Extrait du récit de Voyage " A Travers l'hémisphère
Sud - Mon second voyage autour du Monde T I"
écrit par Ernest MICHEL et publié
aux éditions Victor Palme, Paris
C'est dans ces sentiments que le 20 mai 1883, à dix heures
du matin, je quittai Bordeaux pour descendre la Gironde et rejoindre à
son embouchure le Niger, steamer de la Compagnie
des Messageries maritimes, qui devait me porter au Brésil.
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Trois jours de navigation nous firent franchir les côtes de France et d'Espagne, et dans la nuit du 23 mai notre navire jetait l'ancre dans le Tage, en face de Lisbonne, en Portugal.
Cette ville de 300,000 habitants, vue du port, ressemble un peu à Gênes.
S'ensuit un paragraphe sur la visite de la ville de Lisbonne
Nous voilà donc redescendant le Tage et admirant ses belles
rives couronnées de forts.
Le 24 se passe sans incidents; le 25 nous côtoyons les îles
Canaries. De nombreuses hirondelles voltigent autour du navire , Le matin
je suis étonné d'en voir une dans ma cabine qui voletait
contre la vitre pour recouvrer sa liberté près l'avoir bien
caressée je la renvoie en mer où elle a bientôt rejoint
ses compagnons Si j'avais su qu' elle se dirigeât vers les rives
de France, je l'aurais chargée d'une dépêche.
Le 26 et le 27 se passent, comme les autres jours en lectures et en causeries.
Un mineur qui s'en va à la Plata dans les Andes, où il a des mines aux confins du Chili, vient de Paris. Il était allé proposer aux capitalistes parisiens d'entrer en affaire, mais il s'étonne d'abord de les trouver dans la plus complète ignorance sur les pays d'outre-mer. Ils prennent l'Amérique du Sud pour l'Amérique du Nord. Son étonnement grandit lorsqu'il les entend poser pour première condition, l'entrée en association avec 50% de l'affaire. Ainsi il fallait un million pour développer les chantiers, et on lui propose alors une société par actions au capital de quatre millions, dont un million seul sera effectif; les autres trois millions seront : un pour l'apport des mines, les deux autres pour rétribuer le capital. Là dessus notre mineur s'en va, persuadé que dans les déserts qui entourent ses mines il ne trouvera pas de brigands plus détrousseurs.
Un officier de la marine brésilienne ne cesse de me parler de l'immensité et de la bonté de son pays. Il est du nord ou du bassin de l'Amazone, cet immense fleuve est maintenant sillonné par des bateaux à vapeur qui le remontent jusqu'aux confins du Pérou, mettant un mois pour faire le voyage, aller et retour. Là, comme presque partout ailleurs, c'est une Compagnie anglaise qui, sous pavillon brésilien, exploite cette navigation. L'officier dont je parle vient de faire une inspection dans les divers pays de l'Europe dans le but d'améliorer l'armement de la flotte. Divers bébés lui sont nés durant les trois ans de sa tournée. Il revenait avec quatre, un est mort en route près de Lisbonne, les trois autres font les charmes de la maman et des passagers, Une dame basque qui. s'en va rejoindre son mari dans la Pampa a aussi deux enfants bruyants qui, mettent un peu de vie dans le navire. Elle raconte qu'elle ne pourrait plus se faire à la vie économe et mesquine des personnes de sa condition dans les Pyrénées. Les 10,000 moutons que possède son mari lui rapportent bon an mal an de 30 à 40 mille francs de rente et elle peut ainsi se permettre, de larges dépenses. Les officiers du navire sont à leur tour complaisants et donnent les renseignements qu'on leur demande. Voici les dimensions du Niger: 125 mètres de long, 12 de large, 15 de haut; la machine est de la force de 600 chevaux au coefficient de 300 kilogrammètres, et nous pousse avec une vitesse de 11 à 12 noeuds. Le déplacement est de 5,600 tonnes, et il porte 2,000 tonnes de marchandise outre 250 passagers de chambre et 800 d'entrepont lorsqu'il est au complet, Il fait les voyages de la Plata depuis dix ans. ,Son personnel compte 105 individus, dont 35 employés à la machine, 39 servant de domestiques bouchers boulangers, gardes-magasin, et le reste officiers et matelots,
Le fret, qui s'élevait jusqu'à 500 et 800 fr. là
tonne pour le café, est tombé maintenant si bas que c'est
à peine si l'on peut former une moyenne de 30 à 40 fr. la
tonne pour les diverses marchandises; mais la subvention du
Gouvernement atteint environ 200,000 fr. pour chaque voyage. La
Compagnie importe dans l'Amérique du Sud du vin et des objets manufacturés,
et en exporte le café, le suif, le cuir et la laine. Le plus grand
nombre des passagers sont des Portugais, des Brésiliens, des Platéens,
des commis voyageurs. Un journaliste de Paris s'en va prendre part à
un congrès pédagogique à Rio. Paris fait le plus souvent
le sujet de la conversation. On se raconte ce qu'on y a vu, ce qu'on y
a fait. Les désoeuvrés de tous les points du globe viennent
y chercher les distractions, y laisser leur argent; et ils en exportent
trop souvent la frivolité si ce n'est pire. C'est ainsi que l'influence
de cette capitale se fait sentie partout au loin.
Combien meilleur serait le résultat, si l'on trouvait à Paris plus de sérieux que de futile !
Hier, c'était dimanche. Sans, le calendrier on aurait pu l'oublier. Sur les navires anglais, ou américains, un service du matin rappelle le jour du Seigneur.
Ces jours derniers nous, avons rencontré Peu de navires, mais aujourd'hui nous en avons devancé deux. Nous approchons de la terre d'Afrique
Vers les six heures et demie du soir, nous commençons à apercevoir les deux Mammeles : rocher ainsi appelé à cause de sa forme. Le phare qui s'élève sur la pointe, la plus élevée, commençait à, allumer ses feux. En continuant notre route, nous passons devant deux autres phares et vers huit heures nous mouillons à Dakar. Déjà, le navire avait lancé ses trois fusées pour faire connaître son arrivée, et l'agent de la santé vient à bord un peu après celui de la Compagnie et celui des postes; mais il était trop tard pour descendre à terre. On passa un peu de temps à causer avec le s jeunes médecins et pharmaciens de la marine montés à bord, et je gagnai ma couchette de bonne heure pour en sortir de grand matin.
En effet, le lendemain, dès cinq heures, les nègres, grands et petits, faisaient vacarme autour du navire. Ils manoeuvraient avec des palettes de petits canots rustiques formés d'un tronc d'arbre creusé. Je mets ma tête à la fenêtre et ils me crient : Papa, un sou ! dis donc dou sou à moi ! et cette chanson se répète comme un écho de canot en canot. Je jette un double sou dans l'eau, et immédiatement une douzaine plongent et se l'arrachent avant qu'il atteigne le fond; un d'eux arrive triomphant, le portant entre ses dents. Cette scène se renouvelle toute la matinée, car bien des passagers aiment à voir ainsi plonger ces pauvres nègres, au risque de les voir enlever par les requins.
Arrivé à terre, un bon employé répond à mes nombreuses questions sur le pays, et m'accompagne à la poste, puis à l'église, et enfin chez les Pères du Saint Esprit.
Paragraphe sur la visite de Dakar
La traversée a continué dans de bonnes conditions; près d'atteindre l'Équateur, nous avons eu temps sombre et pluie. C'est le 2 juin, vers onze heures du matin, que nous avons passé la ligne; l'ancienne habitude de baptiser ceux qui la passent pour la première fois a disparu.
Le coucher et le lever du soleil sont ordinairement fort beaux dans l'Océan - mais ici je les trouve singulièrement bizarres. Avant-hier, le soleil en se couchant peignait couleur de feu d'innombrables nuages qui prenaient toutes les formes d'animaux les plus divers; puis, un peu plus tard, lorsqu'à la teinte rouge succéda la teinte grise, on pouvait voir une quantité d'îles, de montagnes, de golfes, de presqu'îles avec phares : l'imitation était complète.
Le 4 juin dès le matin, nous apercevons des terres basses, puis des collines couronnées par de superbes cocotiers. Vers dix heures, les grands couvents d'Olinda, l'ancienne Pernambuco, sont devant nous. Lorsque les premiers Portugais aperçurent le charmant mamelon baigné par la mer et couvert d'une si belle végétation où s'élève maintenant Olinda, ils s'écrièrent: 0 linda situaçao para edificar una cidade." 0 le bel emplacement pour bâtir une ville" et le nom d'Olinda est resté à la ville aujourd'hui éclipsée par sa voisine Pernambuco. L'étymologie de ce dernier nom remonte aussi à son fondateur Fernand. Buco en portugais signifie bateau; les indigènes appelèrent Fernambuco l'endroit où Fernand arrêta ses navires, et les Hollandais, qui conquirent ensuite et tinrent pour un temps ses possessions, transformèrent le nom, en Pernambuco.
Une jangada passe si près du navire que l'escalier du bord faillit en déchirer la voile. On appelle ainsi une sorte de radeau composé de plusieurs poutres reliées ensemble et portant une voile tendue au vent. Les hommes qui la manoeuvrent sont inondés par les vagues; ils ont un gouvernail, une rame, une ancre, et attachent leurs provisions au haut d'une perche, Ils placent à une certaine hauteur une petite cabane couverte en natte pour y passer la nuit. La mer est si houleuse dans ces parages que ces barques insubmersibles sont de toute nécessité.
A midi et demi nous, sommes devant la ville parsemée de nombreux clochers et de hautes coupoles Le navire stoppe au large à un demi kilomètre. La mer est relativement calme, mais bientôt nous voyons combien le débarquement est difficile. Chaque pirogue a six nègres aux muscles solides, et un pilote pour la barre: elles dansent au pied de l'escalier s'élevant ou s'abaissant alternativement à la hauteur ou profondeur de plusieurs mètres. L'habileté consiste à choisir le moment propice pour enjamber. N'ayant pas pris assez de précautions, pu plutôt n'ayant, pas attendu pour observer comment allaient s'y prendre les habitués, je passai le premier dans la barque, mais je posai le pied au moment où elle s'enfonçait violemment; mon pied porte à faux, et tombant sur une jambe,. au bord de la barque, je roule ,dans son fond, brisant un parapluie. Un instant après, la jambe est fortement enflée, mais la douleur diminue et je peux continuer l'excursion.
En voyant la force que déploient les rameurs nous revenons sur notre première opinion, et concevons que les 40 fr. qu'on nous a demandés pour le débarquement et le ré embarquement sont bien gagnés. Après avoir été ballottés durant vingt minutes, nous passons la barre et entrons dans le port. Celui-ci est formé par une jetée en pierre et brique que les vagues battent avec violence en la dépassant souvent. Nous défilons devant la Médusa, bateau sur lequel est installée la douane; et peu, après nous. sommes sur les quais. Là ville, qui compte une population d'environ 100,000 habitants, à l'aspect d'une ville portugaise : rues assez étroites, maisons peinturlurées et balcons gracieux. Les tramways ou bonds, comme on les appelle ici, circulent partout, tirés par de vaillantes mules. Je prends le premier venu, et chemin faisant je me renseigne sur les curiosités à voir.
Visite de Pernambuco
Après deux jours d'une, navigation paisible, par une température
de 30° centigrades, le 6 juin, à sept heures du matin, nous
entrons dans la magnifique rade de Bahia. Elle est vaste et pittoresque.
A. droite, la ville perchée sur des collines, au milieu des plumets
de gigantesques palmiers, à gauche, quelques îles verdoyantes;
en face, une presqu'île, que domine le palais somptueux de l'Hospice
de mendicité. Plusieurs navires sont à l'ancre, entre, autre
la Reliance de la Unite State's mail, , qui a depuis sombré
dans un naufrage, et une quantité de barques couvertes de nattes,
probablement maisons flottantes de familles nègres. Après
la visite de la douane et de la santé, je descends à terre
et me rends à la poste. Le directeur, don Macedo Costa, pour lequel
j'avais. une lette, me reçoit avec bonté.
7 juin. - La nuit a été mauvaise, pluie, mer en fureur, inondation des cabines. Aujourd'hui le mauvais temps a continué, et on a dû stopper durant une heure pour réparation à la machine. On a peuplé le navire de perroquets; la plupart sont à plumage vert, ailes rouges, bec noir, et ne cessent de bavarder. Quelques- uns sont extraordinairement gros et rouges avec queue très longue; ceux-ci, incomparablement plus jolis, ne parlent pas; la nature partage ses dons. On a aussi embarqué bon nombre d'ouistiti, charmant petit singe de la grosseur d'un écureuil.
Le lendemain, la navigation est encore pénible. Le 9 juin, à sept heures du matin, nous apercevons la côte, hérissée, de montagnes plus ou moins coniques. A neuf heures on nous montre au loin un profil de montagnes ressemblant à la tête de Louis XVI couché sur son dos. À midi, nous entrons dans la rade de Rio-Janeiro. Elle est, vaste et gracieuse, parsemée d'îles, et garnie de navires. De nombreuses chaloupes, à vapeur entourent le Niger. C'est la santé, la douane et les parents et amis qui viennent Chercher les amis et les parents. Il est toujours touchant de voir ces scènes de famille après une longue absence; mais ici touchant est d'autant plus le mot que les Brésiliens, comme les Portugais, s'embrassent en se tapant simplement de 1a main sur le dos. Ils ne baisent pas comme les Français et ne secouent pas la main comme les Anglais. A deux heures une baleinière me dépose à la place du Palais, d'où je gagne l'Hôtel de France. Ma première visite est pour le banquier, ma seconde à la poste.
De Bordeaux à Rio, nous avons eu 20 jours de navigation. A table, nous n'avons jamais vu ce que les marins appellent les violons : cordes tendues pour retenir les plats et les bouteilles. Nous arrivons à Rio en plein hiver; tout le monde y est vêtu de noir. La chaleur est .pourtant aussi forte que chez nous au mois d'août. La fièvre jaune n'a pas encore entièrement disparu.
Le récit de voyage sur un paquebot des MM se termine au
débarquement à Rio. Par la suite, Ernest Michel visitera
Saõ Paulo, puis reprendra un navire de la Royal Mail Steam Comapany,
le MONDEGO , pour gagner Montevideo. Il visite ensuite Buenos Ayres
et le pays de "La Plata", qu'on n'appelle pas encore Argentine. Il repart
à bord de l'ACONCAGUA de la Pacific Steam Cy, double le détroit
de Magellan et débarque à Coronel au Chili, après
une escale à Punta Arena. Il visite le Chili puis embarque
à Valparaiso sur LA SERENA de la Pacific Steam Company qui
le mène jusqu'à Callao au Pérou, où il arrive
le 21 août 1883. Après un détour par Lima, il quittera
ce même port à bord de l'ISLAY, vapeur à roue
de la Pacific Steam Company à destination de Panama. C'est là
que s'arrête le premier tome de ses aventures.
©Philippe RAMONA 21/11/2004