Croisière à bord de l'ORENOQUE de Marseille à Constantinople en passant par les sites de la Grèce antique en 1898
 

Journal de Charles DIEHL,
correspondant de l'Institut,
Professeur d'histoire à l'Université de Nancy
édité par Berger-Levrault en 1898 .

 

Du 9 au 30 avril 1898, la "Revue Générale des Sciences" organise une croisière sur les grands sites de la Grèce antique et affrête pour l'occasion le paquebot ORENOQUE des Messageries Maritimes, qui pendant 3 semaines va transporter les 140 privilégiés. Il semble que pour l'occasion, le navire (qui est déjà à cette époque une unité ancienne vieille de 24 ans) ait été aménagé en une seule classe, les emménagements pour émigrants servant de salle d'étude et de conférence Charles Diehl, un érudit lorrain, a édité à très peu d'exemplaires un petit opuscule-journal dans lequel il raconte le déroulement de cette croisière, qui le conduit de Marseille à Constantinople, via Delphes, Olympie, Delos, Athènes et Troie. Le document est trop long pour être publié in extenso, j'en ai donc extrait les passages décrivant la vie à bord du navire, ainsi que l'itinéraire détaillé tel qu'il est donné dans ce petit livre. .

Notes et souvenirs de la croisière de l'ORÉNOQUE

En mer, 9-11 avril 1898.

Il y a, dans ces premières heures d'un voyage comme est le nôtre, dans ce premier contact de cent quarante personnes qui, se connaissant peu ou point, sont destinées à vivre sur le même navire trois pleines semaines de vie commune et presque familière , une ample matière d'observations curieuses et de piquantes réflexions. Chacun, comme il convient, a songé d'abord à l'installation matérielle : on a pris possession de sa cabine, défait des malles, rangé en un ordre savant jaquette et habit noir, livres et papiers, appareil photographique et le reste ; les dames ont donné de l'air aux toilettes élégantes, aux fraîches toilettes de bal, qu'on leur a soigneusement recommandé de ne point oublier en cette croisière pour les réceptions qui nous attendent; bref, chacun a fait de son mieux pour s'accommoder dans les cinq ou six mètres carrés qui pendant vingt et un jours constitueront tout notre home. On a poussé aussi, dans les divers sens de cet Orénoque inconnu qui va être notre maison flottante, de savantes reconnaissances : vers la cabine photographique qui est au centre, vers le salon de lecture et de conférences qui est à l'avant, et dont les tables sont chargées de livres, de guides, de cartes géographiques et de brochures, vers la salle à manger qui est à l'arrière et où déjà la table est mise pour le déjeuner, sur le gaillard d'avant et sur le pont supérieur où s'aligne, pour la paresseuse flânerie des journées de mer, toute une armée de fauteuils cannés, de chaises longues et de rocking-chairs. C'est alors que se pose la question — infiniment plus délicate — de l'installation morale. On se regarde curieusement, on se dévisage, on s'applique, en étudiant la liste des passagers qui a été remise à chacun de nous, à adapter des noms sur des figures qui passent ; des présentations se font, des lettres de recommandation s'échangent, des groupes se forment, qui peut- être deviendront des groupes sympathiques ; on se rapproche et on s'examine, on s'observe et on se réserve. D'ordinaire, il faut, pour fondre cette glace, une grande journée au moins, et souvent davantage : cette fois — est-ce l'effet du beau temps qui met en belle humeur, de la mer admirable qui promet une traversée paisible, ou l'influence du déjeuner qui, dès le départ, rassemble les touristes et fait naître du hasard des voisinages des ébauches de relations, ou bien n'est-ce pas plutôt encore la qualité rare et charmante de la société réunie à bord de l'Orénoque ? — toujours est-il qu'il s'est établi très vite une entente sympathique et cordiale, un entrain de bon aloi et de bon ton qui ont persisté jusqu’au retour.

Il n'est point sans quelque intérêt de chercher comment se répartissent les personnes qui ont répondu à l'appel de la Revue générale des sciences; et ce pourrait être, si l'on voulait, l'occasion d'un dénombrement à la façon d'Homère, assez naturel en somme au début d'une croisière qui doit nous conduire aux lieux mêmes qu'Homère a chantés. Tous les âges et toutes les situations sont représentés dans notre compagnie : il y a des conseillers d'État et des inspecteurs généraux des ponts et chaussées, des militaires et des professeurs, des artistes et des prêtres, quelques médecins, beaucoup d'avocats, des poètes et même des esthètes. Il y a des gens du Midi et plus encore de gens du Nord ; un groupe assez important et fort aimable est venu de Belgique ; et pour achever de donner à la société une physionomie cosmopolite, nous avons un Anglais et un Espagnol.

D'autres choses frappent à cette première inspection : dans ce voyage aux pays du passé, il y a très peu de spécialistes, de professionnels de l'érudition et de l'archéologie : nos passagers sont en très grande majorité des gens du monde, et du même monde, d'esprit cultivé, de façons courtoises, de relations aimables, très séduits par la magie des grands noms de la Grèce, très désireux de s'instruire des choses de l'antiquité et pleins d'une bonne volonté qui parfois a touché presque à l'héroïsme ; et cela fait une société très homogène et agréable infiniment. Ajoutez encore qu'il y a à bord beaucoup de dames — près du tiers de notre compagnie — dont la présence donnera à ce voyage un caractère tout particulier d'urbanité et d'élégance, et enfin qu'il s'y trouve beaucoup de jeunes filles et de jeunes gens, qui mettent sur le pont une animation joyeuse et un mouvement de vie. Dès le départ de Marseille, sous le gai soleil qui dore les côtes de Provence, la croisière de l'Orénoque s'annonce sous les plus favorables auspices.

L' ORENOQUE dans le port de Marseille, devant la cathédrale de La Major

 

Pendant les trois journées de navigation qui de France nous ont conduits aux rivages de Grèce, nous n'avons guère eu d'autres distractions que le spectacle enchanteur de la mer riante et bleue. Partis de Marseille le samedi à midi, nous avons franchi les bouches de Bonifacio de trop grand matin pour en admirer le pittoresque paysage, et notre dimanche s'est écoulé très calme, sanctifié, comme il convient, par l'office religieux du matin. Il y a, dans cette messe dite à bord, sur le pont du navire qui glisse doucement, une grandeur simple et touchante : dans le grand silence et la claire lumière, les chants pieux et la musique sacrée s'élèvent lentement en harmonies exquises, et notre excellent aumônier nous a, par surcroît, régalés d'une spirituelle homélie, où mon ami Gustave Larroumet, qui s'est fait si joliment l'historiographe de voyages semblables au nôtre, eût été bien surpris de se voir cité et commenté comme un Père de l'Église. Puis les heures passent en causeries, en lectures, dans ce délicieux farniente surtout, qui est l'un des charmes de la navigation en mer ; et au lundi matin nous franchissons le détroit de Messine, où des villes souriantes et lumineuses, Scylla, Reggio, Messine, étagent leurs maisons blanches, tandis qu'en face des montagnes arides de Calabre , striées de longs ravins rougeâtres, l'Etna dresse dans le ciel bleu, sous la lumière rose du soleil levant, son cône couvert d'une fraiche tombée de neige. Et de nouveau, toute la journée, nous perdons la vue des terres, et le soleil se couche sur l'Ionienne radieuse, sans que nous apercevions encore à l'horizon lointain les nobles et pures lignes des montagnes helléniques, de cette Grèce espérée et charmante, dont nous foulerons demain le sol sacré....

Le récit continue par la description des visites à terre, mais la vie à bord du navire et la navigation ne sont plus abordées

ITINERAIRE DE LA CROISIERE

Extrait des journaux de bord et de terre.

 

SAMEDI, 9 AVRIL. - 11h45, départ de Marseille. Vitesse moyenne, 13n,5.

DIMANCHE, 10 AVRIL. – 3h à 4h, franchi les bouches de Bonifacio. Midi, latitude 40°,30' nord ; longitude 8°,5o' est.

Lundi, 11 AVRIL. – 6h à 8h, franchi le détroit de Messine. Midi, latitude 37°,54' nord ; longitude 14°,25' est.

MARDI, 12 AVRIL. - Passé entre Zante et Céphalonie. 5h, entré dans le golfe de Patras. 9h3o, mouillé à Itéa. 10h30, départ de la caravane d'Itéa; passage à Chrysso. Midi à 5h, visite de Delphes ; lunch dans le Stade. 6h30, retour à Itéa. 8h, appareillé d'Itéa.

MERCREDI, 13 AVRIL. – 1h, sorti du golfe de Patras. 5h30, mouillé à Katakolo. 7h20, débarqué ; départ pour Pyrgos et Olympie. 9h à 3h, visite d'Olympie ; déjeuner à l'hôtel de la Compagnie du chemin de fer. 4h30 retour à Katakolo. 5h, appareillé de Katakolo.

JEUDI, 14 AVRIL. - Minuit 22, doublé le cap Matapan. 3h45, doublé le cap Saint-Ange. 1h10, mouillé à Délos; salué l'École d'Athènes d'un coup de canon. 2h à 6h, visite de Délos. 6h10, appareillé de Délos; mer agitée.

VENDREDI, 15 AVRIL. -      Minuit 43, doublé Hydra. 5h30, mouillé à Nauplie. 7h45, départ de Nauplie pour Argos. 8h45 à 9h15, visite d'Argos. 9h45, départ d'Argos pour Phyktia-Mycènes. 11h à 3h., visite de Mycènes; déjeuner sur l'acropole de Mycènes. 3h30, dé­part de Mycènes pour Tirynthe. 5h à 6h, visite de Tirynthe. 6h20, retour à Nauplie; visite de la ville. 10h, appareillé de Nauplie.

SAMEDI, 16 AVRIL. – 6h, arrivée au Pirée. 2h30, visite de l'Acropole et du musée de l'Acropole.

DIMANCHE, 17 AVRIL. – 10h, visite du Musée National. 10h soir, réception par M. et Mme Homolle à l'École française.

LUNDI, 18 AVRIL. – 11h, célébration à l'École française du cinquantième anniversaire de sa fondation. 6h5 , appareillé du Pirée. 11h à minuit, franchi le canal d'Oro.

MARDI, 19 AVRIL. – 10h, arrivé devant le mont Athos ; embarqué le pacha. 10h30, débarqué à Rossikon. 1h30, retour à bord. 3h30, débarqué devant Lavra. 4h30, retour à bord. 5h40, débarqué à Vatopédi. 6h45, retour à bord. 8h20, repris le large ; temps brumeux.

MERCREDI, 20 AVRIL. -7h, mouillé à Koum-Kaleh. 7h30, débarqué; départ de la caravane pour Troie. 9h30 à midi 15, visite de Troie ; déjeuné près des ruines. 1h30, retour à Koum-Kaleh, 2h, appareillé de Koum-Kaleh. 3h à 3h15, stoppé aux Dardanelles.

JEUDI 21 AVRIL. - 4h30, doublé San-Stefano ; temps brumeux. 9h, doublé la pointe du Vieux-Sérail; monté le Bosphore ; viré de bord en vue de la mer Noire ; 11h30, amarré à quai à Galata.

VENDREDI, 22 Avril.. - Midi, le Sélamlick ; réception au palais d'Yldiz. 10h soir, réception au Cercle français par l'Union fran­çaise.

SAMEDI, 23 AVRIL. - 1h à 5h, visite des palais : Vieux-Sérail, Trésor, palais de Beylerbey et de Dolma-Bagtché. 10h soir, bal offert à bord de l'Orénoque à l'ambassadeur et aux membres de la colonie française.

DIMANCHE, 24 AVRIL. – 4h. soir, quitté le quai pour mouiller en face de Scutari.

LUNDI, 25 AVRIL. – 2h, appareillé. 6h, mouillé à Moudania. 6h15, débarqué en remorqueur. 7h, départ en chemin de fer pour Brousse. 8h300 à 4h, visité Brousse et les environs; déjeuné dans le train; temps pluvieux. 7h30, retour à Moudania. 8h, appareillé.

MARDI, 26 AVRIL. – 4h37, entré dans le détroit des Dardanelles. 6h30 à 7h30, stoppé aux Dardanelles. 9h50, doublé Ténédos. Midi, latitude 39°,24' nord ; longitude 23°,14' est. 8h à 9h, franchi le canal d'Oro.

MERCREDI, 27 AVRIL. - 4h, doublé le cap Saint-Ange. 6h35, doublé le cap Matapan; gros temps, mer grosse. Midi, latitude 36°,3o’ nord; longitude 18°,36’ est.

JEUDI, 28 AVRIL. – 10h, mouillé à Syracuse ; visite sanitaire. 11h30, débarqué à Syracuse; excursion au théâtre grec et aux Latomies; visite de la ville. 6h., appareillé. 10h à minuit, franchi le détroit de Messine.

VENDREDI, 29 AVRIL. - 3h20, doublé le Stromboli. Midi, latitude 39°,51’ nord; longitude 9°,46’ est. 6h, dîner d’adieu

SAMEDI, 30 AVRIL. – 4h à 5h, franchi les bouches de Bonifacio. Midi, latitude 42°,9’ nord; longitude 4°49’ est. 5h30, doublé le cap Sicié. 7h25, doublé la Ciotat. 8h30, arrivée a Marseille.
 
 

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©Philippe RAMONA 2009