Voyage de Saigon à Haiphong, à bord du CACHAR du 20 au 24 avril 1906
 

Journal de Charles Rémond, magistrat de la IIIème République

Charles Rémond, magistrat de la IIIème République fit une grande partie de sa carrière Outre-mer (Algérie, Nouvelle Calédonie, Guadeloupe, Indochine). Il laissa de nombreux écrits, lettres ou journaux, recueillis par sa famille, grâce à qui nous pouvons aujourd'hui publier ces récits de voyage.

Arrivé à saigon fin janvier 1906 à bord du Salazie, il doit rejoindre son poste définitif à Hanoï. Pour celà, il embarque le 20 avvril 1906 à bord du Cachar, qui assure la ligne stationnaire entre Saigon et Haiphong. Il terminera ensuite son voyage vers Hanoï par train.

                    


Embarquement à bord du Cachar à Saigon

Vendredi 20 avril, j'embarque sur le "Cachar" à 4 heures de l'après-midi. J'ai insisté pour que mes collègues s'abstiennent de me reconduire à pareille heure, la plus dangereuse par sa réverbération. M'accompagnent tout de même le juge Normand, bourguignon de Pommard, Joyeux et Dupeyrou, mon ancien Secrétaire principal à Nouméa, retrouvé ici par hasard employé aux Travaux Publics. Souhaits, poignées de mains.
 Le paquebot profite en ce moment de la marée descendante pour se diriger vers le Cap Saint-Jacques. Je revois en sens inverse la belle rivière de Saïgon, le majestueux fleuve Donaï. La Cathédrale, le plateau boisé font leurs étranges tours de valse en s'éloignant peu à peu jusqu'au bout de l'horizon. Dans la soirée, nous contournons les trois collines. Le phare reste visible très longtemps.

Le lendemain, nous atteignons le Cap Padaran par le N-E. Instantanément, une brise moins chaude balaye le pont. Ce n'est déjà plus l'étouffante Cochinchine. Arrêts successifs aux ports de Phan-Rang et de Nha-Trang. Puis le Cap Varella, point le plus avancé dans l'Est de toute l'Indochine. C'est ensuite le port de Qui-Nhon. Les escales s'échelonnent de façon qu'on en a à peu près une par jour. Le 3ème jour, ou arrive à Tourane, puis le 4ème à Haïphong.

 

J'ai de nombreux compagnons de voyage. Le plus intéressant, le mieux renseigné sur l'Annam dont nous suivons les côtes, c'est un certain M. Duclos, ancien élève de l'Ecole coloniale, attaché au service de l'Agriculture en Indochine. Comme moi, il se rend à Hanoï.

Nous nous tenons à 20 ou 25 kilomètres de la côte, parfois moins. La côte est partout très montagneuse. Les hauts sommets plongent leurs contreforts dans la Mer de Chine, la tête couverte de nuages lourds et de buée opaque. La chaîne est couverte de broussailles et de forêts clairsemées. Les habitants de ces régions, me dit mon compagnon, sont encore à demi sauvages, non pas annamites, mais descendants des peuples primitifs plus anciens, malais probablement, que les envahisseurs annamites ont refoulés.
Les cerfs, les perdrix, les paons abondent. Pour achever la nomenclature, M. Duclos me mène dans la cabine du Commandant, devant une grande carte sous cadre vitré. La ligne côtière y est seule gravée, ce qui est naturel puisque cette carte ne sert qu'à des navigateurs ; l'intérieur des terres ne les intéresse pas. Nous voici donc en face d'une superbe carte marine timbrée du ministère de la Marine, datée de 1838. Or, toute cette partie du continent asiatique qui s'étend du Cap Saint-Jacques au Golfe du Tonkin est désignée en grosses lettres sous cette rubrique : "Région tigreuse". Tigreuse, c'est une trouvaille. Encore aujourd'hui, paraît-il, le tigre y règne en maître et n'est pas près de nous y céder le pas. Depuis 1838, ces terribles fauves n'ont probablement pas beaucoup diminué en nombre.

 


Le Cao-Bang peu de temps avant le naufrage

A 200 kilomètres de Qui-Nhon, et 150 avant Tourane, nous passons devant l'île de Culao-Ray où gît une superbe épave, celle du paquebot Cao-Bang des Messageries Maritimes. Il est incliné sur tribord et semble à flot, navigant avec roulis. Il y a peu de temps qu'il fit naufrage à cet endroit. L'un de nos collègues était à bord. Tous ses bagages furent perdus. Un procès s'en suivit que le magistrat perdit : risque de mer, la Compagnie ne lui devait rien.


Tous ces parages sont fort dangereux pour la navigation. Les côtes d'Annam étaient très redoutées jusqu'à ces dernières années. Il n'en est plus de même maintenant. Les forts courants, les rochers à fleur d'eau causeront moins de désastres grâce aux six ou sept phares construits sous le Gouvernement de Doumer, d'une portée de 20 à 30 milles. Leur lumière éclaire cette route fréquentée par toutes les marines du monde et qui le sera de plus en plus. C'est ainsi que dans la reconnaissance des marins, la France et Doumer se trouvent réunis. Œuvre méritoire faite très vite, très bien et sans bruit. Nos petits ports ont bon aspect.

 

Quant à Tourane, où nous sommes le lundi 23 avril, c'est une vraie ville. Malais, Chinois, Hindous, Annamites, Européens s'y coudoient et trafiquent. Mais, comme négociant, marchand, le Chinois les surpasse tous en patience, habileté, sobriété et, il faut l'avouer, en probité commerciale. Un Chinois dans la boutique ne trompe pas l'acheteur : - Ca bon ! dit-il… ça un petit peu cher, mais ça tout à fait bon!…ça camelote, pas bon, pas cher!" et c'est vrai neuf fois sur dix.
Je retrouve, à Tourane, Loquet-Duquesne, ancien commis greffier à Nouméa, greffier-notaire ici. Il est venu à bord m'offrir ses services et me faire visiter la ville. Il voudrait m'emmener aux grottes de marbre, mais le bateau ne reste pas assez longtemps en rade.

Tourane est intéressant, car c'est le point le plus anciennement occupé par les Français. Des tombes du XVII ème siècle en font foi. À la gare, on peut prendre le train pour la capitale de l'Empire d'Annam, la curieuse Hué. Je voudrais bien y aller, mais…je ne suis pas libre. Voilà un des plus grands désagréments qu'apportent avec elles les charges de l'Etat. Je suis en route pour Hanoï tout droit, comme un colis et non un touriste. Les touristes ne connaissent pas leur bonheur. Il est vrai que sans l'Etat, je n'aurais vraisemblablement jamais découvert tous ces pays…




Le stationnaire Manche dans la rade de Tourane


Le Cachar à quai à Haiphong.

Mardi 24 avril 1906. Nous sommes à Haïphong, sorti de terre très vite et très bien en quelques années. Quand les Français le veulent, ils sont tout aussi colonisateurs que d'autres peuples tant vantés ! J'ai l'heureuse surprise d'être cueilli à bord par le Procureur de la République M. Carlotti, un Corse débrouillard. Il me trimballe partout dans sa voiture, une confortable Victoria. Nous visitons ainsi toute la ville et ses belles rues frappant neuves naturellement, avec une statue de Jules Ferry bien en place, puisque c'est à lui que nous devons le Tonkin.


À l'Hôtel du Commerce, monumental, couché dans un lit muni d'une bonne couverture. Quel délice de se sentir sous une couverture de laine, dans une chambre fraîche (22° seulement à minuit au lieu de 35 à Saïgon) .

 

Charles Rémond bientôt rejoint par sa famille restera à Hanoi jusqu'à octobre 1909, date à laquelle il partira en Métropole pour un congé de six mois.

 

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©René Rémond /Philippe RAMONA 2014