Voyage à bord du COLOMBO de la Compagnie Nationale de navigation, de Marseille à Haiphong en octobre 1899
 

Lettres de Jean Gaudron, breton de Redon à ses parents.

 

Du 1er octobre au 9 novembre 1899, Jean Gaudron voyage à bord du Colombo pour rejoindre son affectation au Yunnan. Le Colombo n'appartient pas encore aux Messageries Maritimes, mais il est déjà utilisé pour le transport des troupes entre la Métropole et l'Indochine. Les lettres ont été conservées par Madeleine Lamotte-Gaudron, et transmises par Maurice, puis Robert Sauget en sept. 1984, fils de Rachel Gaudron), copie des manuscrits confiée par Jacqueline RENAUD (petite-nièce de Jean) à Patrick RENAUD-ARDUEN, son fils, en 2010.

1ère lettre
A bord du Colombo, Port Saïd le 7 8bre [octobre] 1899

                                                                                    Chers Parents,

Ayant appris par les cancans du bord que nous devions faire relâche à Port-Saïd pour le charbon, j’en profite pour vous faire un résumé de mon journal de bord, car tous les jours je prend des notes sur les péripéties du voyage, cela m’occupe et fait que je trouve le temps moins long.

Dimanche, je me suis donc embarqué à bord du Colombo, ainsi que je vous l’ai déjà appris- j’ai été casé en 1ère classe, mais figurez vous que le Colombo n’est pas ce que vous pouvez en penser, un navire comme ceux que nous avons visités à St Nazaire : rien de commun. Tout y est simple et propre – sans luxe - ni salon, ni fumoir, ni salle de bains, ni toutes ces choses que l’on peut qualifier de confortables. Les 1ères classes ressemblent à peu près aux 2ndes transatlantiques.
Je suis donc dans une cabine à 4 couchettes avec 3 de mes collègues. Les couchettes sont superposées par groupes de deux, j’occupe le N° 37, je couche au 1er étage, comme dans les wagons à lits de nos Compagnies.
Le Colombo mesure 120 m de longueur, est actionné par une machine verticale de 2000 chevaux, de 75 kilogrammes, et peut fournir une vitesse moyenne de 11 nœuds.
La nourriture du bord est bonne, petit-déjeuner à 7 h. ½, café au lait, déjeuner à 10 h ¼. Menu vin blanc, vin rouge. Hors-d’œuvre : entrée, et 2 plats, café… Pour le dîner, nous avons du Saint-Emilion à la place du vin blanc, 4 plats et café. Voici le menu du dîner d’hier soir :
Potage à la julienne – Poisson : mulet – Veau aux champignons – bifteck aux pommes, dinde rôtie, salade, fromage, raisin, pêches, pommes et café – demain nous aurons au dessert une bombe glacée- Comme vous le voyez, nous sommes bien sustentés ! Par ailleurs, il n’y a que le raffinement qui manque.
Nous avons à bord 1200 hommes d’infanterie de marine, de légion étrangère et 240 officiers qui font partie de la relève au Tonkin


Photo du Colombo aux couleurs de la compagnie Nationale de Navigation, avant 1904

Nous avons levé les ancres vers 12 hres, et de là sommes allés à Toulon, compléter notre chargement de soldats, nous étions arrivés à 4 h. après midi et nous sommes repartis vers 7 h, en route pour Port-Saïd, couché à 9 h ½.

Lundi. Il fait une chaleur étouffante dans ces cabines, aussi étais-je debout à 4 h ½. Je fais une toilette sommaire et monte sur le pont respirer. La mer est un peu agitée. La Corse apparaît au loin sur bâbord enveloppée de brouillard, à tribord : la Sardaigne. Vers 2 h. après midi rencontre des îles Sanguinaires, passage dangereux – 3 h – nous enfilons le détroit de Bonifacio – La mer a grossi, tout le monde commence à se plaindre, malgré cela, je mange de bon appétit, mais rien n’y fait, il faut que moi aussi, je paye mon tribut à la mer – je m’exécute donc de bonne grâce couché à 10 h ½.

Mardi 3  8 h 44 – levé à 6 h ½ La nuit a été bonne, je ne ressens plus le mal de mer – je monte sur le pont, la mer est comme un miroir, pas une ride, aucune terre en vue – Dans la matinée, 5 à 6 marsouins viennent jouer dans les eaux du navire. Vers 11 h ½ nous commençons à apercevoir les îles Lipari et la Sicile, un peu plus tard c’est l’Italie. Ce n’est que vers 4 h. après-midi que nous traverserons les îles qui comprennent le Stromboli, volcan en activité que nous laissons à bâbord, Salina et  -  -  - à tribord.
A 7 h ½ nous passons le détroit de Messine.  Il est nuit nous n’apercevons donc que les lumières des 2 villes de Messine (Sicile) et Reggio (Italie) qui nous paraissent importantes à en juger par le développement de la côte éclairée. La mer est toujours calme – sieste sur le pont jusqu’à minuit.

Mercredi : levé 7 h. la mer est toujours calme. Toute la journée nous ne voyons que ciel et eau. Dans la soirée une hirondelle vient se poser à bord – Quelques navires passent au large. J’apprends qu’un des chauffeurs du bord est mort dans la nuit dernière et a succombé paraît-il à de la phtisie – Il sera lancé à la mer cette nuit.
Pour occuper la monotonie du bord, nous lisons, nous jouons aux cartes, aux dominos etc… entre passagers civils. Nous sommes 35 à 40 dont 10 collègues.
Hier soir nous avions un concert de piano et de mandoline, on a dansé.
Ce soir je m’endors sur le pont jusqu’à 11 h ½, puis vais me coucher.

Jeudi : levé à 5 h ½ mer toujours calme, aucune terre en vue. A midi nous apercevons à bâbord les îles de Candie {= la Crète}, Gavdos, Poula etc.., mais seulement dans le lointain. Candie paraît très montagneux –
A midi je prends copie du point. Nous sommes à 34°47 de latitude nord et à 21°30 de longitude est. Le chemin parcouru pendant les dernières 24 heures a été de 272 milles soit 20 km 500 à l’heure. La soirée est très gaie, nous avons concert musique et chansons jusqu’à 9 h ½.

Vendredi : Sitôt levé, je vais prendre un bain, cela fait du bien, puis me fais raser par un perruquier à l’intérieur du navire, car je ne veux pas essayer de le faire moi-même surtout dans le bateau, qui oscille toujours un peu malgré la mer calme. -  - Un oiseau étrange, gris, gros comme un merle est venu ce matin se poser sur les bastingages, cela signale l’approche de terre, et en effet à midi nous nous trouvions par . . .  de latitude Nord et à      . . . de longitude est après avoir parcouru 275 milles dans les dernières 24 h.

2ème lettre

Il est plus que probable que demain matin nous serons à Port-Saïd, et comme nous y resterons 5 ou 6 heures pour faire du charbon, je vais arrêter là mon journal et je vous enverrai la suite de Djibouti, puis de Singapoor, Saigon, Haiphong et enfin Hanoï. Je vous embrasse tous deux de tout cœur ainsi que mes frères, beaux-frères et sœur, et vous prie d’écrire pour moi à Jules et à Georges – avant que je ne puisse le faire moi-même – car j’attends de vous l’adresse de ces derniers.
Vous pouvez m’écrire à Hanoï poste restante quoique je ne sache pas si je passerai par là, en tous cas, je verrai à la faire prendre.
Si vous voyez L. Jouin souhaitez-lui le bonjour de ma part et qu’il le transmette à tous les amis. Dites moi aussi dans une de vos prochaines lettres la somme exacte que je vous dois.

            Je vous embrasse encore, votre fils qui vous aime.

                                                                                    Jean Gaudron

Si le bateau continue à marcher de la sorte, nous serons à Saigon à la fin du mois et vers le 15 nov. à Hanoï.


Les paquebots amarrés au quai de Port said, vers 1900

3ème lettre
 Djibouti, le 13  oct. 99

                                                Chers Parents,

Après une bonne traversée de Port-Saïd, quoique un peu chaude (35°) à l’ombre, nous sommes arrivés ce matin à Djibouti, malheureusement par suite d’une fausse manœuvre le navire s’est échoué sur un banc de sable à 2 km de la côte, toute la matinée s’est passée en manœuvres impuissantes (actuellement midi, nous attendons la marée de ce soir pour essayer de nous tirer de ce mauvais pas. Aucune inquiétude à avoir, nous sommes débarqués – la ville est sauvage, 1200 h., pays de nègres, quelques européens seulement. J’ai toujours bon appétit, je me porte bien ; bonne santé à toute la famille, ainsi qu’aux familles Guilloury et De….( ?) -           
Nous avons eu 2 relâches en Mer Rouge, d’une heure chacune, pour avaries de machines, sans importance. Vous écrirai de Colombo.

                                    Votre fils qui vous aime toujours.

                                                                                                                        Jean Gaudron

4ème lettre
Hôtel de France, Djibouti  ce 14 Obre 99


                                                Chers Parents,


La rade de Djibouti
Un courrier pr la France venant d’arriver j’en profite pour vous donner compléments de renseignements sur notre situation.
D’abord, nous devions partir hier soir à 4 heures, mais force a été de rester là le port de Djibouti n’ayant pas de remorqueur assez puissant - , Comptant sur le navire  arrivé ce matin pour nous tirer de ce mauvais pas, le commandant de bord a fait annoncer le départ pr aujourd’hui, midi, si l’opération ne réussit pas nous en aurons pour une huitaine de jours à Djibouti car il faudra débarquer une partie des marchandises sur de petits chalands pour alléger le navire. Ce ne sera pas précisément agréable, car le pays quoique curieux, n’est pas folichon, une journée ou 2 de séjour suffisent.
La plus grande partie des européens de Djibouti se composent de Grecs causant très mal le français.
Les races indigènes sont : les Somalis, les Bengalis, etc… et des Arabes
ils sont presque tous nus, un simple morceau d’étoffe couvre les reins.
hier j’ai visité, avec plusieurs collègues, un village somalis situé à 1 km de Djibouti dans les sables. Figurez-vous un amoncellement de balles de chiffons ayant tout au plus 1m 10 de hauteur, les indigènes y entre à 4 pattes
Ils ont les traits assez réguliers, leur industrie consiste en nattes, objets sculptés. A bientôt la suite des renseignements, le courrier va partir.       

Votre fils qui vous aime.
Bonne santé à tous
                                                                                                                                    Jean Gaudron

 

5ème lettre
Ile de Ceylan, Colombo, 23. 8bre [octobre] 99

                                                Chers parents,

Ainsi que vous le voyez je suis arrivé sain et sauf à Colombo. L’île de Ceylan est un vrai paradis terrestre et offre un contraste frappant avec le pays désolé de Port-Saïd & Djibouti. Ici ce n’est que verdure – palmier, cocotier, bananier, baobab, oiseaux-mouches etc., des pièces d’eau peuplées de poissons de toutes couleurs sur lesquelles s’ébattent des nuées de canards, et autres oiseaux aquatiques, donnent la vie à ce paysage. On ne peut rien rêver de plus joli.
La ville est anglaise et de toute beauté, ici plus de paillotes, [mais] de grands bâtiments peints en rouge, de grandes voies publiques recouvertes de sable rouge, tramways électriques, chemins de fer etc., actuellement je vous écris dans un café où un jongleur fait des tours et danses des serpents. L’ensemble du pays forme un véritable éden.
Cependant je ne suis pas encore assez enthousiasmé pour que cela me fasse oublier mes principaux devoirs. Ainsi cette lettre devant arriver à Redon vers le milieu de novembre j’en profite pour envoyer à maman, à l’occasion de sa fête, mes vœux les plus sincères de santé et de bonheur et me joindre ainsi de cœur à mes petits frères et petites sœurs que j’embrasse bien tendrement. A Eugénie j’envoie en plus un autre baiser pour sa fête, et souhaite à tout le monde une santé aussi bonne que la mienne.


Les rues de Colombo

                                                            Votre fils qui vous aime beaucoup et vous embrasse.

                                                                                                                                    Jean Gaudron

6ème lettre
Hanoï, 12  9bre [novembre] 99

                                                Chers parents, 

                        Le courrier de France devant partir le 17 prochain, je m’empresse de vous donner de mes nouvelles depuis l’escale de Colombo, c’est-à-dire depuis le 27 dernier, ce que je n’ai pu faire plus tôt comme vous le verrez par la suite.
                        De Colombo à Singapour la traversée s’est effectuée sans incidents dignes d’être rapportés : mer continuellement calme, quelques pluies diluviennes et une température très supportable bien que nous voguions près de l’Equateur. Nous sommes passés devant Singapore sans nous y arrêter, le pays dans cet endroit est des plus charmants. Le détroit de Malaca est émaillé de petites îles verdoyantes et d’une grande quantité de jonques et vapeurs qui vont ou reviennent des riches îles de la Sonde.
Les côtes sont recouvertes d’une végétation équatoriale, tout n’est que verdure, pas le plus petit espace à découvert. Nous avons quitté ce pays enchanteur pour entrer dans la mer de Chine à destination de Saïgon, où nous sommes arrivés le 31 à 3 h après-midi. Sitôt débarqué je me suis empressé d’aller à la direction des Travaux Publics pour savoir ce que je devais faire ; naturellement on n’avait encore reçu du ministère aucun renseignement à notre sujet ; il a fallu retourner le lendemain et le jour suivant, à la fin nous avons pu, mes collègues et moi, voir M. Guillemotot, Directeur, qui nous a donné notre destination, six ont été envoyés en Annam et les 8 autres dont je fais partie doivent composer une mission destinée à l’étude d’une ligne de chemin de fer dans le Yunnan province sud de la Chine, entre Lao-Ray et Mont-se (Je vous donnerai à la fin quelques renseignements sur le pays où nous devons opérer) sachez cependant que pour y aller il faut passer par Haï-phong Hanoï et le fleuve Rouge.



La chaloupe Tigre, des Messageries Fluviales, qui assure la ligne entre Haiphong et Hanoi
Devant continuer le voyage, on m’a donné à Saïgon un nouveau billet pour embarquer sur le Haïphong (navire annexe des Messageries maritimes qui fait le trajet entre Saïgon et Haï-phong) malheureusement il n’y avait plus de place à bord, il a donc fallu que je fasse encore des démarches pour avoir une place ailleurs, après bien des allées et venues on a fini par rembarquer sur notre vieux Colombo, qui continuait jusqu’à Haï-phong. Parti le 3. Novembre de Saïgon nous sommes arrivés le 7  9bre à Haï-phong après une traversée mauvaise – la mousson d’hiver soufflait très fort de sorte que le bateau roulait et tanguait terriblement, je me suis bien comporté et n’ai pas perdu mon appétit pour si peu. A Haï-phong je suis encore allé voir les autorités qui m’ont donné un billet de passage sur le Tigre à destination de Hanoï, c’est un bateau à vapeur très bien aménagé dirigé entièrement par des annamites et des Chinois, la cuisine est excellente, on ne vous y sert, à chaque repas, pas moins de 10 plats, vins et café, glace, etc.
Embarqués le 7  9bre au soir à 5 heures nous arrivions à Hanoï le lendemain à midi.

Là j’ai appris que  nous ne partirions que le 18 ct. pour le Yunnan afin de nous permettre de faire nos approvisionnements, pour mon compte c’est une dépense de 200 F. – J’ai reçu environ mille francs dont deux mois d’avance. Pendant tout notre séjour au Yunnan nous toucherons en plus de notre traitement une indemnité de route de 10 F.00 par jour (c’est-à-dire au moins jusqu’en juin prochain, car à cette époque nous devons rentrer à Hanoï). Tous les frais de transport sont payés : chevaux, jonques, vapeur, coolies, etc. Les harnachements, logement, pharmacie, campement, popote, literie, sont aussi payés : c’est-à-dire tout, excepté vivres et habillement. En attendant le départ je suis descendu à l’hôtel de la Paix à raison de 7 F. 10 par jour. Dans 4 jours j’aurai un boy annamite qui fera là-bas ma cuisine et mes courses. Je le paye 8 piastres par mois ou 2 F. 50 x 8  = 20 F
 
 

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©Patrick ARDUEN/Philippe RAMONA 2011