Voyage de Marseille à Beyrouth, à bord du MARIETTE PACHA en mai 1933
 

Journal d'un inconnu voyageant en 3ème ou 4ème classe

Adressées à Mireille Grand, 20 ans,  en mai 1933, depuis le paquebot  Mariette Pacha, reliant Marseille, Athènes, Beyrouth, Haïfa et Alexandrie.

Il s'agit d'un rare témoignage d'un voyage en troisième classe (et peut-être même quatrième, il semble que le voyage se fasse en entrepont). Les récits qu'on rencontre habituellement sont le fait de voyageurs de premières, éventuellement des ecclesiastiques en secondes, mais les passagers de troisièmes, émigrants pauvres ou soldats du rang, ont rarement laissé de traces écrites de leur séjour à bord. Le récit est émaillé de digresssions et de considérations politico-philosophiques dont j'ai pris le parti de n'enlever que celles qui n'avaient vraiment rien à voir avec le récit du voyage.

Bonjour, petite fille !


          Je suis déjà sur mon île flottante, toute entourée de bleu, bleu sombre, presque noir, avec ça et là une petite pointe blanche.
                     

Le Mariette Pacha quittant le Cap Pinède à Marseille. Derrière lui, son sistership, le Champollion

Décrire un départ ? Hérésie absurde : j’ai cherché en vain des mots : ils sont tous usés, sans nuances et bien loin de pouvoir exprimer même une partie du déchirement poignant, grotesque et absurde que je ressens à l’appel de la sirène. Une petite chanteuse des rues joue encore de l’accordéon sur le quai, les mouchoirs s’agitent de part et d’autre tandis que la crevasse qui sépare bateau et quai va s’élargissant et je me sens triste, triste de n’avoir personne à saluer sur le quai, de n’avoir pas de mouchoir à agiter, de ne pas pouvoir agripper du regard une silhouette, petit point évanescent, tout là-bas sur un quai dominé par des hangars et des grues !

Je m’accroche désespérément au paysage et je pense à toi, fillette, toi qui penses et ressens les choses comme moi.

            La mer grossit. Je suis à l’avant, sur un paquet de cordages, à l’endroit même où tu aurais été si tu avais été à ma place. Mon écriture s’en ressent, mais bah !-et je me laisse aller, je laisse le vent me secouer par les cheveux, l’embrun marin rendre mes mains poisseuses et des idées, une foule d’idées les plus diverses me traversent l’esprit. Je me demande si ma tristesse aurait été apaisée par une présence féminine : et bien oui, et même par n’importe laquelle, tiens, même celle qui se penche par-dessus le bastingage, non loin, dont je ne connais rien, qui n’est pas jolie mais c’est une femme (Jack London, Jack London !!) Celle-là ou bien cette autre, plus loin ou n’importe laquelle des autres que je jauge pourtant toutes, une à une d’un seul regard.
            Et pourquoi, me dis-je ? Qu’y a-t-il de doux, de calmant, de consolant dans le fait d’une présence féminine ? Malgré incompréhension mutuelle flagrante, en dépit de tout, tout ! – et je ne sais pourquoi il me vient à l’idée que l’homme et la femme sont essentiellement différents. Ils ont peut-être une vague ressemblance de conformation extérieure mais leur constitution déjà est différente, leur système nerveux différent, leurs réactions et réflexes différents et à envisager les choses d’un peu haut, il y a autant de différence entre un homme et une femme qu’entre un homme et un arbre, qu’entre la mer et le vent, qu’entre deux éléments complexes quelconques d’un même univers, d’une même création. Et je me compare ainsi que tout homme sans femme à une eau privée d’air : stagnante, croupie. Car les divers éléments d’une même création ont besoin de se « recréer » par un contact mutuel permanent. Point n’est besoin de compréhension d’ailleurs impossible de part et d’autre ; il s’agit tout naturellement d’un simple besoin, d’une nécessité naturelle inéluctable. Si toi et moi nous semblons nous comprendre mutuellement sur nombre de points, c’est parce que tu es en partie masculinisée et que je suis en partie efféminé (tant de conformation que de constitution et par conséquent de mentalité ; exemple : je ne suis pas poilu comme ton ours mal léché qui a une conformation plus masculine que moi. Toi par contre, tu as un duvet un peu fort pour une femme, sur les bras, exemple simple dans son idiotie apparente) Par contre, il arrive que ce qui nous permet une compréhension mutuelle est en même temps la raison pour laquelle il n’y a aucune attirance sexuelle entre nous, la raison pour laquelle tu ne ressens pas la présence d’un mâle auprès de moi et que  « pour moi » tu manques de sex-appeal : tu n’es pas une femme pour moi mais un ami, un esprit qui comprend le mien, avec lequel je puis m’épancher sans réserve. Et voilà pourquoi ton ours mal léché ou tout autre animal similaire, vaste, large et velu exercera une attirance invincible sur toi en dépit de ton esprit, de ta volonté presque, et que je risque, moi, de devenir à n’importe quel moment une descente de lit pour Aglaé dont j’ai pourtant dans mon esprit et ma volonté la ferme intention d’avoir la peau pour relier avec, mes « mémoires » !

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Aspasie ! O doux nom bien hellène vers la patrie de laquelle nous voguons !
L’écume gicle sur le pont. De grosses vagues lourdes, bleues roulent et moutonnent. Je suis « confortablement » accroupi à notre « place favorite ».
Un compatriote d’Ulysse accourt en me racontant quelque chose avec volubilité. Devant mon air profondément navré de ne rien comprendre, il me fait signe : ela edo (viens ici), heureusement que mes notions de grec quoique obnubilées par le temps, commencent à se réveiller. Pour la première fois de ma vie, je pousse un cri, un vrai cri de joie, spontané ! J’étais dans un ravissement d’abord de ce qui s’offrait à ma vue, ensuite et surtout de me sentir ravi de savoir que je pouvais l’être si purement. L’étrave du navire fend une masse bleue, bleue comme seule la Méditerranée sait l’être, et dans les quatre nuances superposées de bleu, dans le givre de mousse blanche, quatre belles torpilles (dauphins, marsouins ?) effilées de trois quatre mètres de long, grises de dos, argentées pales du ventre, belles queues et nageoires dorsales, d’une ligne inégalable de hardiesse, d’élégance, glissent, filent, sautent et se retournent à l’envi, toujours précédent la lame d’acier du vaisseau de quelques centimètres à peine ! Ils font des bonds hors de l’eau, rejetant une colonne liquide à la manière des baleines et toujours ils semblent continuer à vouloir jouer à saute-mouton devant le danger imminent du bateau qui fonce sur eux ! – ceci était ma première impression. La deuxième ? Nom de nom, avec un revolver, quelles belles cibles ! Je m’étais à peine rendu compte moi-même de l’horreur de l’idée qu’avait formulé mon esprit en dehors de mon contrôle, que mon voisin l’ilote m’expliquait déjà par gestes la même pensée : tuer ! ! Et on voudrait voir les guerres abolies ! Allons donc ! L’humanité, du moins celle dont je fais partie, celle dont on peut me considérer comme un membre de l’élite si l’on veut, de la masse si l’on préfère,  l’humanité carnivore diront les végétariens, animale dirai-je (je devrais beaucoup plus simplement dire « organiquement vivante ») est assujettie au « struggle for life » sous quelque forme que ce soit, de par son essence même et ne saurait y échapper. On y met des formes qui rendent généralement plus horrible encore la chose (l’esclavage du temps biblique où on achetait une jeune femme de plus mais où son maître prenait ce faisant toutes ses responsabilités, ne vaut-il pas mieux que les marchés éhontés auxquels peuvent être soumises, sont soumises tant et tant de femmes pour des salaires de famine, rémunération déjà bien réduites d’un travail effectué ! ! ) A quoi sert éviter des guerres sous forme militaire quand l’exploitation de troupeaux de bétail tant animal qu’humain, existe ! Allons, allons ! Bas les masques ! Je préfère encore la franchise cynique du matérialiste déclaré à tous les boniments à l’eau de rose de tel ou tel tendre philanthrope membre de la S.P.A. vêtu de soie (cocons ébouillantés), d’un manteau de petit-gris (innombrables bêtes massacrées), dégustant des huîtres vivantes chez Prunier avec le fruit de l’effort de centaines d’exploités dans les usines infectes où ils se rongent les poumons ! Pas de guerre ? Pas de révolutions ? Mais rien que ça, bon Dieu, rien que ça et rien d’autre ! ça purifierait un peu l’ambiance ! Ne te sens-tu pas prête à changer d’opinion sur la révolution russe ? Abstraction faite d’égoïsme personnel, familial, national, de secte, de religion, de caste, d’esprit de niveau intellectuel, etc.

            Je rencontre Benoît à l’arrière du bateau, je lui raconte avoir vu les poissons. Sa première réponse : ils ne sont donc pas bons à manger ? Pourquoi ne les attrape-t-on pas ? Avec un fusil ou même une flèche attachée à une corde (sic) (un harpon) ?! Puis il lève la tête : un groupe de mouettes. –Ah ! Si j’avais un fusil de chasse ! Elles ne sont pourtant pas bonnes à manger, les mouettes, et il n’est pas sans le savoir ! – Résumé : un ilote grec, Benoît, qui au fond ne commettrait pas d’injustice non-conventionnellement-admise (drôle d’adjectif, hein ?) et moi, moi, Moi, un seul et même réflexe, la seule instinctive, spontanée, animale, organique de la vie sous toutes ses formes : tuer. Tuer pour manger, tuer parce que d’une autre race de créatures, par peur instinctive, irraisonnée, atavique, faisant partie de l’instinct de conservation, tuer parce qu’on est le plus fort ! – Et voilà !

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La première journée se termine. La mer est mauvaise. Tout le bateau est malade sauf Benoît qui dort (ou fait semblant pour « dépister » le mal de mer) et « l’inclacable » (comme l’a nommé Alice) qui continue à écrire, écrire, écrire et qu’on finira par prendre pour un fou à bord. Au fond, se tromperont-ils tant que ça, après lecture de ce qui précède ? –Il n’est pas bien de vouloir trop approfondir les choses, dit une poésie de Schiller !

Midi. Soleil torride à pic sur la tour de Babel que représente le majestueux « Mariette Pacha ». J’avais l’intention de changer de classe dès mon arrivée à bord à l’aide d’un pourboire bien placé, pour rien au monde je ne cèderai ma place maintenant ! Bon Dieu, quand je pense qu’il y a des idiots uniquement occupés maintenant à lutter contre un rétif bouton de faux col pour s’engoncer dans une chemise à plastron et un habit avant d’aller à table ! –
 Un doux parfum (j’allais écrire odeur mais c’est parfum qui est juste) de vague ratatouille à bon marché embaume l’atmosphère vu la proximité des cuisines de 4 è classe et une multitude bigarrée grouille dans un déferlement continu de discussions et chuchotements en 6 ou 8 langues différentes : allemand, français, russe, arabe, hébreu, grec, portugais ! Deux groupes principaux : des émigrants palestiniens et la légion étrangère, La Légion avec toutes les majuscules, devrais-je écrire. Bon Dieu, quelle joie pure, saine de convoyer tous ces êtres frustes,simples, faciès taillés comme des sculptures au couteau sur bois, yeux clairs, clairs au regard droit, franc, sincère, désabusé (pas de résignation de brute asservie, non !) On sent qu’ils se précipiteraient tous d’un même réflexe plus fort que tout pour préserver ou sauver l’un des leurs ou pour n’importe quelle action d’éclat. Evidemment, ils sont utilisés comme une simple cavalerie de bêtes de choix mais il y a tout l’Idéal latent en eux !
L’autre groupe, les émigrants vers la Palestine, la Terre Promise. Plusieurs viennent d’Allemagne et discutent des choses du pays avec les légionnaires dont beaucoup sont allemands. Ils sont sûrs d’eux-mêmes (pas tout à fait arrogants) et affirment que seule une guerre changera l’état actuel des choses.  –Malgré leur petit air de supériorité, ce sont de braves garçons eux aussi, pleins d’allant, de franchise et de sincérité ! -Bah ! L’humanité n’est pas encore tout à fait pourrie mais gare ! –Quels démons que ces youpins : en voilà un, et un autre qui déjà pérorent et prêchent au milieu d’un groupe de soldats. Qu’est-ce qu’ils viennent les embêter avec des idées, des théories, des opinions qui procèdent par affirmations irréfutables ! Ne savent-ils pas les laisser vivre leur vie tranquilles, sans doctrines ni parti pris, simplement en goûtant le moment de calme et de repos présent à la fraîcheur de la mer ! Ils n’ont qu’à fermer les paupières et revivre avec joie maintenant leurs plus mauvais moments dans les sables brûlants. Que leur fait-on perdre leur temps en vaines discussions ! Pourquoi leur bourrer le crâne !
Un sergent voyage avec sa femme, indochinoise et trois mignonnes poupées japonaises de 3, 4, 5 ans ! La femme pleurniche, blessée dans son amour-propre et sa vanité de « civilisée » d’avoir à voyager dans un entrepont, fort potable, ma foi ! Elle délaisse les mioches qui se risquent tout seuls à descendre de roides escaliers.  Un long corps maigre dégingandé, flottant dans une tunique kaki s’approche, s’élance, je ne vois que le rayonnement clair de deux yeux bleus dans une brune face émaciée et un sourire, un sourire de Bonheur comme seul on peut en rêver, et encore ! Les gosses sont happés par de longs bras et disposés au bas des escaliers avec d’infinies précautions, comme s’ils étaient en porcelaine ! – J’ai les yeux brouillés de larmes ! Pour rien au monde je ne quitterai cette 4 è classe, cette classe de parias de la Société, engrenage bête, idiot, brutal, vil, qui veut tout façonner à son image ! Si un jour, je finis dans la légion, tu sauras pourquoi, ma fille, et si j’en reviens, j’en reviendrai avec de telles amitiés que rien ne saurait les payer !

Deux « visiteuses » viennent voir les parias : « vous en serez malade, ma chère, voilà l’effet que ça me fait » - en anglais estropié ! – C’est drôle de se promener dans cet univers en miniature avec ses castes bien déterminées et endiguées, sa multitude de races et de destins et comprendre tout ce qui se dit autour de soi ! – Je ne donnerai pas ma place pour un empire ! – Je ne pensais pas si bien dire en parlant d’un univers en miniature : il y a deux rabbins et un curé (ou jésuite) à bord, des blancs de toutes teintes, des jaunes, des noirs : ce sont les plus philosophes

Le soleil couchant sur une mer splendide. Un horizon de mauve et rose. Je lis mon Jack London qui soulève sans en avoir l’air des problèmes d’importance en parlant de la femme. Je pense à toi, ma fille, lâche mon livre et cours saisir mon bloc-notes – Tu prétendais hier, qu’étant ma femme tu comprendrais très bien que je te trompe ! Vraiment, bébé ? Tu oublies que je ne t’aurais épargné aucun détail, que je t’aurais tout raconté avec un luxe inouï de comparaisons qui t’auraient torturée car à ce moment malgré toi tu serais redevenue une simple femme (femelle devrais-je dire) et sans aller très loin…Qu’est-ce que tu n’as pas enduré hier soir à cause de mon attitude envers Alice ? Avoue-le si tu oses ! Allons, et pourtant, ma fille, je t’assure que cette matrone plantée sur ses deux boudins écartés était on ne peut plus loin de mon désir ! Ah ! Si tu me parlais de la petite de 12 ans qui faisait sa sieste cette après-midi à 2  mètres de moi et découvrait des cuisses… qui me firent lever en toute hâte et fuir, fuir, fuir effectivement en vitesse, instinctivement car je ne sais pas si j’aurais pu résister à les saisir, les caresser, les embrasser, les mordre, les étreindre !!!! Ça, c’était de la beauté pure, attrayante, irrésistible en elle-même, pour elle-même !

Le soleil est définitivement couché. La mer est devenue bleue, bleue, d’un bleu profond, sérieux, grave et serein comme l’infini, l’éternité : il engloutirait n’importe quoi et se refermerait par-dessus tout aussi bleu, de la manière la plus naturelle du monde. Ce bleu doit être la couleur de la fatalité.
Un accordéon nasille des airs nostalgiques. Tous ces grands gosses de soldats sont calmes, calmes. On sent leurs pensées absentes, au loin, bien loin. – Pourquoi les a-t-on déracinés de leur terroir natal où à cette même heure, après avoir rentré les foins, ils danseraient au son d’un même accordéon avec de belles filles solides, bien plantées aux fesses de jument sur lesquels retentiraient des claques sonores ! La campagne est si belle à présent. La vigne mûrit, le foin embaume l’air, les cris cris emplissent de leur crissement sympathique tout, sous la cloche bleue du firmament, des vers luisants brillent dans les talus en bordures des routes. Les chiens aboient auprès des maisons et se répondent de loin en loin… Voilà ce que j’ai vu hier soir par l’écran mouvant de la fenêtre du wagon qui roulait, qui filait comme s’il voulait tant me montrer tout l’univers depuis la lune couleur de feu d’abord coupée d’un nuage noir puis traçant une route brillante sur une Seine étale bordée de peupliers jusqu’aux images bucoliques de mes rêves.
La nuit est tombée. – Nous sommes parqués dans un tout petit côté du pont. Les gars ont tous plus ou moins bu. Ils dansent entre eux, valsent, tournoient avec beaucoup d’élégance, ma foi ! L’accordéon se déchaîne. Comme scène de ciné, c’est unique, et nature ! Un papa syrien danse avec sa fillette de 18 mois qui va de l’avant et promet, pardi ! – un « ancien », arabe vient convaincre deux jeunes « nouveaux » conscrits à se laisser pousser la moustache. La nuit est tout à fait tombée. Un scintillement unique d’étoiles et la voie lactée…Des étoiles filantes se succèdent sans arrêt. Dans un coin d’ombre se sont entassés  « ceux de la Légion », les durs à cuire, tannés par les intempéries, percés comme des écumoires au cours d’innombrables combats (8, 13 ans de service actif du Maroc jusqu’au Tonkin au service de la plus idiote « société » et «  civilisation » et restés sains, de corps et d’âme. Un chœur nostalgique s’élève. Ce sont de vieilles chansons populaires allemandes :
Ich hatt' einen Kameraden…
Röslein, Röslein auf der Heiden…
Trink, trink, Brüderlein trink…
que j’entonne avec eux le coeur gonflé d’émotion, de larmes, je voudrais pouvoir les étreindre tous, ces braves garçons, si purs, si simples, les embrasser et laisser libre cours à mes larmes…

Tout s’est tu. Seule s’élève la lancinante mélopée arabe d’un indigène. A l’aide de quelques cigarettes dont j’avais intentionnellement fait l’emplette, je lie relation avec deux braves autrichiens, bons garçons comme on n’en fait plus. Et je parviens à mon but, le viol de conscience. Ils me disent tout, leur passé, leur présent, leurs espoirs et leurs rêves, la nostalgie du pays natal qui les mine et qui les ronge…avec un bon rire enfantin, ils me content les mauvais moments passés et ils s’enquièrent de la Syrie et comment y sont reçus de bons garçons de soldats bien sages !

Sur le pont supérieur, les « intellectuels » parlent « organisations » et épatent des jeunes filles par leur science ! – Voir sauter le bateau ? Pourquoi ? Pauvres, pauvres gens que ces « intellectuels » !

La salle à manger des troisièmes du Mariette Pacha

Midi. Je rôtis dans mon tas de cordages. « On mange avec ses yeux » dit un proverbe arabe. Rien n’est plus vrai. C’est peut-être très bon, les fayots et autres ragoûts où nagent des détritus de viande, mais ça aurait dû être mieux présenté que dans des gamelles mal étamées ! Je donnerais bien 2000 livres pour voir Achille, Dahan et Metté à cette place que je ne cèderais pour rien au monde. –Mon voisin, un Abyssin né à Versailles, ne cesse de réclamer du vin à titre  « d’Européen » (on n’en donne pas aux arabes, etc.) Civilisation !- La mer est d’un bleu qui ne se raconte pas.  Je pense à toi, ma fille, le seul endroit ferme où ma pensée peut poser le pied si j’ose dire ! Toi seule qui comprendras tous ces lambeaux de mon âme que j’emballe dans ces feuillets de papier. C’est si bon d’avoir une fille !- Vois Metté souvent. Vous aurez l’occasion de parler de choses qui me sont chères et ce sera comme si j’étais encore un peu avec vous !

Quel dommage que je n’ai pas de Kodak ! Quelle photo à prendre : deux « corbeaux » secs, inhumains, interrogeant deux légionnaires candides et enfantins : les profiteurs d’une « société » édifiée par eux à leur profit et leurs victimes ! (nous avons, parait-il, un pèlerinage à bord donc des douzaines de corbeaux et leurs serviles suppôts, les bigots usuriers auxquels la Religion et ce pèlerinage ne font que donner l’occasion d’être absous des anciens crimes pour en commettre de nouveaux).

Prêtres devant le Mariette Pacha dans le port d'Alexandrie

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            As-tu vu Big House au ciné ? Imagine un vaste espace qui se perd dans la pénombre, symétriquement empli de triples cages à claire-voie emplies d’un sac d’herbe. C’est l’entrepont et les couchettes. Au milieu, une sorte de puits carré de 6 mètres de côté, bordé de barreaux de fer de 8 cm de diamètre apporte l’air et la lumière d’en haut, à travers un filet de cordes et descend jusqu’à un étage plus bas en enfer ! Des ombres de bagnards circulent sans cesse silencieux. Tenue classique de bagnards sauf les raies noires ? Crânes tondus, vêtements flottants, pantalons et blouses (pas d’uniforme, pas de boutons à l’allure martiale). Ce sont les légionnaires. – Il fait bon, frais, calme, en enfer. La brise du large entre par les hublots et la « cheminée », le puits du milieu, fait « tirage ».Des cris perçant d’enfants qui se poursuivent, des bouffées de musique, un lambeau de mélopée de loin en loin. Les bagnards ont un regard si doux. Un rire de bébé s’égrène en gazouillis et reprend…
Dieu qu’il fait bon en enfer…ou est-ce le Paradis ? Pourquoi pas ? Au fait, une mer splendide défile devant les hublots, le voyage va se terminer bien, tout le monde a l’air heureux !

Même décor dans le silence des respirations et le frottis de l’eau, au clair-obscur des veilleuses une plainte de bébé s’élève, si plaintive ! Elle dégénère en quinte de toux, étranglement…un bout de silence qui semble éternel, tellement long, long, angoissant, puis un long râle interminable, coupé de quinte de toux et de plaintes ! On sent l’enfant bouger, se débattre, chercher de l’air. Mille noms de maladies vous traversent l’esprit en un éclair, et à chaque râle, à chaque silence on se demande plein d’angoisse si ce n’est pas le  dernier ! On se raisonne, rien n’y fait ! On voudrait égoïstement voir cesser ce bruit, on cherche à s’excuser en se disant : il vaudrait mieux pour lui, pauvre petit, être mort que vivre la vie qui l’attend, mais on tremble que le râle ne cesse, on attend sans respirer qu’il reprenne ! Et il en est ainsi de longues heures durant. La nuit, le jour. La mère qui a trois autres moutards berce sans cesse le bébé dans ses bras. Comment ne tombe-t-elle pas de fatigue, la pauvre. Le père s’affaire, va, vient, aide, lave le linge, suspend, revient, berce le bébé, le calme, étouffe de temps en temps un mouvement de colère, de rage sourde plutôt, contre qui ? Contre quoi ? Lui-même ne s’en rend pas compte et il continue avec une patience d’ange. Il a dû s’adresser à 40 personnes et attendre au lendemain matin pour obtenir une boîte de lait condensé ! Ce qui est révoltant, c’est l’indifférence générale. Rien, personne ne bouge. Moi-même, je m’insulte, je rage, je me méprise mais je ne bouge pas. Que pourrais-je faire ? Je ne sais pas ! Mais je ne devrais pas me contenter de la simple excuse que j’ai peur de blesser ces braves gens en leur démontrant de la pitié. Saleté que je suis !

Le bonhomme a fini de suspendre le linge des petits. C’est si joli, tous ces vêtements miniatures ! Il se penche sur l’eau qui file en longues tranches transversales.  Un « corbeau » s’approche et de sa plus belle voix qu’il cherche à rendre pleine de bonhomie : « alors, ça va ? Le pays approche ! On est content ? » (Il le prenait pour syrien). L’autre le regarde sans répondre et aux autres questions en petit-nègre, il répond simplement : « espagnol ». – Le corbeau rengaine ses effets ratés et s’en va, les mains grassouillettes au dos, le bedon en avant, une belle croix de velours rouge et argent à l’emplacement où il aurait dû avoir un cœur, pendant que le père tâte déjà les nippes des petits pour voir si elles sont sèches : les enfants attendent peut-être au lit pour pouvoir les mettre !

Epilogue du cauchemar : au matin, ces messieurs-dames très pieux et très catholiques ont exprimé le désir de visiter le bateau. Vingt matelots se sont affairés, ont tout bousculé, nettoyé, mis de l’ordre, fermé plus tôt qu’à l’heure réglementaire les lavabos (tant pis pour les mamans devant laver le linge des petits !) Tout est prêt. Et la procession déléguée de l’Hypocrisie Humaine s’avance, trouve tout très bien, très propre, parfait…mais elle retourne bien vite à ses « premières » ! Saletés, va ! Et les petits youpins de céans qui rouspètent, trouvent que c’est cher et pas bon, et que ça sent mauvais (pauvres choux !) et patati et patata, pendant qu’ils enfilent du linge impeccable et se rasent pour faire bonne figure et se faufiler subrepticement en 2 ème, peut-être même dans les salons de 1ère qui sait ! Rejoindre les corbeaux et leurs ouailles et oublier le bétail, la chair à canons, les bêtes de somme, le matériel humain empilé pire que de la marchandise (qui elle au moins à une certaine valeur marchande !) dans un coin de sous-sol du « Palace-Flottant » qui se prépare à faire une entrée, tout reluisant, dans le port d’Alexandrie .Et que demain, ce brave homme de père, écœuré de voir souffrir les siens sans pouvoir les soulager, assomme à coups de hache ses 4 enfants et sa femme, ce seront tous ces dégoûtants, ces ignobles jouisseurs aussi éloignés de pouvoir le comprendre que s’ils étaient des vers de terre d’une autre planète, qui se réuniront en jury, juges, jurés, assesseurs, avocats et tout le fourbi pour juger un saint dont ils ne sauraient jamais apprécier la douce, patiente abnégation, et l’amour immense, infini !

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Je me mêle un peu aux groupes, je connais la Légion comme si j’y avais passé dix ans ; jusqu’au nom des capitaines, colonels, etc.

A table, un groupe de Syriens, un rustre mal léché fait de l’esprit la bouche pleine de soupe. Il en rit le premier de toutes ses dents cariées, du clignement de ses petits yeux malins, de toutes les touffes rétives de sa tignasse hirsute.    -Cabotin, vas ! Tout pour la galerie ! Sa galerie à lui, oui ! – et moi donc, moi qui me suis permis de juger, que suis-je ? Cabotin, moi aussi ! Tout ce que je dis, tout ce que je fais, tout ce que je pense, voudrais penser, écris : pour la galerie !- Ne t’y trompe pas, vas, petite ! Toi aussi, c’est la même chose et tous, et toutes, nous jouons pour les autres et nous-mêmes un rôle que nous avons plus ou moins choisi par tempérament et snobisme. Car dès qu’un singe s’est amusé à se regarder dans une glace (ou à jouir du reflet de son image dans une nappe d’eau) et à se faire des grimaces, le snobisme naquit et depuis lors tout n’est que comédie et nous ne sommes que des cabotins, tellement cabotins que nous préfèrerions crever d’un rôle plutôt que d’en convenir !

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Au Pirée, nous aurions dû joindre Alex, en 36 ou 48 heures, mais bast ! Un bateau venant d’Amérique apporte une cinquantaine de passagers pour Beyrouth et nous voilà filant à travers l’archipel grec en direction de la Syrie ! On verra plus tard pour Alexandrie !  Ma foi, le temps est superbe et la croisière s’annonce belle : autant en profiter de bon cœur d’autant plus qu’on a pas le choix ! – Que puis-je dire d’autre de la mer, des tons de bleu, de la mousse d’écume, des étincelles de phosphore dans l’eau et des couchers de soleil à l’arrière du bateau, des levers de lune sanglants, des traînées d’argent sur l’eau ! Et des îles, noires dans la nuit, entourées de cercles d’eau verte et turquoise le jour, des villages indigènes aux maisons multicolores éparpillées mais toutefois blotties peureusement les unes contre les autres. – Et dire que des passagers ne quittaient pas leurs cabines ou bien dansaient au salon le soir au lieu d’admirer la mer, la lune, les nuages, la brise, tout, tout ! Toute cette féerie de décors changeants en tons de pastel : aucune teinte n’est accusée, ne tranche, tout est estompé, l’ocre jaune et rouge des terrains, les gris des rocs et tous les tons de vert plus ou moins poussiéreux, vert artichaut, vert olive, vert cyprès.
On a donc embarqué une cinquantaine de Syriens d’Amérique et d’Américains d’origine syrienne. Quelle différence ? C’est que les premiers n’ont pas honte de s’avouer Syriens tandis que les autres disent à tout bout de champ : « Nous, Américains… ». On baragouine en anglais mitigé de syro- arménien, quelque chose de tout à fait épatant. On rit très fort en se tapant sur les cuisses à tour de bras et on bâfre et mastique à table la bouche ouverte : un vrai plaisir, quoi ! Voilà les monstres hybrides, produits du progrès et de la civilisation ! Autant ces types auraient été acceptables et pittoresquement agréables dans leur élément naturel en costumes de leurs pays, pieds nus, assis par terre, autant ils sont grotesquement ridicules engoncés dans leurs vêtements européens et leurs faux-cols. Le soir, ils chantent en syrien en claquant des mains. C’eut été charmant dans le cadre naturel, ici c’est odieux, et quand, grisés par la mélopée, ils se mettent à esquisser des pas de danse plus ou moins du ventre et que j’ai le malheur de les imaginer nus, ces quinquagénaires balourds et bedonnants, c’est tout juste si j’arrive à éviter le mal de mer ! Essaie donc de t’imaginer nues toutes les personnes d’importance de ta connaissance, surtout quand tu les vois se gonfler d’importance et plastronner, et tu constateras comme le respect fout le camp, tout le respect ! Comme quoi, quoiqu’on en dise, l’habit impressionne.

Dans le lot, quelques jeunes gens bêtes à faire pleurer et deux petites èves de 16-18 ans, 1m50, 45 kilos, de petits museaux de gazelles ou lapins, des yeux de mille et une nuits…et pas de cerveau, mais du tout, du tout, le vide archi-complet, pire qu’Aglaé, mille fois et ce n’est pas peu dire. De gentils petits animaux de plaisir connaissant leur destination qu’ils considèrent toute naturelle. L’une d’elles est pâmée d’amour devant un arméno-américain uniquement parce qu’il utilise des mots qu’elle ne comprend pas tel que : incestueux, éphémère, méphistophélique, mots qu’ils commentent à la demande généreusement à l’aide d’un petit dictionnaire de poche. Il prétend être insensible aux attaques continues d’ève, mais est-on jamais certain ? Et puis, il y a un fait incontestable, c’est que malgré tout, j’en suis jaloux et je me surprends à vouloir cette évette, cette simple cellule chargée d’électricité contraire, bêtement, idiotement,  tout en me rendant compte de mon idiotie. Heureusement que je n’ai pas le temps de tomber gravement malade par autosuggestion, et d’ici deux jours il n’y paraîtra plus. Mais non de non, quelle bouchée de roi !

Il y a aussi une autre idylle à bord. C’est sur le pont arrière à la faveur du remous de l’hélice dans le clair de lune, qu’une mince jeune fille blonde, française, « genre anglaise », s’est laissé émouvoir par un ingénieur français en vacances. Il devait aller en Palestine et Egypte et il interrompt son voyage ici à Beyrouth où elle descend, elle, après l’avoir salué en lui serrant la main des deux mains, les yeux dans les yeux et un « au revoir, Monsieur » doux, grave, empreint de tristesse, de regrets, de rêves inachevés…Va-t-il simplement consacrer les 5 jours d’autorisation de séjour ici, obtenus, à parachever sa conquête, qu’il sent prête à céder et s’enfuir ensuite lâchement, comme un homme (un mâle) ou bien est-il touché lui aussi ? Qui sait ? Que ne puis-je avertir la pauvrette, lui crier casse-cou, pendant qu’il en est encore temps, quitte à me faire enguirlander ensuite par elle, comme il m’advint déjà  une fois auparavant ! (Connais-tu cette histoire ?)

Il y a encore beaucoup d’autres choses sur ce bateau aux trois-quarts vide, résumé du monde, de sa science, progrès, morale et civilisation, monde en plus petit, où les classes sont mieux accusées encore que dans l’autre et où le bar des « premières » refuse de me vendre à prix d’or quoique ce soit, à moi, paria des « troisièmes » ! Il y a des fonctionnaires français mariés à des Syriennes qui rejoignent leur base en Syrie accompagnés de marmailles et pas très rassurés pour leur peau car ils règnent par la force et l’indigène n’est souvent pas commode, à armes égales et même inégales, il y a des rabbins juifs (Ô Aspasie !) dont l’un, dur d’oreille, répond « oui, il fait beau » quand on lui demande l’heure qu’il est. Il y a toutes espèces de purées plus ou moins résignées, il y a un aventurier parti à la conquête de beaucoup de choses de peu d’importance et qui juge ce « journal » plus important que le reste et il y a même , oui, pour parfaire complètement la ressemblance avec le monde un prétendu « artiste de music-hall » qui va rejoindre en Egypte (si jamais il y entre ! il n’a pu obtenir le visa et je me charge de lui mettre des bâtons dans les roues ) 3 colis (lire femmes) expédiés par le Champollion la veille de son départ, en vue de vente ou exploitation. Et voilà !
Ah oui, et puis il y a ma deuxième « touche », oui, ma chère ! Seulement, seulement cette fois-ci, c’est un homme ! Oui, un pauvre garçon de 25 ans, efféminé, poudré, soigné qui n’est pas responsable de son travers (et puis, est-ce un travers ?) qui veut que je couche dans sa cabine, qui se plaque à moi sur le pont dans le vent, qui ne cesse de s’extasier sur mes muscles qu’il palpe, qui, romantique, a besoin d’amour complet autant sentimental que passif,  il me fait des scènes de jalousie boudeuse si je le néglige pour d’autres compagnies, que ce n’est plus une existence !

 

Et voilà l’arrivée à Beyrouth. Après avoir longé Crête, Rhodes et Chypre (quelles belles îles, quelle belle mer, quel beau soleil) nous voici hors de vue de toute terre. La nuit est noire, noire, ou plutôt bleu très très foncé, mais on n’y voit pas à deux pas. La lune ne se lèvera que dans quelques heures et maintenant les étoiles ont la partie belle ! Les étincelles de phosphore fusent dans l’eau. Je suis à l’avant, assis sur la proue, jambes pendant hors bord et je scrute la nuit. Là-bas, tout là-bas, une espèce de vague clarté, comme la voie lactée mais bas, très bas sur la mer : c’est Beyrouth ! Plus tard, on distingue quelques lumières clignotantes : les phares, puis plus encore, puis toute une ligne : c’est la côte, puis encore des lumières sur la hauteur, des nids de lumières : c’est la montagne. La lune se lève derrière un gros nuage gris bordé d’orange, et c’est l’arrivée, la chaîne de l’ancre qui croule dans un fracas de jets de vapeur, le vaisseau qui glisse sur son erre silencieusement, l’eau qui clapote, la lune qui resplendit mettant partout des flaques et des traînées de métal fondu et la brise de terre qui apporte une vague senteur de jasmin, que sais-je ? Je suis ivre de tout ça. On ne débarque que demain matin. Allons nous coucher. Demain tout le monde s’en ira. Je resterai seul, seul, plus seul qu’avant. J’ai du vague à l’âme, c’est idiot.

Le Mariette Pacha dans le port de Beyrouth

On est debout depuis cinq heures du matin. Le paysage ne déçoit pas ! Cette ville aux maisons multicolores étagées dans des nids de verdure, entourée de villages similaires. La rade bleue, bleue, et la montagne, rochers et neiges sur lesquels flottent des nuages.- Le contrôle des passeports est effectué. Le bateau n’étant pas à quai, il est entouré d’une nuée de barques multicolores. – C’est le moment pathétique des adieux. Les visiteurs montent à bord recevoir leurs parents, leurs amis : ici, c’est un père, retour d’Amérique après 27 ans d’absence, ayant fait fortune et l’ayant reperdue. Il a laissé au pays sa femme âgée de 19 ans et son fils âgé de quelques mois. Le voilà, son fils, un grand gaillard de bédouin en costume national qui sanglote à gros hoquets au cou d’un monsieur bedonnant, moustache à la « Charlot », complet veston, chapeau feutre ! Il est pâle, pâle, le monsieur qui serre sur sa poitrine ce fils inconnu. La mère, elle, n’a pu venir : il avait laissé une enfant, elle doit avoir aujourd’hui 46 ans ! Une émotion intense étreint tous les assistants ; on a peine à avaler sa salive et Dieu sait si demain, ces deux hommes, père et fils qui étouffent d’émotion, ne se trouveront pas être deux étrangers, deux volontés contraires dressées l’une contre l’autre ! Avis aux romanciers à court de sujet. Après la Barrière Rouge, voilà autre chose ! Plus loin, c’est un vieux bonhomme qui rentre d’Amérique du Sud avec une jeune épouse espagnole et de la marmaille. Toute une autre famille éberluée est montée le recevoir et ce sont des visages ahuris qu’ils présentent les uns aux autres : « c’est ton frère, ta sœur » présente-t-il les gosses à de grandes personnes, « ta fille » présente-t-il sa jeune  femme habillée à l’européenne à sa première épouse engoncée dans ses voiles orientaux. On s’embrasse, égarés, abrutis, sans comprendre, mais quels drames se préparent ! Que sera l’existence de cette malheureuse de race et de coutumes différentes dans cette famille qui la considèrera comme l’intruse, « l’étrangère » ? Que n’a-t-elle eu le courage de faire comme Ketty   plutôt que de se vendre en bloc, contre la pitance assurée ! Et quand je pense que le père des évettes-gazelles était tout disposé à en céder l’ une  à un gros pacha poussif et m’entreprenait en vue de me coller l’autre (j’avais presque marché !) j’en ai le frisson ! Tout de même, je suis triste, triste, comme au départ de Marseille, je me sens seul, seul, seul. Il n’y a personne pour me recevoir, personne qui partagerait une émotion personnelle, égoïste, limitée et je partage à moi tout seul toute l’émotion ambiante, l’émotion de tous, tous, c’est trop, ça fait mal mais c’est bon !

Permis de visiter la ville à quelqu’un portant un nom allemand sur un passeport turc ? Jamais !
Et me voilà confiné à bord. Je ne connaîtrai pas encore de plus près la nature de tous ces arbres  . je ne me mêlerai pas pour cette fois à la vie tumultueuse qui grouille dans ce paradis de la nature.
Mais j’en profite pour écrire, écrire à mon « autre moi-même » qui est resté là-bas, dans la fourmilière, coincé dans l’engrenage d’une machine inhumaine qui l’astreint à une vie dénuée de sens…
Vas, petit, un peu de patience. Je ne perds pas de vue le Circuit dans toute cette phraséologie. J’arriverai à un résultat, et nous le referons, ce voyage et ensemble nous franchirons cette passerelle défendue (il faut prendre le visa en France) et pénètrerons dans ce paradis qui risque de devenir un enfer d’un moment à l’autre (contrebande d’armes !! c’est pourquoi on m’a refusé l’autorisation de descendre du bateau et pourquoi 3 bateaux de guerre français remplissent le tiers du petit port)
Demain le bateau va à Tripoli de Syrie et retourne à Beyrouth. Puis Haiffa et enfin Alexandrie, mercredi prochain 17  si Dieu veut. Amen.

Beyrouth 13. 5. 33 

            Drôle de voyage, drôle de  bateau, en vérité ! On vogue et l’on navigue, mers après mers, terres après terres, villes, villages, ports, phares, rocs, nuages, et on n’arrive jamais ! Toujours, l’itinéraire se déplace, la boucle grandit, la croisière se prolonge, et pour comble, impossible d’obtenir un visa de sortie dans ce damné pays (qu’il est beau, mon Dieu, qu’il est agréable ! Non pas parce que défendu seulement) et obligation de rester prisonnier à bord sur  un bateau vide. Rien de plus navrant que d’être à bord d’un navire immobile et vide ! – surtout après ces derniers jours où une compagnie autant multiple que diverse s’offrait à mon choix. – Mais reprenons les choses à leur début :


            Je t’ai posté ma lettre à Athènes mais elle ne relatait rien encore de la ville de Socrate. C’est à dessein d’ailleurs que j’emploie cette périphrase car c’est au 24 de cette rue (Socrate) que loge ma première « touche ». Et oui !  Il faut croire que l’air marin me donne bonne mine (je suis méconnaissable, gros et gras, brun brique, débordant de santé  et de vitalité et d’un calme, d’un équilibre intérieur inimaginable) car j’ai fait deux « touches » déjà, naturellement celles qui ne m’intéressaient pas, l’ironie du sort s’étant bien gardée de combler mes vœux ! Les affaires terminées et nanti de soixante mots de grec ainsi que de paquets de drachmes (7 dr. = frs 1.-) nous nous lançâmes à l’assaut de la ville à la tombée de la nuit. Rues assez bonnes sauf chantiers perpétuels, trous de 1 m cube en plein trottoir et fondrières à la file indienne (excellent terrain pour la vente de ressorts de voitures et d’autos !), café genre Alexandrie débordant par-dessus les trottoirs jusque sur la chaussée, chaises en bois courbé cannées et tables métalliques de jardin, et tout d’un bon marché inouï ! Restaurant : nous mangeons tout le menu pour 100 drachmes, pourboire royal compris (frs 14.- !!!) et en route vers les bas-fonds ! –Nous tournons, nous tournons, rien, rien, toujours rien puis nous remarquons le manège de deux gosses de 19 ans cherchant à entraîner les passants vers des délices déjà bien usés depuis la première pomme qui resta malencontreusement dans le gosier d’Adam. Vingt pas, la rue à traverser et nous nous mettons à la portée du « tir ». Je fus prestement agrippé par le bras et en route vers Cythère (qui entre parenthèse n’est qu’un rocher aride au milieu d’une mer bleue) – En soixante mots de grec, 30 de français, autant d’anglais, 18 d’italien et quelques autres (même du russe !) j’appris l’histoire de cette malheureuse qui n’ambitionnait que 25 drachmes (frs 3.50 !!) pour être la plus humble et plus soumise esclave du premier tyran venu ! Abandonnée par son « fiancé » dès qu’il avait obtenu ce qu’il voulait, elle faisait vivre sa mère depuis 3 mois par ce moyen sans que personne ne s’en doute. Elle « travaillait »  environ 2 heures par jour, se contentant de faire 75 drachmes (frs 10.- !!) Elle vivait une petite vie régulière dont elle n’attend rien, rien, ne se doutant même pas qu’elle finira à l’hôpital d’ici 3 ou 5 ans (elle ressent des pointes douloureuses au ventre – salpingite ? très probablement) sous la perpétuelle menace d’être prise par la police (cartes !) et exploitée éhontément par la « logeuse » à laquelle elle redoit la moitié de sa recette pour une pièce sans fenêtre meublée d’un lit ! Pauvre petite Ketty ! Avec ça, un petit caractère indépendant, critique, pas bête et enthousiaste…voilà où l’a menée son enthousiasme, cette belle chose qu’est l’enthousiasme sans lequel au fond la vie ne vaut pas la peine d’être vécue !!
           
            Voilà ce que j’appris au bout de 2 heures de la plus chaste des visites, étendu sur un lit criant de clinquants cuivre et nickel, sous un châle or et des photos de cinéma, dans une pièce nue, nue comme la petite Ketty qui me contait son histoire, blottie dans le creux de mon épaule. –Elle voulut savoir si j’étais marié, si je l’aimais un peu, si je pouvais lui accorder de l’estime malgré son état, si je restais à Athènes, si j’allais revenir, et à Benoît qui proposait de nous marier et qui lui expliquait à l’aide de deux doigts que je serais « cornard », elle répondit : « pourquoi ? Pourquoi le tromperais-je ayant un homme que j’aime et de quoi manger et m’habiller ? ». Elle pleura un peu parce que j’avais l’air de la négliger (et ma foi, il fallait être héroïque pour pouvoir le faire !) puis nous allâmes déguster des glaces aux environs après avoir goûté à la plus pure des joies : celle de voir s’allumer dans les yeux de Ketty et Marilen des étincelles de bonheur ineffable pendant qu’elles se partageaient tout un paquet de drachmes, une fortune pour elle, la libération de servitude pour deux jours au moins, et qui pour moi représentait rien moins que rien comme possibilité matérielle, payé au centuple par le peu de joie que je créais. Benoît en avait les larmes aux yeux ! – Elles voulaient nous retenir plus longtemps, mais notre devoir nous commandait de plonger dans les bas-fonds. Nous les quittâmes, tournâmes dans mille rues foisonnantes de « trotteuses » mais ne vîmes rien de plus.- Au revoir, Athènes, à bientôt ! Ketty m’a fait écrire son adresse par le cafetier d’en face pour que je lui envoie des cartes : je collectionne des billets de drachmes que je lui enverrai d’Alexandrie. Pauvre Ketty ! Et combien d’autres, douces, aimantes, bonnes petites filles, sont broyées ainsi sans égards ! Pauvres petits oiseaux aux ailes brisées ! Ils auraient pu voler si haut, si haut, égayer par leur chant et leurs couleurs, créer le printemps même en hiver, rien que par leur présence, et ils sont obligés de ramper dans une boue qui n’était pas faite pour eux, les aériens ! – Et si après ça tu oses encore jamais prendre parti pour l’homme contre la femme, je te renie, ma fille !

Beyrouth, je suis seul sur le pont. Autour de moi, on décharge d’autres bateaux : un chargement  de moutons. La grue à vapeur élève une grappe de pauvres bêtes, ficelées chacune par une patte de devant et les décharge dans un chaland. Pas un son, pas un bêlement. On dirait que les malheureux  animaux savent bien  qu’aucun cri ne saurait toucher la pitié des hommes et ils se laissent faire, abrutis, résignés ! N’y a-t-il pas de quoi devenir végétarien ! Ou du moins révolutionnaire anti-science et anti-progrès ! ?

 

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©Catherine SOUBZMAIGNE /Philippe RAMONA 2010