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La vie quotidienne à bord des paquebots des Messageries Maritimes:

Un voyage de Marseille à Shangai en 1907 à bord du paquebot Tourane
récit sauvegardé et publié par Michel INARD


Henri Inard, dit "le petit frère Arthur" est né en septembre 1887 à Saint Sauveur( prés de Saint Marcellin, Isère). Plutôt chétif, il a été à l'école communale et, l'année de sa première communion (tardive, il avait alors 13 ans), il est parti travailler chez des cultivateurs à Saint Verand. Chez ses cousins il rencontre des frères Maristes et lui même, un jour, sans le dire à sa famille, il écrivit à ces frères la, qui faisaient l'école à Saint Vérand, en leur demandant de venir le chercher….

Ceci se passait en octobre 1900, en décembre il partait chez les frères, à la maison mère de Saint Genis Laval, prés de Lyon. Il prit l'habit en février  1902. En 1905, à la suite des lois de séparation, il partit en Italie où il tomba malade au bout de peu de temps. Il revint en France dans sa famille. Il retrouva la santé à Lourdes. Il repartit en Italie, puis, désirant aller porter l'évangile, il fit son dernier voyage en France pour dire adieu á ses parents, et il partit en Chine à bord du Tourane

C'est là qu'il faut lire le journal de sa vie. Il restera peu de temps en Chine. Il prit le typhus, demeura trois mois malade, et, après un mieux qui lui avait redonné l'espoir de travailler pour les âmes, il rendit son âme à Dieu le 22 septembre 1908. Son corps est demeuré à Pékin.

Nous n'avons gardé de ce récit que les passages des plus significatifs. Pour vous aider à vous repérer dans les descriptions du texte, vous pouvez consulter la fiche sur le Tourane.

30 Mars 1907  Jour de Pâques

Mes chers parents,

Je regarde le désir que vous m'avez témoigné en partant comme un ordre auquel je veux obéir comme à vous-même. D'ailleurs, ce sera pour moi une occupation journalière et un agréable passe temps. Je me figurerai chaque jour au milieu de vous et cela me fera revivre la vie de notre chère famille au milieu de l'océan...

Henri relate à ses parents son voyage en chemin de fer et son arrivée à Marseille où il s'installe à l'hôtel

...Nous repartons immédiatement, nous nous dirigeons vers le pont Neuf afin de faire enregistrer nos bagages et visiter notre nouvelle demeure laquelle sera notre refuge pendant un mois. Mais, je vous disais en partant que j'allais voyager à bord de l'Océanien mais vous voyez que c'est faux puisque je suis sur le Tourane. La compagnie a jugé que l'Océanien n'était pas assez robuste pour faire pareil voyage et on a donné le beau navire que vous avez vu sur la carte que je vous ai envoyée.

Après un tour sur le bateau nous redescendons et retournons chez nous. Là, je me rase et, mon directeur étant occupé, je sors faire des commissions. J'ai eu de la peine à trouver des lunettes noires bon marché. Enfin, j'achète des lorgnons à six sous et je retourne à l'hôtel. Je commençais à avoir sommeil, nous soupons vite et allons nous coucher de bonne heure car le jour de Pâques nous voulons aller à N.D. de la Garde. Le lever est fixé à 5 heures.

Le dimanche, jour de Pâques, on frappe à la porte mais je dormais tellement que je n'entendis pas et restais couché. Au moment de partir, on s'aperçoit que je ne suis point encore levé et on revient frapper à ma porte. Enfin, je quitte les bras de Morphée et m'habille à la hâte puis nous nous acheminons vers le sanctuaire de Marie. Vous pouvez être sur que je ne vous ai point oublié vous tous qui lisez cette lettre.
J'ai bien pensé à tous ceux qui me sont chers, tous ceux que j'aime, tous ceux pour lesquels je dois prier. Vous avez donc tous eut un souvenir. Après avoir satisfait notre dévotion nous descendons la cote et allons déjeuner. Là, nous prenons un bon repas et à 9 heures et demie nous nous acheminons vers le port car le navire doit partir à 11 heures et nous devons y arriver une heure avant. Au bout d'une demi-heure nous sommes au port.
Notre magnifique est là qui attend dans une attitude majestueuse que Messieurs les voyageurs veuillent bien prendre place. Nous montons lentement, nous regrettons la terre, du moins non car le sacrifice est fait et Dieu seul est désormais notre partage, mais nous lâchons le plus tard possible notre terre de France. Nous voilà dans le navire, nous ne toucherons pas la terre avant neuf  jours.
 
Laissez-moi maintenant vous faire la description de notre nouvelle demeure. Notre navire, le Tourane mesure 157 mètres de long sur 140 de large, c'est un des plus beaux navires de la compagnie des Messageries Maritimes.Vous voyez que nous n'avons rien perdu au change avec l'Océanien qui est un vieux vaisseau de 25 ans, il a deux grosses cheminées, deux puissantes hélices ; Nous sommes bien en sûreté, nous avons des provisions de bouche pour une dizaine de jours, nous avons 5 grosses vaches, peut être une cinquantaine de moutons et une grosse quantité de volailles. Nous visitons rapidement, encore une fois, le bateau en compagnie des deux frères qui nous accompagnent. C'est un va et vient continuel, des signaux précipités. Encore quelques instants et nous voguerons vers le Céleste Empire. Ceux qui nous accompagnent nous quittent, un premier coup de cloche se fait entendre, nos coeurs français se serrent mais le navire ne part pas. Il semble qu'il a regret de quitter la belle France. Enfin, le maître d'hôtel nous appelle, il nous a préparé un bon déjeuner. Nous n'avons guère faim, aussi nous ne faisons pas précisément honneur à la table. Pour mon compte, je ne fais que goûter aux mets qui nous sont servis.
Enfin midi sonne et nous n'avons pas encore quitter le port. Petit à petit  cependant nous nous sentons bercés, on vient de détacher les dernières cordes qui nous attachent à la terre et nous voilà partis.

Le Tourane quittant Marseille

C'en est fait, le sacrifice est accepté. Nous sortons vite du salon car nous voulons voir disparaître Marseille, N. Dame de la Garde, les îles et les côtes. Petit à petit la ville disparaît mais nous voyons encore le sanctuaire de Marie, nous nous recommandons à elle et lui recommandons notre long voyage et tous ceux que nous laissons. Bientôt nous ne voyons plus que la côte de notre bateau, la silhouette de N. D. de la Garde s'efface. Nous voyons la côte jusqu'à 6 heures du soir après quoi plus rien. La mer nous environne et notre vue s'y perd. Nous passons trois petits îlots et puis plus rien, notre navire marche à pas de géant.
Nous sommes admirablement bien favorisés de la Providence : figurez vous nous avons 5 pères des missions étrangères, nous avons la sainte Messe tous les jours et avec elle la sainte Communion.

Je vais vous donner un aperçu de notre règlement : nous nous levons à 5 heures et demie, nous faisons notre prière et méditation sur le pont, à 6 heures et demi sainte Messe et Communion, à 7 heures et demie nous prenons notre café au lait et du beurre, après nous nous occupons à lire ou à écrire et à 10 heures déjeuner. Nous avons 4 ou 5 plats et 2 ou 3 desserts, vin blanc et noir à volonté, café et pousse-café. Après déjeuner nous avons recréation jusqu'à 1 heure et demie, après: chapelets et nous nous occupons jusqu'à 4 heures où nous allons prendre un bon goûter qui consiste en thé, brioches, beurre, biscuits. A 5 heures nous récitons l'office, à 7 heures grand dîner et vers 8 heures nous allons nous coucher. Nous ne sommes pas trop mal dans nos petites couchettes. Nous avons 5 cabines dont 2 à 4 lits et une à 2 lits. Cette nuit j'ai bien dormi, je n'ai pas eu trop chaud.

Lundi 1er Avril

En nous levant nous apercevons devant nous la grande île de la Corse, nous venons de passer le Detroit de Bonifacio seulement nous avons un peu trop dormi, nous ne le voyons que de loin. Bientôt apparaît la Sardaigne qui ne tardera pas non plus a disparaître et nous voilà isolé au milieu de l'océan. Rien ne vient nous sortir de cette monotonie cependant nous voyons bientôt venir à nous une volée de mouettes (la mouette est un joli oiseau de mer qui suit les navires) ce qui nous amuse bien. La journée est bien tranquille, la mer est calme comme tout, encore personne n'a le mal de mer, un de nous a bien essayé de le prendre mais il en a été pour ses frais.
Nous commençons à trouver le temps long et souhaitons vivement une petite tempête pour nous aguerrir un peu à la mer qui est loin d'être chaude. On supporte bien son manteau car nous avons sur le soir une forte brise de mer. Nous voyons çà et là quelques frêles embarcations. A la nuit nous apercevons dans le lointain un gros navire mais nous ne distinguons rien de bien net, on croit que c'est l'Australien qui vient de Chine ramenant 2 de nos frères. On vient nous annoncer que demain, bon matin, nous passerons le détroit de Messine et tous nous voulons le voir aussi on fait vite sa prière et on va se mettre au lit souhaitant pour le lendemain une mer un peu plus agitée.

Mardi 2 Avril

J'ai admirablement bien dormi jusqu'à 3 heures. Je crus voir à une faible lueur qu'il était 4 heures, je me lève et réveille mes confrères mais ceux ci s'aperçoivent bien vite que je les ai trompé et se recouchent ; Mal leur en a pris car, pendant ce temps, nous passons de belles curiosités : Nous avons à droite les îles Liparies et à gauche le Stromboli dont le sommet crachait encore de la fumée. Je suis resté sur le pont jusqu'à 6 heures et demie mais je n'avais pas chaud, du reste, la bise était encore bien plus froide. A 5 heures nous apercevons le fameux Détroit de Messine que nous attendions depuis longtemps. En effet, nous jouissons d'un magnifique spectacle: Nous avons à droite la belle île de Sicile, sur le bord de la mer s'étalent plusieurs belles villes, les montagnes n'y sont pas rares, la principale chaîne est l'Apennin dont le sommet est encore couvert de neige. Le tout réjouit nos yeux fatigués de voir l'eau mais à gauche un bien plus beau spectacle s'offre à nous ; nous sommes en vue de l'Italie, çà et là quelques belles villes où l'on voit les hautes cheminées des usines ; Sur le bord de la mer on voit une ligne de chemin de fer et on se dit que notre condition est changée.

 Quand donc retoucherons-nous cette belle terre de l'Europe ? car l'Italie est le dernier point de l'Europe. Petit à petit notre navire s'éloigne et les derniers points de l'Europe disparaissent à nos yeux. La mer dure, de plus en plus monotone, rien ne l'émeut, elle est d'une tranquillité incroyable. Je pense que bientôt nous aurons un peu de secousse et ce ne sera pas trop tôt. Tout le monde tient bon, je comptais prendre le mal de mer le premier jour et voilà qu'au troisième je ne l'ai pas encore. Les pauvres poissons ne doivent pas gagner grand chose à nous suivre, c'est malheureux pour eux ; ils ne perdront probablement rien à attendre. Aujourd'hui nous avons vu un grand nombre de vaisseaux : 4 ou 5 à vapeur et les autres à voile. De tout cotés ce n'est que l'eau, nous sommes au milieu de l'océan mais nous ne craignons rien, Dieu veille sur nous. Hier notre navire a filé 25 Km à l'heure, aujourd'hui il va un peu plus vite, il file 30. Ca ne fait pas beaucoup, c'est vrai qu'il ne s'arrête pas souvent.

Mercredi 3 Avril

Je vous disais hier que nous désirions un peu d'agitation dans la mer, et bien nous avons été vite exaucés. A peine avais-je fini d'écrire que la mer perdait sa tranquillité habituelle et le navire commença à danser. Ce fut d'abord un fort mouvement de tangage et ensuite un autre de roulis, je vous assure que c'était amusant. En allant dîner, nous avons failli tomber, pour moi, je m'empressais de manger un peu et me hâtais de sortir car j'avais peur de donner à manger aux poissons. Nous sommes allés nous coucher de très bonne heure. Pendant la nuit le mouvement des eaux fut encore plus agité, on se sentait bercé et parfois on avait les pieds plus hauts que la tête ; Enfin, je dormis assez et le matin je me levais de bonne humeur. La journée fut assez agitée, le mal de mer me tint presque toute la journée mais il ne fut pas violent attendu que je pus aller à tous les repas. Je me tins ordinairement sur mon lit, la matinée se passa sans incident si ce n'est que nous rencontrâmes plusieurs paquebots. Dans la soirée nous pûmes apercevoir quelques points de l'île de Candie, c'est tout ce que nous vîmes de terre pour cette journée.
Notre paquebot file tous les jours ses 334 noeuds environ.

Jeudi 4 Avril

 Dés le matin, je sens le mal de mer, je n'ai aucun goût. Je ne pus aller à la messe et aussitôt que ma cabine fut prête je m'étendais sur mon lit, car, vous savez, nous n'avons pas besoin de faire nos lits ce sont les garçons d'hotel qui les font. La journée fut un peu agitée, nous devions arriver aujourd'hui à Port-Saïd mais nous n'arriverons que demain.
Le temps est un peu froid. Aujourd'hui nous avons voyagé toute la journée à travers l'immensité de l'océan, nous n'avons pas vu un seul brin de terre.

Vendredi 5 Avril
 
 

Bateaux en escale à Port Said
Enfin nous voici arrivés à Port-Saïd. Dés le matin, à 2 heures et demie on ne peut plus dormir, le bruit que fait le navire pour aborder est assourdissant. Malgré tout ce raffut nous ne nous levons qu'à 6 heures, les Pères que nous avions à bord sont descendus, nous n'avons donc pas de messe ; beaucoup de passagers sont descendus, quant à nous nous ne toucherons pas du pied cette terre africaine. Notre paquebot ne devait s'arrêter que 6 heures mais il y a en ce moment la grève des charbonniers (vous voyez, les africains se mettent au rang des puissances européennes, ils ont aussi la grève) et à cause de cela nous y sommes restés 12 heures.
La ville de Port-Saïd se trouve à l'entrée de l'immense canal de Suez qui mesure 160 kilomètres de longueur 60 mètres de large, elle est d'une construction très récente et ses maisons sont toutes européennes. Tout autour de notre navire nous avons un magnifique coup d'oeil : ce sont d'abord une quantité de petites barques qui se pressent, qui se disputent  pour avoir le plus de passagers possibles à descendre à terre : Pour nous, nous restons sur l'eau. Les gens sont d'une tenue des plus variées, autant de personnes autant, pour ainsi dire, de costumes différents. Les uns sont à peine vêtus, d'autres le sont largement.

Nous avons vu 4 ou 5 barques de pèlerins mahométans qui se rendaient à la Mecque. Pour bâton de voyage ils ont un fusil bien garni et pour vêtements une pièce de toile qu'ils se roulent autour du corps. Vous comprenez, ce n'est nullement cousu alors, souvent ça tombe et ils sont obligés de le tenir. Au débarcadère il y en a 4 qui sont tombés à la mer, il fallait voir comme ils criaient, se débattaient des pieds et des mains. Dans l'intérieur de la ville il parait que c'est affreusement sale c'est comme, racontait Albert, les environs de Bizerte. Beaucoup de femmes sont aussi voilées, d'autres ont en plus une espèce de mors qui les prend au dessous du nez, quand on veut les punir on frappe dessus alors le mors entre dans la figure et ce sont de vives douleurs pour la pauvre femme. Ce que c'est que les pays barbares !
Pendant les 12 heures que nous sommes restés à Port-Saïd il est aussi arrivé une dizaine de grands navires. Il y en avait plusieurs Français, 3 Allemands, 2 Anglais, 1 Japonais qui avait été coulé pendant la guerre Russo/Japonaise et qu'on a transformé en navire marchand, 1 Russe qui nous a salué au passage en espagnol et plusieurs autres.
Enfin à 2 heures nous levons l'ancre et nous nous enfilons dans le fameux canal de Suez.

Oh, comme on est bien la dedans ! Dés que nous quittons Port-Saïd nous sentons une douce chaleur, nous pouvons nous passer de nos tricots, je le quitte vite. Notre paquebot avance doucement, doucement, ne faisant que 10 km à l'heure car le canal n'est pas très profond et il pourrait s'ensabler.

Nous avons dés lors, un tout autre spectacle : d'un coté nous avons l'Asie, de l'autre l'Afrique encore toute inondée du débordement du Nil. Jusqu'à demain nous marcherons ainsi entre deux terres. Oh ! Comme je vais dormir tranquille cette nuit, aucune secousse ne vient remuer notre navire, il marche toujours majestueusement. Nous arriverons à Suez demain vers 4 ou 5 heures. Tous prés du canal il y a une ligne de chemin de fer, de temps en temps nous apercevons des bandes d'arabes qui se promènent. De tous cotes c'est le désert, la végétation y est nulle, que de terrain perdu ; Je me dis souvent : si papa était là comme il aurait des récoltes avec son ardeur pour le travail.

Samedi 6 Avril

Cette nuit j'ai assez bien reposé, cependant pas autant que je l'aurais cru car on est obligé de bouger souvent le gouvernail du navire et cela fait du bruit. A 2 heures, nous rencontrons un vaisseau anglais qui s'est ensablé, on est obligé de jeter l'ancre car on ne peut pas passer, on craint de rester longtemps ici car ce n'est pas chose facile que de démarrer un navire du sable. Enfin, après 3 heures de travail on parvient à le faire bouger un peu, c'est suffisant, nous pouvons passer.
Je ne dors plus, je me lève juste comme on commençait à avancer. Rien de nouveau, c'est toujours le désert des 2 cotés, nous ne craignons pas de prendre le mal de mer car le canal est bien plus tranquille que les eaux de l'Isère. A 11 heures nous arrivons à Suez. Là, notre navire s'arrête un peu plus loin du port pour que personne ne descende.
L'arrêt est de 3 heures ; pendant ce temps, nous prenons quelques provisions que les chaloupes ont amenées jusqu'à nous ainsi que la correspondance. Quantité de marchands arabes arrivent sur le navire pour vendre quantité de bagatelles comme figues, bonbons nougat qui sont fabriqués à Port-Saïd et qu'ils disent venir de Montélimar, des cartes postales, bracelets etc. toutes des petites bricoles qu'ils veulent vendre un prix fou ; En réalité ils ne vendent pas grand chose. On se moque d'eux et ils finissent par s'en aller. Dans le port nous voyons un vaisseau anglais qui est en quarantaine ; c'est une chose bien triste que d'être en quarantaine : Lorsqu’un vaisseau aborde un port un médecin vient y faire une visite et, s’il y a quelque indice de maladie contagieuse, il fait une déclaration qui défend au navire de sortir avant que les maladies soient disparues. Il arrive souvent que c'est long et pendant ce temps personne ne peut sortir pas même le capitaine. Vous comprenez que ce n'est pas agréable du tout dans ce navire qui est en quarantaine. Il y a la peste et il y a eu plusieurs morts. Dans quel triste état se trouvent les malades, et, même ceux qui sont en bonne santé ne peuvent pas sortir du vaisseau et sont exposés à prendre la maladie. A tout moment ils ont la mort devant eux. Je pense que vous voyez pourquoi on défend au navire qui se trouve en pareil cas de s'éloigner ainsi qu'aux passagers de sortir car, ils pourraient communiquer leur maladie où ils vont.
Enfin, à 2 heures nous partons, nous sommes dans la mer rouge. La première chose qui nous frappe tous c'est la couleur de la mer ; vraiment je ne sais pas pourquoi on l'a baptisé mer rouge car les eaux sont très bleues, enfin, il faut prendre les choses comme elles sont. Nous partons par une mer très calme, à peine si notre vaisseau trouble les eaux, il file d'une bonne allure avec une tranquillité vraiment admirable.

Nous sommes en face d'un pays qui rappelle beaucoup de souvenirs à l'âme chrétienne : d'abord la mer rouge nous rappelle le fameux passage de la mer rouge par les hébreux conduits par Moise, sur la gauche nous avons la terre promise: la Palestine. Nous voyons le mont Sinaï, nous avons la terre des deux cotés. Jusqu'au soir nous jouissons d'un beau spectacle mais, par contre, nous avons une chaleur épouvantable, jamais je n'ai senti une si mauvaise chaleur et de plus elle est très dangereuse. Il serait imprudent de monter sur le pont sans chapeau quand même il y a une tente.

Dimanche 7 Avril

Cette nuit j'ai bien dormi grâce à ce que j'ai enlevé ma couverture, ce qui ne m'a pas empêché de bien suer. En me levant, je suis allé prendre un bon bain de mer, malgré tous les soins que j'ai pris pour n'en point avaler, j'ai le goût de sel dans la bouche.
On a de la peine à s'apercevoir que c'est dimanche, nous avons une simple messe comme les autres jours. Les missionnaires auraient bien voulu dire la messe sur le pont mais ils ne l'ont pas pu, car le grand nombre de passagers est protestant ou employé du gouvernement français et vous comprenez que ceux là ne tiennent guère à aller à la messe. Le reste de la journée se passe comme les autres jours. De temps en temps nous rencontrons des vaisseaux d'un peu partout, quand nous rencontrons des français ou des russes nous les saluons avec le drapeau.

Lundi 8 Avril

Il n'y a plus moyen de tenir au lit pendant la nuit, on est mouillé du soir au matin, la journée devient de plus en plus chaude. La mer est toujours calme, aujourd'hui je suis un peu fatigué, je ne mange que 2 oeufs à dîner et à souper. Heureusement, ça n'a pas duré longtemps, le lendemain j'étais déjà guéri.
Pendant la journée nous n'avons rien fait, ni vu de particulier, si ce n'est que pour la première fois nous avons vu de gros poissons, ça a été notre seule occupation, aucun point de terre ne s'est montré à nos yeux.

Mardi 9 Avril

Nous avons une journée bien calme mais toujours bien chaude, rien de nouveau, cette nuit nous avons passé l'île Péril, nommée ainsi à cause des périls qu'il y a pour les bateaux, surtout pour les gros comme le notre. Le commandant est obligé d'avoir continuellement l'oeil à sa lunette et le pilote a toujours le gouvernail en main. Enfin, nous nous en tirons à bon marché, sans accident.  Nous aurions dû arriver aujourd'hui à Aden mais à cause du retard nous n'arriverons que demain matin. Je vous assure que le temps nous dure assez ; pensez, voilà dix jours que nous n'avons pas touché la terre. Comme ça va nous faire du bien ! Nous passerons quelques heures avec nos frères qui sont là.

Mercredi 10 Avril

Nous ne pouvons plus dormir tranquille, nous soupirons tellement après la terre. Bientôt nous apercevons quelques îlots dispersés çà et là. Les îlots sont des rochers plus ou moins grands qui s'élèvent au-dessus des eaux. Cependant, au bout d'un moment, nous apercevons la terre ferme, nous voilà contents.
 

Il est 11 heures quand le vaisseau jette l'ancre dans le port. Nous sommes tous sur le pont afin de voir si le frère qui doit venir nous chercher est bientôt là. Nous n'apercevons d'abord aucune soutane blanche, car, à Aden les frères portent une soutane blanche à cause de la chaleur excessive. Au bout d'un moment nous voyons quelque chose de tout blanc dans une barque, près du navire. Bien plus, nous voyons qu'il y a une grande croix. Il n'y a plus de doute c'est bien lui. Le voilà qui, déjà, est sur le bateau ; nous nous embrassons et aidons à descendre les paquets du frère qui reste là. Nous voilà en barque ! Quelle différence d'être sur ces barques avec notre vaisseau ? Au bout de quelques minutes nos bateliers nous déposent au rivage asiatique. Voilà au moins que nous pourrons jouir pendant une dizaine d'heures de la terre.
Le mouillage d'Aden

Nous allons directement chez les frères où nous restons d'abord deux heures. Ils ont une jolie maison située dans l'enceinte de la mission catholique ; c'est très bien organisé. Il y a d'abord une grande enceinte de clôture, là est bâtie la cathédrale, le palais épiscopal, la maison des frères et celle des soeurs. Vous voyez, il y a tout ce qu'il faut. Nous allons faire une visite à la cathédrale qui est assez belle. Certes, elle ne vaut pas celles de France mais, néanmoins, elle est bien jolie pour le pays, elle est très grande et a un grand orgue. Pour avoir un peu d'air, comme aussi, pour n'avoir pas tout à fait si chaud il y a un grand nombre de ventilateurs.
Ensuite, nous allons essayer de dîner(je dis essayer, car, nous avions mangé sur le bateau à 10 heures), nous n'avions guère faim à midi ; C’est bien dommage car les frères nous avaient fait préparer un excellent dîner. Pourtant, afin de goûter à tous les mets du pays, je prends un peu de chaque plat, je vous assure que les gens du pays savent bien faire la cuisine, je m'en suis bien régalé.
Après notre dîner, le frère directeur veut nous payer une grande promenade en voiture, il envoie vite un de ses domestiques chercher des voitures. Au bout de 2 ou 3 minutes le voilà qui revient avec trois belles voitures à calèches blanches.

Mais j'oublie de vous faire quelques descriptions sur le pays que nous visitons et sur les habitants. Le pays est d'un aspect fort abrupt, on ne voit que des rochers et rien d'autre.
Ne vous figurez pas que c'est comme dans les montagnes d’Iseran ou de Cognin : là bas on y voit des arbres et du buis, tandis que là il n'y a absolument rien, pas un arbre, pas un brin de végétation, c'est désolant. Les maisons sont construites un peu comme en France mais elles sont beaucoup moins hautes, de plus, elles n'ont ni portes ni fenêtres, les habitants sont toujours au courant d'air. Personne ne s'occupe de voler les autres, les arabes sont mieux, sur ce point, que beaucoup d'Européens. Il  y a une quantité extraordinaire de races et de religions ; les principales races sont : les Européens, qui sont assez rare et presque exclusivement Anglais, les Indiens encore assez nombreux et c'est dans cette classe que le gouvernement Anglais choisit ses soldats et ses fonctionnaires, ensuite viennent les Goannais, les Somalis, les Arabes et enfin les Turcs. A part les Européens et les Turcs tous les autres ont un costume fort primitif qui consiste en un petit bout de guenille qu'ils attachent à la ceinture. Ils n'ont ni souliers ni chapeau malgré la chaleur qu'il fait. De religion ils ont le catholicisme, le protestantisme, le paganisme. Mahomet a un grand nombre de partisans et, chose bien rare, il y a un grand temple maçonnique. Chaque religion a son cimetière particulier ce qui fait que tout ce qu'il y a de terrain plat est tout pris pour les cimetières. , c'est navrant de voir toute ces choses bizarres.
Enfin, je reviens aux voitures qui nous attendent et nous partons faire une excursion dans la ville d'Aden appelée Steamer Point. Les petits chevaux arabes courent beaucoup et on est admirablement bien dans ces voitures. On croirait que c'est un jour de foire. Les routes sont pleines de voyageurs, tous dans le costume que je viens de vous décrire. Nous rencontrons beaucoup d'attelages de dromadaires, de vaches et de boeufs, ils ont un drôle de manière de conduire leurs animaux : ils leur passent une corde dans le nez et, montant sur leurs chars, ils les conduisent, tenant les rênes d'une main et le fouet de l'autre. Ils ne ménagent pas les coups, on voit beaucoup de ces pauvres bêtes qui ont un large espace sur les reins tout déchirés. Enfin, au bout d'une petite demi-heure nous sommes à Aden.
La ville n'a rien de bien curieux, c'est tout Arabe, à peine l'on voit 2 ou 3 maisons Européennes, encore sont elles religieuses. Ce qu'on va surtout admirer ce sont de grandes citernes situées dans l'enfoncement d'un rocher. Ces citernes bizarres datent, parait-il, du roi Salomon bien avant Jésus Christ. C'est un travail vraiment prodigieux car elles sont creusées dans le rocher même. Comme dans ce pays il pleut une fois tous les 3 ou 4 ans elles ne se remplissent pas souvent. On ignore le but de celui qui les a fait bâtir. Tout à coté des citernes on admire beaucoup un joli jardin des plantes, grand á peu près comme le votre.

 Je dis qu'on l'admire parce que c'est, à quelques bien rares exceptions, le seul endroit où on voit un peu de verdure. Nous visitons l'orphelinat et nous reprenons le chemin de Steamer Point. En arrivant nous allons faire une visite à Monseigneur l’Evêque qui nous reçoit très bien. Enfin, il commence à se faire tard, nous nous préparons à repartir. Je vais donner un coup de main au confrère qui vient avec nous, on mange un morceau et nous reprenons la route du port, là nous prenons place dans une barque qui doit nous ramener au paquebot mais nous sommes 11 et nous ne pouvons aller que 8 alors on en prend une deuxième. Arrivés au paquebot nos bateliers demandent la paie mais comme c'était le frère Directeur d'Aden qui payait car nous n'avions pas la monnaie du pays et il n'était pas avec nous. Voyant que nous ne les payons pas ils veulent nous ramener à terre et étaient déjà partis lorsque enfin arrive le frère Directeur qui les mit à la raison.
Il est 8 heures quand nous levons l'ancre, nous voilà en route pour Colombo où nous arriverons mercredi. Gare au mal de mer car l'océan indien est presque toujours agité.

Jeudi 11 Avril

Cette nuit j'ai assez bien dormi, notre voyage à terre m'avait fait du bien.De bon matin nous avons pu apercevoir quelques points de terre amis, bientôt tout disparaît; voila donc que nous ne verrons plus de terre pendant 8 jours. Si nous avons une mer assez tranquille ça ira encore mais je crains bien le contraire. La  journée a été très chaude.

Vendredi 12 Avril et Samedi 13 Avril

Il n'y a rien de particulier si ce n'est qu'il continue à faire chaud, on a bien de la peine à dormir.
La mer est d'une grande tranquillité, on se croirait plutôt sur un lac que sur la mer.

Dimanche 14 Avril

Pendant la nuit nous avons eu une petite pluie qui a rafraîchit l'atmosphère, nous avons pu dormir. C'est drôle de voir la pluie sur la mer mais nous ne l'avons guère vu car nous dormions. La matinée a été un peu sombre, à midi nous avons commencé à entendre le tonnerre; d'abord faiblement, puis fortement, les nuages s'amoncellent dans l'air, nous craignons une tempête, mais bientôt voici qu'une grosse pluie vient décharger l'air. La pluie était si forte que, malgré la tente, le pont a vite été tout mouillé. On ne savait plus où se réfugier, heureusement qu'elle n'a pas duré, de la tempête il n'y en a absolument point eu.

Lundi 15 Avril

Nos missionnaires qui étaient déjà allés en Chine nous avaient dit que dans l'Océan Indien nous verrions de jolis poissons volants, pendant les 3 premiers jours nous ne vimes absolument rien. Enfin, aujourd'hui, nous avons pu en voir quelques uns. En général, nous voyons très peu de poissons, c'est un mauvais moment pour en voir car c'est le moment de la ponte.

Mardi 16 Avril

Nous devions arriver aujourd'hui à Colombo mais le bateau n'a pas encore rattrapé le temps perdu dans le canal de Suez et à Port Said. Nous avons une chaleur épouvantable et avec presque point d'air. Je ne sais comment nous allons dormir. Nous ne voyons encore point de terre.

Mercredi 17 Avril

J'ai passé une nuit très mauvaise, il n'y avait qu'une heure que j'étais au lit que j'étais tout mouillé comme au sortir d'un bain..Il  fait une chaleur à n'y pas tenir. Enfin, j'ai pu m'endormir jusqu'à ce que le bruit de l'abordage vienne me réveiller à 4 heures. Nous jetons l'ancre dans le port de Colombo.
Nous nous levons vite car nous avons bien envie de ne pas perdre aucun moment de la belle journée que nous allons avoir pour visiter la ville de Colombo.
Aussitôt habillés nous descendons, les barques sont déjà là qui attendent les passagers, nous entrons dans l'une et nous voila partis. Nous avons près de 2 kilomètres à faire, ainsi ce fut assez tôt fait.
Colombo est une grande ville qui se trouve dans la grande île de Ceylan qui appartient aux Anglais comme Aden. En entrant dans la ville nous apercevons une grande statue en marbre de la reine Victoria assise sur son trône. La ville est presque entièrement Européenne. Il y a de grands magasins, d'immenses hôtels, de belles rues et, dans les principales, un tramway électrique. Il y a aussi des êtres nouveaux que nous apercevons bien vite et que vous appelez grailles ou corneilles. Il y en a des quantités, elles nettoient les rues en mangeant les saletés qui y sont. Mais nous voulons aller à la messe et les Pères qui sont avec nous veulent dire la leur, il faut donc se diriger vers la maison des Pères qui est à I heure d'ici. Comme les trams ne marchent pas, nous sommes à choisir entre les pousse-pousses et les voitures. Nous nous décidons à prendre les voitures et nous partons.
Oh, quel changement avec ce que nous avons vu jusqu'ici.. Il y a une luxuriante végétation. De tous cotés nous voyons des arbres à fleurs et à fruits, de jolies prairies avec quantités de troupeaux qui paissent paisiblement l'herbe verte. Enfin nous arrivons au collège St Joseph qui est tenu par les Pères Oblats de Marie Immaculée. La maison est très grande, ils ont aussi une vaste propriété mais ici il n'y a que 2 autels dans la chapelle et comme nous avons avec nous 5 Pères il faudrait trop longtemps pour dire leurs messes; alors, nos cochers nous conduisent à l'archevêché.. Là, nous sommes très bien reçu par les mêmes Pères qu'au collège. L'archevêché de Colombo est desservi uniquement par ces Pères, plusieurs sont restés à La Salette et à L'Osier; en tout il y en a 96 pour le seul archevêché de Colombo.
Tout de suite nous allons à la messe et, après, nous prenons un bon déjeuner. De nouveau, nous nous mettons en route mais, cette fois, nous prenons le tram et nous nous dirigeons vers le vieux port afin de constater si les bagages du Père qui doit quitter le bateau sont débarqués.
Nous perdons ainsi la plus grande partie de notre matinée qui devait être consacrée à la visite du muséum et du parc qui, parait-il, sont bien intéressants, si bien que nous n'avons pas pu les voir. Nous avons vu l'hôtel de la poste qui est immense et d'une architecture grandiose, ensuite, nous avions bien soif et nous allons boire de la bière mais quand il a fallut payer nous avons été bien attrapés: 25 sous la bouteille, c'est bien cher n'est ce pas; sur le bateau nous la payons 20 sous, c'est vrai qu'elles sont un peu plus grandes que celles qu'on vend en France. Mais, midi approche et nous devions être de retour à l'archevêché pour dîner; nous prenons de nouveau le tram et nous allons dîner avec l'Archevêque, ce qui fut assez simple. Après le dîner, nous causons un instant avec les Pères et nous partons visiter la cathédrale qui se trouve à une bonne heure de l'archevêché. Pour changer un peu la manière de voyager nous prenons chacun un pousse-pousse. Qu'est ce qu'un pousse-pousse? Me semble-t-il vous entendre dire. Et bien, c'est un genre de locomotion qui est inconnu dans un pays civilisé: ce sont de jolies petites voitures à une place qui sont traînées par des hommes. Les hommes qui les traînent sont habitués à ce travail depuis leur jeunesse et ils vont bien aussi vite qu'un bon cheval. La nuit venue ils se mettent dans un coin de la rue et dorment dans leurs voitures, en plein air. Ils ne gagnent pas énormément, pour une grande course d'une heure on leur donne une demie roupie, 12 sous, vous comprenez facilement qu'ils ont chaud après une pareille course avec la chaleur qu'il fait. C'est vrai que les habits ne les gênent guère car ils n'en n'ont pas lourd.
La cathédrale est très grande et d'un aspect majestueux, elle date d'au moins un siècle, elle possède 5 grosses cloches; d'un coté les Frères des Écoles Chrétiennes ont une immense école qui compte près de 1100 élèves dont 900 sont catholiques, de l'autre coté il y a un cloître de religieuses. Enfin, nous nous hâtons de prendre le chemin du port car le bateau doit repartir à 4 heures. Il a été impossible de pouvoir aller à l'hôpital général où Noémie m'avait donné une commission, je l'ai bien regretté; nous sommes passés devant le matin mais nous étions en voiture et j'avais compté y aller en revenant du port, enfin tant pis.
 

L'immense port de Colombo
Arrivé au port nous prenons une barque et nous allons retrouver notre Tourane, là un spectacle nouveau s'offre à nos yeux: dés que nous sommes sur la mer nous voyons de petits négrillons qui nagent dans la mer et nous crient "dix sous à la mer”. Arrivé au bateau c'est encore pire, nous en voyons bien une cinquantaine qui nous crient la même chose. Quand on leur jette quelques sous les voila tous qui font le plongeon et ne reparaissent que lorsque la pièce est attrapée. Ils n'en manquent jamais une seule, parfois même, ils grimpent contre le bateau et font la quête. Nous en avons vu surtout qui pouvait avoir 5 ans, comme il ne pouvait pas arriver jusqu'à nous son père le prit et le monta par une corde, une fois arrivé il fit la quête et, après, sauta à la  mer d'une hauteur d'au moins 15 mètres. Jamais ils ne se font du mal, c'est bien amusant de les voir faire. Ils connaissent quelques langues, voila ce qu'ils savent de français: "Capitaine, dix sous à la mer" et nous répètent ça tout le temps, ils gagnent bien les pièces qu'on leur envoie.
Du bateau nous voyons une dizaine de grands bateaux de différents états de l'Europe mais aucun n'est aussi grand que le notre. Depuis Marseille c'est le plus grand que nous ayons vu.

Les principales productions de Colombo sont les arbres fruitiers parmi lesquels on peut citer: les bananiers, les citronniers, les cocotiers, les manguiers. Le coco est un fruit de la grosseur du melon, la mangue de la grosseur d'une poire de chez vous on en sert souvent sur le bateau, je ne l'aime pas beaucoup. Comme industries ils n'ont que le chemin de fer et les tramways, c'est le port qui les occupe le plus. La ville est peuplée principalement de natifs du pays, d'Anglais et d'Indiens. Les natifs sont habillés bien à la légère, ils ont encore moins de vêtements que le peuple d'Aden et nous en avons vu plusieurs qui avait une simple ficelle pour tout habit, c'est fort coûteux n'est ce pas.
Ils sont pour la plupart très fainéants, comme animaux domestiques ils ont une espèce de buffle sur lequel le propriétaire écrit son nom en faisant des incisions dans la peau.
A 4 heures et demie nous levons l'ancre, les petits négrillons essayent de nous courir après mais ils renoncent bientôt devant l'inutilité de leurs efforts et vont trouver d'autre navires, c'est leur travail de toute la journée. Nous côtoyons jusqu'au soir l'île de Ceylan et la terre ne disparaît que pendant la nuit. Nous faisons route pour Singapour  où nous arriverons lundi prochain. A Colombo nous aurions du rester jusqu'au lendemain matin mais comme nous avions du retard, le capitaine du bord a supprimé le ¼ de ce que nous devions avoir et au lieu de nous arrêter 18 heures nous ne sommes restés que 12. Grâce à cela nous avons gagné tout le retard. A moins de mauvaise mer nous arriverons le 2 Mai à Shanghai. A Colombo nous avons appris que la mer Méditerranée est en ce moment très mauvaise et qu'un navire qui venait de Marseille n'a pas pu aborder le port de Port-Saïd, nous avons vraiment bien réussi pour partir.

Jeudi 18 Avril

La nuit a été bonne, dés le matin le bateau commence à se balancer, c'est d'abord un mouvement de tangage( vous savez qu'on appelle tangage le mouvement du bateau qui s'élève en avant et se baisse en arrière et, réciproquement, le roulis est quand le bateau se berce …comme un berceau). Bientôt le tangage s'ajoute au roulis mais ni l'un ni l'autre n'est bien fort. On a quelques  difficultéspour se tenir debout. La journée fut assez bonne , personne ne prit le mal de mer. Le soir nous avons eu pour nous distraire une forte pluie, le pont était tout inondé; nous n'en étions pas fâchés car la température s'était rafraîchie

Vendredi 19 Avril

Aujourd'hui nous avons un temps magnifique, la température va toujours en s'élevant mais on s'y fait un peu. La mer est très calme et, malgré cela, le bateau danse un peu, nous avons encore un peu de pluie.

Samedi 20, Dimanche 21

Rien de particulier, nous eu la pluie tous les jours, pendant un moment la mer est calme, pendant la nuit surtout le bateau remue beaucoup et nous berce, malheureusement pas bien comme il faut car il nous met la tète en bas et les pieds en l'air, on voit bien qu'il n'a pas été bonne d'enfants. Cela ne m'empêche pas de dormir.

Lundi 22 Avril

Hier soir nous avons commencé à voir la terre, c'est la grande île de Sumatra qui est encore anthropophage. Nous approchons de Singapour, la matinée a été très calme comme toujours mais nous n'avançons guère vite, la mer est peu profonde et si on allait trop vite il pourrait y avoir des accidents. Enfin, à midi, nous abordons à quai. C'est la première fois depuis Marseille que nous pouvons descendre à terre sans barque. Après un bon moment d'attente on vient nous annoncer que nous avons 4 heures d'arrêt à Singapour. Nous descendons vite et nous nous proposons d'aller au jardin botanique qui, dit-on, est si beau mais il est à 8 kilomètre de la ville. Tant pis, nous prenons 3 voitures et nous voila partis, heureusement nos chevaux marchent bien et en ¾ d'heure nous y avons été.
Le jardin est immense, pour tout visiter il faudrait une journée et encore on ne verrait pas grand chose, on aurait pas le temps pour examiner chaque arbre en particulier. Ce sont tous des arbres et des fleurs étranges qui viennent des 5 parties du monde mais comme nous avons peu de temps nous nous hâtons de donner un petit coup d'oeil et nous revenons. En revenant nous sommes passés près d'un cimetière musulman qui doit bien avoir 2 kilomètres de long sur 50 mètres de large. Je m'abstiens de vous en faire la description, Albert en a vu en Tunisie.
Sur notre chemin s'est trouvé le muséum, nous l'avons visité également. C'est quelque chose de très grandiose, en entrant on est d'abord frappé par l'air majestueux d'un énorme tigre royal, c'est admirable comme il est bien conservé, on a de la peine à se figurer qu'il est mort, ensuite, ce sont d'immenses salles remplies d'animaux de toutes espèces depuis le lion jusqu'aux petits insectes. On y voit le tigre, l'hippopotame, le sanglier, le chameau, l'éléphant, le buffle et une infinité d'autres. Dans une autre salle il y a une collection de différentes monnaies du pays et des pays environnants. A coté, c'est une collection d'armes anciennes, de maisons et d'habits. Si on voulait tout voir en détails on en aurait pour plusieurs jours.
Nous continuons notre route et nous arrivons au port 1 heure avant le départ du bateau, nous en profitons pour aller visiter le Polynésien. C'est le navire qui a amené le Frère Marie-Elie en Chine, il est très grand mais moins beau que le notre. Nous n'avons point vu de bateau plus grand que le notre. Les 4 heures et demie arrivent bien vite et nous partons pour la direction de Saigon, A Singapour nous avons vu se renouveler le spectacle de Colombo c'est à dire les négrillons qui nous crient "à la merrr" car ils appuient fortement sur l'r. De tous cotés, on leur jette des sous, c'est très amusant de les voir faire le plongeon dans la mer. Ce qui l'est encore plus c'est qu'ils se disputent dans l'eau pour avoir la pièce. Il nous faut ça pour nous réjouir un moment.

Ici les costumes sont à peu près comme à Colombo, quelques uns ont oubliés d'en mettre, on commence à s'habituer à cette manière de voir les costumes. La ville est très grande et peuplée d'Européens, d'Anglais, surtout de naturels qui sont assez noir et en grande partie de chinois, c'est une ville à moitié chinoise. Nous commençons à voir ce qu'est une ville chinoise, ce n'est pas très beau.

Mardi 23 Avril

Aujourd'hui nous avons une mer assez tranquille mais ça commence à nous ennuyer, c'est toujours la même chose. En revanche nous avons une chaleur qui devient de plus en plus forte, nous sommes arrivés à 1 degré de l'équateur. Si, au moins, nous avions un peu de vent; enfin, on se console facilement de cette incommodité, demain nous serons à Saigon, en France.
Nous n'allons pas très vite, il y a une machine qui ne fonctionne pas, elle a besoin de réparations. Dans la matinée nous avons vu quelques points de terre.

Mercredi 24 Avril

Ce matin tout le monde se réveille joyeux; c'est pour beaucoup le jour de l'arrivée, pour nous, nous jouirons de la terre pendant deux jours. Le matin nous allons à la messe, probablement pour la dernière fois sur le bateau car 3 de nos Pères vont descendre et comme il n'en reste plus qu'un il ne pourra pas dire la messe dans le bateau. Il règne une agitation continuelle, tout le monde s'empresse d'arranger ses affaires.

Vers 7 heures nous voyons un peu de terre mais c'est un île, bientôt, nous apercevons des vaisseaux à voile, c'est preuve que la terre n'est pas éloignée. A 3 heures nous sommes à coté du premier fort Français qui défend la Cochinchine, on salue avec enthousiasme le drapeau qui flotte. Nous sommes en France mais pas encore à Saigon; pour y arriver il faut remonter la rivière Saigon comme la ville qu'elle arrose. Ce n'est pas facile, il faut un pilote expert autrement on craindrait d'échouer à chaque pas. Cette rivière est très sinueuse ce qui fait que nous n'allons guère vite. Nous avons mis 5 heures pour faire les 90 kilomètres qu'il y a de la mer à Saigon. Enfin on approche, pendant une bonne demie heure nous filons entre deux haies de bateaux, c'est vous dire que le port est très important. A 8 heures nous pouvons descendre à terre, là un Père des missions étrangères nous attend et nous emmène chez lui.

En arrivant, on se rafraîchit un peu et on va se coucher. On va essayer de nouveaux lits, je pense pouvoir bien dormir. Ces lits sont fait pour le pays, il y a un petit sommier et un matelas qui a peut être 5 centimètres d'épaisseur. On se dispense de couverture et de draps, par coté et au dessus on a un voile qui a pour but d'empêcher les moustiques de vous piquer car ici c'est le pays des moustiques.


Le Tourane à quai à Saigon

Jeudi 25 Avril

J'ai très bien dormi dans mon charmant lit. Je n'ai pas même eu si chaud que sur le bateau, c'est vrai que l'air ne manquait pas dans une chambre à 4 lits. Il y a 7 grandes portes qui sont restées ouvertes toute la nuit.
Le matin nous allons à la messe et nous prenons un bon déjeuner. J'ai mangé avec beaucoup plus d'appétit que sur le bateau. Après, nous allons nous promener dans la ville, nous visitons d'abord la cathédrale qui est immense et magnifique; ensuite, nous allons faire une visite chez les Frères des Écoles Chrétiennes, ils ont ici un immense établissement qui compte au moins 1000 élèves de toutes les provinces de la Cochinchine et du Tonkin. Ils ont pour élève l'héritier du trône de l'Aman, un futur roi.
Les Frères nous ont très bien reçus, ils nous ont fait visiter toutes les classes, c'est très intéressant de voir tous ces élèves, il y en a aussi de toutes les races, depuis les Chinois jusqu'au Français. En général, les enfants de ces pays sont très appliqués à l'étude, beaucoup plus qu'en France. Nous avons visités la salle de dessin et je vous assure qu'ils font des tableaux mieux réussis que beaucoup de peintres de profession et cela en passant les couleurs avec leurs doigts. C'est vrai qu'ils ont pour le dessin un talent particulier.

Après avoir visité tous les appartements, nous sortons et nous dirigeons vers le jardin zoologique, en y allant, nous sommes passés à coté de la caserne des soldats Français; elle est très vaste et bien bâtie.
Nous arrivons au jardin, la première bête que nous voyons est un gros tigre qui a l'air furieux, il ne parait pas content dans son grillage. Nous voyons ensuite, quantité d'autres animaux féroces. Ce qui nous amuse le plus c'est un éléphant. Quand on lui donne 1 sou ou 2 il les prend avec sa trompe et va les porter à une annamite qui est toujours là á coté et l'annamite lui donne une ou deux bananes. Si l'éléphant lui donne deux sous la femme lui donne une banane et il attend qu'elle lui donne la deuxième. C'est vraiment une bête qui a de l'instinct. Il y a aussi une grande quantité d'oiseaux de tous les pays, des serpents et des lézards très variés. Cette promenade nous a bien intéressé mais il faut songer à retourner à la mission car il est midi. Un bon dîner nous est servi et j'y ai fait honneur, comme dessert nous avions des fruits du pays, des mangoustants et des bananes.
Dans l'après-midi il serait imprudent de sortir avant 4 heures à cause de l'extrême chaleur qu'il fait. On risquerait de prendre un coup de soleil et on aurait pour un mois d'hôpital. Ce n'est pas agréable du tout, aussi nous allons faire la sieste pendant une heure et nous nous amusons. A 4 heures nous allons faire un tour au port militaire.
En ce moment, il n'y a pas grand chose comme vaisseaux de guerre, nous y avons juste trouvé un croiseur et un cuirassé. Le commandant du croiseur nous a donné un marin qui nous a tout fait visiter. C'est très amusant de voir tout ça. Le croiseur était munis de 10 gros canons et d'une quinzaine de petits et, en outre, tout un attirail d'artillerie légère. Le cuirassé date de 1868. Vous pensez, c'est encore du vieux système.

Vendredi 26 Avril
 
 

Le Cholon, des Chargeurs Réunis, utilisé comme transport de troupes
Nous avons eu cette nuit une chaleur accablante, cependant j'ai assez bien dormi. Le matin, avant déjeuner, est occupé à nos exercices de piété et, après déjeuner, nous faisons nos adieux aux Pères qui ont fait le voyage avec nous car ils partent dans la matinée; ensuite, nous nous décidons à aller jusqu'à Cholon, grande ville peuplée que de chinois. A peine partis, la chaleur nous épouvante et nous revenons sur nos pas. Le soir la chaleur a bien baissé, nous sortons faire une promenade en ayant soin de porter son parapluie.
Nous sortons de la ville et arrivons à une belle église toute neuve qui a été construite avec l'argent d'un riche chrétien. Cette église est très belle, elle est dans un quartier tout chinois; là et aux environs, le costume est aussi un peu primitif, du moins chez les enfants, de là, nous sommes rentrés en ville par la rue de la municipalité. Nous avons vu la prison, la gendarmerie, le palais de justice etc.. enfin tout ce qu'il y a d'employés gouvernementaux. Nous avons vu également l'hôpital militaire, il est assez vaste et semble bien disposé, ce n'est pas sans besoins car les soldats Européens prennent souvent des fièvres, de la fièvre typhoïde, il en meurt chaque année une quinzaine. Cette année, le gouvernement Français les renvoie presque tous à Colombo. Nous avons rencontré le Cholon qui allait en France en emmenant 1300 soldats et, aujourd'hui, nous venons de rencontrer 3 ou 400 autres qui allaient prendre le même  chemin. Je vous assure qu'ils étaient joyeux, la musique retentissait dans les rues. Oh, c'est qu'ils allaient bientôt revoir ce beau pays de France avec ce qu'ils ont de plus cher.

Ici, l'hôpital a été laïcisé depuis 2 ans, néanmoins, l'aumônier peut encore y aller faire ses visites. Enfin, sans presque nous en apercevoir, nous arrivons à la maison des Pères. A 7 heures nous soupons bien et à 9 heures nous repartons prendre le bateau qui va partir demain matin à 4 heures. Les Pères des Missions Étrangères nous on admirablement bien servis. Nous avons été comme des grands Messieurs, ils ont  été très serviables. Je garde un bon souvenir de la ville de Saigon.

Samedi 27 Avril

Hier soir, sur le bateau, nous voulions aller coucher dans nos cabines, mais cela nous était impossible; d'abord nous ne pouvions pas ouvrir notre hublot car nous étions exposés à être inspectés par les gens qui étaient sur le quai et d'un autre coté si les hublots étaient fermés nous étouffions. Donc, nous prenons le parti d'aller coucher sur le pont, nous emportons notre oreiller et nous nous étendons sur nos chaises longues. Quel charme qu'une nuit passée à la belle étoile, sur l'eau. Jamais , depuis Marseille, je n'ai si bien dormi. Là, au moins, nous n'avions pas trop chaud car les nuits sont assez fraîches malgré la chaleur de la journée.
Le matin, à 3 heures nous sommes réveillés par le départ du paquebot Himalaya qui ramène des soldats en France. A ¾ notre paquebot lève également l'ancre mais, avant de se mettre en route, il faut qu'il se tourne complètement. Ce n'est pas facile de faire tourner sur elle-même une masse de 152 mètres de long sur 17 de large dans une simple rivière. Enfin, après un bon quart d'heure, nous pouvons partir je me rendors bien vite.
Un matelot vient nous avertir qu'il faut descendre dans nos cabines parce qu'on va laver le pont; tous descendent excepté  moi qui dormait profondément. A 5 heure je me réveille, j'entends un bruit autour de moi, je regarde, c'est l'eau qui se repent sur le pont, elle est déjà sous moi. Il vous aurait fallut voir avec quelle rapidité je descendis l'escalier.
Une fois en bas, ce n'est plus la peine de dormir et je m'amuse à réveiller les autres qui dorment tranquillement. Ils ne se décident à quitter le lit que lorsque 7 heures sont sonnées.

Notre bateau file aussi vite qu'il peut car il a perdu presqu'une  journée à Saigon et il a envie de se rattraper. Sa machine n'a pas été complètement réparée à Saigon, les mécaniciens y travaillent toujours. A 8 heures, nous apercevons les cotes du golfe Saint-Michel qui est à l'embouchure de la rivière. A 9 heures et demie nous sommes en pleine mer, voila que nous approchons de la Chine. La journée a été bonne mais il fait toujours passablement chaud, je m'y suis presque habitué maintenant. A plusieurs endroits, dans la mer, on aurait cru que l'eau était recouverte d'une prairie, c'était les algues ou plantes marines qui poussent dans l'eau, c'est un amusant spectacle de voir tout cela au milieu de la mer.
 
 
Dimanche 28 Avril

Drôle de journée que celle d'aujourd'hui, on a toutes les peines du monde à se figurer que c'est un dimanche; nous n'avons pas de messe, un seul prêtre est venu avec nous et il ne peut pas dire la messe. Nous tachons de  sanctifier le mieux que nous pouvons ce jour du Seigneur en faisant quelques prières de plus et en lisant les prières de la messe. Cette journée, comme les précédentes, a été très bonne, la mer est calme. Vers midi, nous apercevons dans le lointain une immensité de petits points mais les matelots s'amusent de voir que nous ne pouvons pas connaître cela. Ils finissent enfin par nous dire que ce sont des petits bateaux qui sont à la pêche en pleine mer. En effet, nous les voyons bientôt de près, nous allons pouvoir nous amuser un bon moment. Il y a là, autour de nous, des milliers de petites barques qui voguent au gré du vent, toutes ont de grands mats auxquels ils attachent une voile en joncs et ils restent dans ces habitations toute leur vie. La plupart de ces gens naissent, vivent et meurent sur l'eau, sans presque jamais descendre à terre, quelle triste vie, n'est ce pas. Ce qui nous amuse le plus ce sont les barques qui sont le plus près de notre bateau. Quand le bateau passe dans la mer, il fait faire de grandes vagues et les pauvres petites barques n'ont rien pour lutter contre elles et se laissent aller. Les pauvres bateliers ont toutes les peines du monde à se garantir contre l'eau qui menace et les mouvements auraient vite fait de les envoyer à l'eau. C'est pourtant rare qu'ils se noient, ils ont l'habitude de l'eau et parviennent à peu près toujours à se tirer d'affaire. Pour nous ça nous amuse bien de les voir danser. Ces barques peuvent avoir 3 mètres de long sur 1 1/2 de large et, là dedans, logent souvent 8 à 12 personnes: hommes, femmes et enfants. Vous pouvez vous figurer comme ils sont au large, les Chinois se contentent de peu

Lundi 29 Avril

Des le matin, nous commençons à voir, ça et là, des côtes que l'on pense être les côtes de la Chine. Nous filons à toute vitesse, depuis hier midi à aujourd'hui midi notre bateau a fait 670 kilomètres, la machine a été bien réparée.
Nous arrivons à la débouchée du port de Hongkong vers les 7 heures mais il nous est impossible d'aller plus loin, il est défendu d'entrer dans le port avant le jour. Comme notre navire avançait encore assez vite et, probablement, aussi par distraction du pilote, nous arrivons juste contre un rocher, encore quelques instants et notre navire allait s'y briser; enfin, le pilote s'en aperçoit et arrête le navire. Il était temps. Nous sommes donc condamnés à attendre le jour pour entrer au  port.
Nous allons dormir bien tranquille, la chaleur a considérablement baissée, on sent la fraîcheur qui vient. Figurez vous, hier on étouffait en cabine et aujourd'hui on prend une couverture. Avant de nous coucher on parle de la visite du major, on a peur qu'il trouve quelques maladies, ce ne serait pas amusant s'il fallait rester en quarantaine. Cette visite est faite parce que nous venons de Saigon car dans cette ville il y avait la peste. Bientôt nous faisons trêve à nos bavardages et nous nous couchons.

Mardi 30 Avril

Aujourd'hui nous nous réveillons à 5 heures. Je ne sais pas ce qu'on attend mais nous n'avançons pas encore. Au bout d'un cours instant, nous apercevons une barque qui vient à nous. Dans cette barque, on remarque un homme bien habillé, nous le connaissons bien vite, c'est le major de la ville qui vient nous visiter. Il monte chez nous et, après un entretien avec le médecin du bateau, il repart. C'est  que notre médecin lui a donné de bons renseignements sur tous les passagers et il ne juge pas à propos de nous visiter en particulier. Voila l'homme qui nous empêchait d'entrer au port, maintenant nous pouvons partir, mais, oh! qu'il faut longtemps pour arriver à l'endroit où on doit s'arrêter. Le port est rempli de bateaux et on est obligé d'aller doucement. Enfin, à 8 heures nous jetons l'ancre et pouvons descendre.
Les Pères des Missions Étrangères sont venus nous chercher, nous descendons dans leur chaloupe et bientôt nous abordons au quai. Nous voila entrés en ville, nous avons fait nos premiers pas sur la terre de Chine.
Ce n'est pas encore la vraie Chine car Hongkong est une île qui appartient à l'Angleterre. Nous allons directement à la procure des missionnaires. Là, une surprise nous attend: nous y trouvons 2 de nos frères qui sont venus nous voir, nous sommes heureux de pouvoir les embrasser. Il y en a justement un que je connaissais depuis mon noviciat. Nous avons une chaleur très lourde, c'est le plus mauvais moment aussi on ne sort guère sans emporter avec soi son parapluie qui, pour la circonstance, sert d'ombrelle.
Après avoir visité la maison et causé avec les Pères, nous sortons visiter la ville. Nous nous dirigeons d'abord vers le cimetière catholique Européen où nous avons un Frère Mariste enterré là mais nous n'avons pas su trouver la tombe attendue que la pierre n'est pas encore placée.
En revenant, nous visitons le muséum qui n'a rien de bien fameux, il est dans le genre de celui de Singapour. Il est surtout remarquable par la grande variété de petits insectes qu'il possède; mais, une fois qu'on a vu un muséum les autres se ressemblent. En sortant d'ici, nous sommes allés faire une promenade dans le jardin public, là on est bien malgré les rayons du soleil. Ce jardin est immense et unique en son genre, il est construit, je dis construit parce que c'est un vrai monument. C'est une montagne qui a été transformée. Il y a tout ce qu'on veut comme arbres et fleurs, il doit bien avoir une superficie de 5 ou 6 hectares et tout cela dans la montagne. Âpres, nous visitons la ville; c'est la plus belle que nous ayons vu depuis Marseille. Elle est, comme le jardin, toute bâtie dans la montagne. Il y a très peu de maisons qui soient au plat, c'est ce qui lui donne un caractère grandiose parce que toutes les maisons se voient très bien, seulement, c'est difficile pour la circulation.
La population est en grande partie Européenne. Parmi les catholiques ce sont tous des Portugais ou Chinois, les Anglais sont protestants. Le port est immense et son commerce est un des plus important. Après avoir bien visité la ville, nous remontons à la procure des Pères pour dîner.
Nous avons été admirablement bien servis, après le dîner, nous voulions repartir nous promener mais une pluie torrentielle s'abat, il pleuvait tellement qu'il n'y avait pas moyen de voir quelque chose à deux mètres de la maison. Après la pluie nous sommes restés à la maison où nous avons fumé un cigare français et nous nous sommes amusés jusqu'à 3 heures et alors nous avons pris le chemin du port. Les Pères viennent nous accompagner jusqu'au bateau où nous arrivons vers les 4 heures. Nous devions partir à 5 heures mais le chargement des marchandises n'étant pas fini nous ne quittons le port que vers 6 heures.
La température a considérablement baissée depuis hier. Nous sommes très peu nombreux sur le bateau, à peine y a-t-il une trentaine de passagers, nous n'en sommes pas fâchés car moins on est, plus on rit.

Mercredi 1er Mai

Nous voici au mois de Marie. J e ne sais plus comment je vis, voila bientôt 8 jours que nous n'avons plus de messe; et puis le mois de Marie est le mois des fleurs mais nous n'en voyons guère. Enfin, plus que deux jours et nous serons en Chine.
Aujourd'hui la mer ne sera pas très bonne., plus nous avançons plus nous sentons les vagues et on nous annonce une mer très agitée pour toute la journée. Oh, la bonne heure, nous pourrons au moins voir ce qu'est une tempête. Je vais déjeuner de bon appétit. Déjà 3 ou 4 de mes confrères ont le mal de mer, pour moi, je tiens bon et pour prévenir le mal de mer je vais faire une promenade à l'avant du bateau. Là, un vent effroyable me saisit, peu s'en fallut qu'il me renversa, enfin je prends mon courage à deux mains au moins je pourrai respirer le bon air. Je n'y restais pas longtemps, le vent était froid. Pour revenir il me fallut de nouveau lutter pour ne pas partir avec le vent. Je vais rejoindre les autres et voila que c'est l'heure du second déjeuner. Je sens que ça ne va pas très bien pourtant je tiens encore bon, étendu sur ma chaise longue.
Le détroit de Formose est généralement très agité, nous y serons ce soir ou demain matin.

Jeudi 2 Mai

Nous avons passé le détroit de Formose pendant la nuit. Il fait toujours un peu froid, ce matin, la mer est de nouveau assez calme. C'est notre dernier jour. Le soir, chacun s'occupe à achever sa valise; la mienne est vite faite, je vais trouver le maître d'hôtel pour lui acheter des cartes postales mais il me dit qu'il n'en a plus. Nous arriverons à la rivière du Uan-Poo probablement pendant la nuit et là nous dirons adieu à notre beau Tourane. On prépare tout le soir afin d'être prêt le lendemain matin.


La rivière Whang-Poo à l'arrivée à Shangai

Vendredi 3 Mai

Enfin, voila l'aurore du beau jour de notre arrivée sur la belle terre de Chine. A 4 heures et demie nous sommes éveillés, quelqu'un frappe à la porte, j'avertis mes confrères qu'il faut se lever; ils n'en ont guère envie. Finalement ils font comme moi, 2 minutes après, on nous dit que ce sont les Frères de Shanghai qui sont là et que ce sont eux qui nous on réveillés aussi on se dépêche d'aller au salon où ils nous attendent. Là, on s'embrasse et nous faisons nos prières, après quoi, nous allons déjeuner. A 6 heures et demie nous partons dans la chaloupe de la compagnie des messageries maritimes et remontons le Uan-Poo.
Pendant 2 heures nous avons un magnifique spectacle: d'abord, à l'entrée de la rivière il y a deux forts et ensuite nous passons entre deux rangées de barques chinoises, nous sommes tout à fait intrigués de voir tant de barques, les frères de Shanghai nous disent que c'est la flotte chinoise qui est là. Holà! Quelle flotte de vieilles barques en bois avec deux ou trois fusils et un morceau de canon, une vingtaine de soldats et c'est absolument tout. Il n'y a pas besoin de canon pour les faire couler.
A 7 heures et demie nous sommes au quai de Shanghai, quatre autres frères sont venus nous saluer. La maison est à une demie heure d'ici, nous laissons toutes nos affaires au quai, les Chinois nous les apporterons dans leurs fameuses brouettes...

C'est ici que se termine pour le petit frère Arthur le voyage à bord du Tourane. Pour rejoindre son affectation de Pékin, il prendra un bateau allemand, :Admiral Von Tirpitz, qui l'amènera à destination 5 jours après. Il ne résistera qu'un an au rude climat de Chine...

Article de La Croix de l'Isère
Le 10 Novembre 1908 - Saint Sauveur
"Le Petit Frère Arthur"

Nous apprenons la mort à Pékin d'un jeune Frère Mariste appartenant à l'une des plus chrétiennes familles de Saint Sauveur, Henri Inard. Élevé dans l'établissement de St-Genis-Laval, il se préparait à consacrer sa vie à l'enseignement catholique en France, quand la loi forgée contre les congrégations religieuses l'obligea à compléter sa formation religieuse en Italie. A la fin de ses études et sous le souffle de l'Esprit Saint, il n'eut plus qu'un désir: aller enseigner les enfants chinois et faire connaître et aimer les noms de Jésus et Marie dans ce pays qu'on appelle par dérision sans doute, l'empire des Célestes.
Il y était depuis quinze mois et s'adonnait avec empressement à l'étude du chinois, cette langue étrange et bizarre, quand le typhus l'arrêta dans sa généreuse ardeur en le clouant sur son lit…cependant…il allait mieux et espérait en être quitte pour toujours…ainsi qu'il l'écrivait dans sa dernière lettre à ses parents. Mais il parait qu'une complication surgit, et l'on apprit avec stupeur sa mort à laquelle on ne s'attendait pas et qui était survenue le 22 septembre. Il avait 21 ans depuis un mois et avait fait ses trois voeux de religion quelques temps auparavant. Les trois sacrifices qu'il a fait de sa Jeunesse, de l'Exil et de sa Vie, sanctifiés par ses trois voeux de Pauvreté, de Chasteté et d'Obéissance, ont été, sans doute, agréable à Dieu qui les a acceptés et les a jugés suffisants pour la couronne éternelle.
Le "Petit Frère Arthur", comme il aimait à s'appeler, est récompensé de son dévouement à la cause de Dieu et des âmes, nous en sommes convaincus. Et c'est un honneur et une faveur pour la famille Inard à laquelle nous présentons nos sympathiques condoléances, l'assurant de notre espoir que cet enfant béni sera pour  elle un protecteur dans le ciel, près de son père qu'il est allé si tôt rejoindre.