L'ENCYCLOPEDIE DES MESSAGERIES MARITIMES

Le Parana est le troisième d'un quatuor de navires construits spécialement pour assurer la ligne d'Amérique du Sud des Messageries Maritimes, de Bordeaux à Buenos Ayres en passant par le Sénégal et le Brésil. Au moment du naufrage, c'est encore un paquebot neuf n'ayant qu'un an de service. Ses sisterships auront plus de chance, car le Congo naviguera juqu'en 1913, l'Equateur en 1922 et l'Orénoque jusqu'en 1925. Le rapport est rédigé à Bahia, le 12 octobre 1877, soit 5 jours après le naufrage, par le capitaine Varangot, qui commandait le bâtiment. Le navire arrivé de Bordeaux, après avoir fait escale à Pernambouc (aujourd'hui Recife dans le nord est du Brésil) en est parti le 6 novembre 1877 au soir.

Vous avez déjà appris la perte du "Parana" et l'arrivée à Bahia de tout le personnel qui se trouvait à bord du navire. Je profite d'un moment de repos pour donner le résumé de ce malheureux événement. J'avais eu une avarie de machine avant l'arrivée à Dakar, une avarie nouvelle semblable se produisit dans une autre bielle et retarda mon arrivée à Pernambouc. Je partis de ce port le 6 au soir avec l'intention de remettre en plan à Bahia seulement la bielle que j'avais .

Le temps était si beau que je cherchais à faire le moins de chemin possible et que au lieu de prendre le large comme  j'aurais du le faire, je longeai les côtes à 4 ou 5 milles de distance. Le 7 à 8 heures du soir je pris une distance à la côte devant Villa Condé, 4 milles 1/2, soit la distance à laquelle j'ai toujours passé depuis deux ans. Quand le temps est clair, cette côte pourrait se longer à 1 mille. Je restai sur la passerelle et sur le pont jusqu'à minuit: A 11 h 15 j'avais vu les feux des pêcheurs de (Torre) mais n'apercevant pas même au binocle la colline qui domine le village et que l'on voit même de nuit, j'en conclu que j'étais à une distance de terre suffisante. J'attendis d'avoir bien passé le village et je changeai la route pour aller chercher le feu de Itapuan cette route fut donnée par un relèvement céleste, le temps étant clair, mais la terre couverte de légers nuages qui se confondaient avec les collines de sable. A minuit, me sentant un peu fatigué, je jetai un coup d'œil sur ma carte disposée à l'entrée de mon bureau et je m'étendis un instant sur mon canapé en me disant "on ne tardera pas à m'avertir de la vue du feu de Itapuan". Malheureusement je m'endormis, à 1 heure, l'officier de quart, Monsieur (Gournel?) crut apercevoir le feu, mais cette lumière disparaissant aussitôt, il attendit encore un instant pour me faire avertir. Il avait relevé le feu à 6° de la route, ce qui , à la portée du feu de 16 milles devait nous faire passer à bonne distance et lui permettait en effet d'attendre un instant. Malheureusement, le feu se trouvait masqué par des cocotiers que j'avais signalés il y a deux ans et qu'on m'avait dit avoir été rabattus.

Le Parana en 1877




A 1 heure, presque au moment où tout cela  se passait, un affreux déchirement se fit sentir, un choc effrayant et le navire s'arrête subitement. D'un bond, je fus sur la dunette, l'officier en quelques mots me mit au courant. Je lui répondis "je ne vous accuse pas, vous avez suivi ma route, mais quel malheur." Je jugeai le navire perdu sans ressource, l'eau envahit la machine, on n'eut que le temps de monter sur le pont. Le navire donnait de la bande au large, l'eau envahissait l'avant, la cambuse, les cales. Je fis fermer les sabords, les hublots, les (?) les cloisons étanches à mesure qu'on le pouvait. Je voulais faire allumer la chaudière du pont, la mer en déferlant dessus empêcha d'y réussir. Je fis amener les embarcations et les envoyai sous le vent, disposer tous les espars et planches en bois de sapin pour construire des radeaux. Pendant que l'équipage obéissait avec un calme et un ordre qui ont fait l'admiration de tous, je voulus voir si mon radeau en (?) était bien disposé; en le touchant moi-même il m'échappa et j'eus la douleur de le voir emporté dans la nuit par un courant rapide qui me donna l'explication de la position : c'était un courant d'équinoxe dont je n'avais pas tenu compte en donnant ma route, et qui portait droit à terre. Au jour, j'envoyais une embarcation examiner la côte; j'étais trop loin de terre pour en voir les détails, mais la mer brisait partout avec fureur. La baleinière, montée par monsieur (Thirel) revint me dire qu'il n'y avait pas de (?). J'apercevais un rocher que je reconnus plus tard pour les chaudières de la "Gambie"

Le lieu du naufrage, 12°50 S 38°14 N, à 35 kilomètres à vol d'oiseau du port de San Salvador de Bahia, une cinquantaine de kilomètres par la mer

J'avais deux jours de pain disposés dans la boulangerie, et je fis mettre de l'eau dans tous les ustensiles disponibles. La mer soulevait l'avant et j'espérais qu'une lame me transporterait plus près de terre. Je n'avais pas fait mouiller les ancres dans cet espoir. Malheureusement, la partie inférieure était si abîmée, que le navire se soulevait et se brisait. Le mat de misaine sortait de son étambot et fouillait. Je fis embarquer les femmes, puis les (?) les fils; mais à cause du peu de ressources et du grand nombre de personnes, je donnais l'ordre de ne rien prendre avec soi. Une fois débarrassé des femmes j'abattis le mât de misaine, afin d'être sûr qu'il ne tomberait pas à bord. Malgré ce soulagement, le navire se rompit en deux aux coupées du gaillard d'avant à (?) le gaillard. Je fis porter derrière le pain, l'on fit une distribution de café et je fis chauffer le four pour cuire quelques viandes. Je fis embarquer les passagers sur des radeaux. A 8 heures, une embarcation apparut, à 9 heures elle était à bord. Un patron me dit que si j'étais devant un village, il essaierait de sauver le monde. Je lui demandais s'il sauverait les femmes; sur la réponse négative, je permis à ceux qui voulaient tenter l'aventure de l'essayer. Nous vîmes après un long trajet, cette embarcation traverser les brisants, mais elle ne revint pas. A 10 heures, une jangada apparut au nord, puis une seconde. Le patron me dit qu'il se chargerait des femmes. Je fis mettre un officier dans chaque canot avec les hommes majeurs : deux radeaux furent pris à la remorque , et le convoi s'éloigna. Nous le suivîmes dans le nord jusqu'à 1 heure ou 1 heure 1/2 de l'après midi. Je vis un radeau entraîné dans les brisants avec le canot qui le remorquait. J'envoyai la baleinière à son secours.  L'amarre cassa, les deux embarcations purent se sauver, mais le radeau continua à être entraîné et fut sauvé par des jangadas. Une d'elles vint à bord, et avec son secours et la baleinière, nous essayâmes deux fois d'envoyer un faux bras à la côte pour aider  à revenir, on eut beau ajouter tout le filin disponible, on ne réussit pas par deux fois. Trois jangadas vinrent du Sud, elles prenaient 4 personnes, la baleinière pleine se tenait au bout du faux bras le plus près possible des brisants, et le débarquement s'effectuait. Si les jangadas avaient été montées par des hommes dévoués comme nos matelots, nous aurions sauvé bien des choses; mais les noirs qui les montaient rançonnaient les passagers, puis une fois à terre continuaient à piller. Le sauvetage allait lentement; la mer montait, elle  secouait le navire, qui inclinait sur bâbord; le grand mat fatiguait terriblement, les cales arrières étaient restées sèches longtemps, mais l'eau montait dans la cale 1. La cale 2 restait intacte. L'eau envahit la batterie par les diverses ouvertures et se précipita dans la cale par les divers panneaux. Je sentais le navire s'affaisser sous mes pieds, et je craignais de le voir s'incliner davantage. Je pris un parti terrible: abattre le grand mât. Il tomba au dehors, mais retenu par une chaîne dont on n'avait pu enlever la goupille ni la briser, il resta appuyé sur le bord, et servait de brise-lames. Mais l'eau montait toujours. Je fis monter les sacs à dépêches sur le pont. L'agent des Postes partit sur une jangada avec les plis diplomatiques. Il en perdit une partie. Dans ma chambre j'avais placé les cartables, les papiers du bord et un (group?) en papier. Un affaissement du navire se produisit, il coulait. Les cales étaient pleines. Il toucha le fond, mais l'eau envahit le salon. Je voulais me précipiter dans ma chambre, mais une lame m'entraina à l'arrière avec des débris. Je gagnai le roof avec peine et je ne voulus exposer personne pour un sauvetage inutile. A 4 heures, nous restions 53 personnes sur le roof. 3 français, Mr de Moutier, Mr Marion  et Mr Albert avaient refusé de me quitter. Un dernier voyage de la baleinière nous laissa 21. A ce moment, le roof fut emporté jusqu'au mat d'artimon. Il ne restait que le côté de tribord et la lame montante nous forçait à nous tenir à la batayolle, en dedans et en dehors. Je montai dans les haubans d'artimon n'ayant pas de ceinture. Mon second, Mr Lugan, qui toute la journée s'était tenu à bord faisant exécuter mes ordres avec sang-froid, était près de moi; le Docteur, le maître d'équipage et le second maître Le Coff aussi, ainsi qu'un noyau d'hommes dévoués. On aperçut au Nord un canot qui revenait. Arrivera-t-il à temps ? fut la pensée de tous. A 5 heures, Mr Martin, avec le canot major était là. Il nous compta; il pouvait nous sauver. Les dépêches, en partie emportées par la mer étaient là sur le pont, mais le canot ne pouvait aborder, la mer passant par le salon qui n'existait plus, faisait déversoir sur le tribord.. Tous se jetèrent à la nage; après avoir amené le pavillon, je m'élançait au moyen d'une corde, on me reçut.. Nous fîmes route vers le Nord. L'horizon était désert. A 6 heures, nous vîmes un vapeur du côté d'Itapuan. Mr Camouin, que j'avais envoyé à Bahia aussitôt l'échouage, nous m'amenait, mais trop tard. Il ne nous vit pas. Nous étions trop loin et trop fatigués pour revenir vers lui à contre du vent et du courant. A 9 heures, nous passâmes les brisants avec d'excellents pilotes et nous trouvâmes tous nos canots dans le petit havre de Baremfrepé. Nous nous étions perdus à la pointe Joux, à 10 milles au nord d'Itapuan, dont le feu nous eut sauvés sans son rideau de cocotiers Je commençai aussitôt arrivé par organiser le service; le commissaire était arrivé sans papiers, moi sans argent; j'eus recours à quelques passagers. Je formai un comité des vivres : Mr (Rosteau), Mr (Reiard) passagers, le commissaire, Mr Stephanon. Une dame faisait la cuisine. Il y avait un peu de manioque , des mangues. Un basque, Mr Domargue était parti à cheval pour Bahia. Mr Rosteau avait fourni les fonds. Je fis camper mes officiers et mon personnel; on alluma du feu. Une famille, qui avait trouvé refuge dans une cave m'offrit une place pour me coucher sur le sol. Le lendemain, tout le monde était dispersé sur une étendue énorme; chacun fut à la recherche des vivres; je fis demander des chariots pour transporter les femmes, des chevaux pour les hommes. Je croyais être en pays civilisé, mais nous fumes exploités et même menacés. J'envoyai sur la côte l'ordre de se rallier à moi. J'appris que la côte était couverte de débris, que les habitants faisaient un pillage insensé, que le chef mécanicien, débarqué en face du navire avec l'agent des postes avait vainement essayé de s'y opposer : sans armes, sous un soleil brûlant. Ils se rallièrent tous à moi, harassés, les pieds enflés. Beaucoup de passagers se mettaient en marche pour la gare de Parafuso à une journée de marche.

L'après midi, je fis acheter 2 vaches, des cochons. On m'amena un veau sauvé du naufrage. Malgré le peu de secours des habitants, la nourriture était assurée, quand le consul arriva avec Mr (Kuchnert) fils. Maintenant vous m'appartenez me dit-il, voilà un vapeur qui vient. J'avais, le matin, expédié le capitaine d'armes à Bahia, à cheval. Il avait rencontré en route le consul qui l'avait envoyé au vapeur pour l'amener à Baremfrepe. Mon second, envoyé par mer, arrivait au vapeur. Le consul me dit avoir été la veille au "Parana" et n'ayant trouvé qu'un tombeau, il avait, de Bahia, pris le chemin de terre. Le soir, nous étions à Bahia. Hier, nous sommes retournés au "Parana" avec un vapeur. La mer était basse, nous avons retrouvés 20 sacs à dépêches, arrêtés par les batayolles du roof. Je me suis assuré que le panneau de l'entrepont existait toujours : il sera possible de sauver l'arrière mais il faut des moyens puissants qui me manquent. La frégate est attendue, nous verrons. A mer basse, la mer déferle sur le pont. Par un calme, il sera possible de plonger ou d'ouvrir le flan du navire, mais un gros temps peut l'achever.

Le Parana, drossé sur le récif et cassé en deux par la houle. Dessin le Monde Illustré

Je ne me dissimule pas que cette immense perte causée par un moment de fatigue de ma part, met fin à ma carrière, tout ce que je demande, c'est qu'on me rende l'estime que je me suis efforcé de mériter un fois l'accident arrivé. Je souffre ici tous les martyrs qu'on peut infliger moralement. Mon honneur est attaqué par tous. Je demande, Monsieur l'Agent Général à vous quitter avec votre estime. Agréez l'expression de mes sentiments d'honnête homme malheureux signé: G. Varangot

L'épave du PARANA

Des plongeurs brésiliens visitent régulièrement semble-t-il l'épave du Parana, proche de la côte et peu profonde (dans des fonds de 12 mètres maximum). Le navire a été totalement démantelé par la mer, mais on peut encore voir les chaudières, la machine à triple expansion des ancres et débris divers.

  

© Philippe RAMONA 9 novembre 2014