ou nous donner un aperçu de ce pourrait être notre vie après notre débarquement. "En opération, clamait-il, il n'y aura pas de prisonniers. Tout indigène faisant partie du Viet-Minh ou simplement soupçonné d'y appartenir sera immédiatement passé par les armes. Et d'ajouter : il n'y aura pas non plus de traînards ; ceux qui s'attarderaient, nous ne les attendrons pas, nous n'irons pas les chercher et ils devront se débrouiller à rallier par leurs propres moyens."

Un autre jour, peu de temps avant notre arrivée à Saïgon, il crut devoir nous mettre en garde contre les risques de relations trop rapprochées avec la population locale, les femmes en particulier, trop souvent porteuses de graves maladies vénériennes.

Surtout, ne pas contracter de mariage, même avec une femme saine. Les enfants éventuellement issus d'une telle union seraient des métis qui transmettraient à leur descendance, donc à la nôtre, les traits caractéristiques des extrême-orientaux.

L'évènement le plus marquant de la traversée fut sans doute la mort d'un des soldats passagers après quelques jours d'hospitalisation à l'infirmerie du bord. On ne sut pas vraiment les causes de cette mort. Le bruit courut que ce fut à la suite des vaccinations subies contre les diverses maladies tropicales. On raconta aussi que le pauvre soldat était celui qui avait vomi sur la tête du pilote au départ de Marseille et qu'il n'aurait donc pu surmonter sa nostalgie au point d'en mourir. Quoiqu'il en soit, ses obsèques furent célébrées en mer en présence des membres de l'équipage ainsi que de tous les passagers rassemblés sur le pont. Le cadavre, enveloppé dans une toile à voile en guise de linceul et lesté d'une gueuse de fonte, était exposé sur une planche reposant sur des tréteaux auprès du bastingage. Après une courte allocution et une brève prière prononcées par le commandant du navire, deux matelots soulevèrent la planche et le corps bascula à jamais dans les flots, au beau milieu de l'Océan Indien.

Malgré ce moment d'intense émotion, la vie reprit son cours. Bientôt ce fut l'escale à Colombo où je découvris avec étonnement les vaches sacrées circulant paisiblement dans les rues sous l'œil indifférent de la population locale, les étals débordant de fruits exotiques et en particulier oranges et mandarines à la peau d'un vert très cru et pourtant à la pulpe mûre à point et succulente alors que je me demandais quel usage on pouvait bien faire de ces fruits à mes yeux manifestement encore verts.

Je croisai aussi un groupe d'indiens à croupetons autour d'un monceau de riz étalé sur une large feuille de bananier reposant à même le sol et qu'ils dévoraient avidement à l'aide de leurs seuls longs doigts à la première phalange curieusement aplatie vers l'avant.

Au restaurant anglais où mes camarades et moi-même prîmes notre repas de midi, en bons français que nous étions, nous commandâmes un beefsteak frites. Je ne sais quel animal avait fourni la viande, les frites en revanche avaient été faites avec des patates douces parfaitement insipides. Quant au pain, n'en parlons pas. On nous alloua chacun une fine tranche de pain de mie , rien de commun avec nos croustillantes baguettes françaises, et c'est sous le regard d'abord étonné, puis réprobateur du garçon que nous ne cessions d'en réclamer de nouvelles tranches . Bien entendu, pas la moindre goutte de vin, nos bourses trop plates ne nous permettant pas de nous en offrir et c'est avec plaisir que nous nous vengeâmes le soir avec le rata du maître-coq de la Ville de Strasbourg.

Puis ce fut Singapour. Là encore le maître-coq fut mis à contribution pour nous prêter sa paire... de jumelles car, pour des raisons que j'ignore, nous ne fûmes pas autorisés à descendre terre. Je garde néanmoins le souvenir émerveillé de innombrables petites îles verdoyantes éparpillées dans le détroit.

Quelques jours plus tard, le Cap Saint Jacques enfin, marquant l'entrée de la rivière de Saigon.

Première déception! Au lieu de la végétation luxuriante dont j'avais rêvé, je ne vis, en remontant cette rivière boueuse, qu'une morne plaine marécageuse s'étendant à l'infini de part et d'autre des rives. Du quai où laVille de Strasbourg accosta, je ne voyais qu'un grouillement de petits bonshommes tous vêtus d'une sorte de surplis blanc flottant autour d'un large pantalon noir et tous coiffés, bien sûr, du traditionnel chapeau conique à larges bords. Si bien qu'il m'était impossible de distinguer homme de ce qui était femme. Sac au dos, fusil à la bretelle, tenue kaki mais bonnet à pompon rouge, la Compagnie , sous le regard apparemment indifférent de la population, rejoint en défilant son cantonnement de Dakao, un ancien entrepôt abandonné par ses propriétaires.

Installation sommaire: on déroule les nattes sur les quelles on dormira à même le sol, à l'abri des indispensables moustiquaires accrochées tant bien que mal à tout ce qui peut servir de support. Commence aussi le régime alimentaire à base de rations anglaises présentées dans des caissettes individuelles contenant, outre des boîtes de conserves diverses, une boîte métallique de vingt cigarettes blondes ainsi que quelques préservatifs. Pour seule boisson, du thé préparé dans de grandes marmites, de quoi vous dégoûter de cet immonde breuvage pour le restant de vos jours. Dès le lendemain commença l'entraînement au maniement des armes, mortier, mitrailleuse, fusil- mitrailleur et autres grenades tant offensives que défensives

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©Lyonel JOUBEAUX /Philippe RAMONA 2011